[ Salut, petit papa ]
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[ Salut, petit papa ]

Le 26 Déc 1995
Article publié pour le numéro
Kantor-Couverture du Numéro 50 d'Alternatives ThéâtralesKantor-Couverture du Numéro 50 d'Alternatives Théâtrales
50
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LE THÉÂTRE ser­vait la représen­ta­tion bour­geoise du monde ; à tra­vers ses excès mêmes, il ne lais­sait voir qu’une repro­duc­tion réal­iste, col­orée de psy­cholo­gie et de ratio­nal­ité, il se voulait défenseur du texte dont on fai­sait dépen­dre tous les autres élé­ments scéniques ; il se refu­sait d’être un art à part entière, avec ses lois formelles dis­tinctes de celles de l’imitation du réel.

Je me sen­tais com­plète­ment per­du dans ce con­texte. J’avais vingt ans, je ne pos­sé­dais aucune arme pour me défendre de mon dégoût (et l’analyser), ou con­stru­ire un pos­si­ble tra­jet.

La lec­ture du théâtre et des théories de Witkiewicz créa une pre­mière ouver­ture. Oui, le texte pou­vait devenir l’in­stru­ment d’un délire irra­tionnel.… Mais, par-delà l’o­rig­i­nal­ité de ses pièces et la rup­ture des con­ven­tions qui s’y affirme, une per­spec­tive m’é­tait beau­coup plus impor­tante : son désir de con­cevoir le théâtre comme un ensem­ble de matéri­aux dont la réu­nion se fai­sait suiv­ant des règles aléa­toires qui lais­saient aux élé­ments scéniques la pos­si­bil­ité d’af­fron­ter leurs logiques. Pour la pre­mière fois, j’en­tendais par­ler du théâtre comme d’un art où s’élaborait, comme le souhait­erait plus tard Kan­tor, « une néces­sité formelle supérieure » .*

Jeune met­teur en scène sans expéri­ence, je demeu­rais cepen­dant désori­en­té et j’au­rais arrêté, je crois, si je n’avais décou­vert LA CLASSE MORTE, WIELOPOLE-WIELOPOLE, et surtout les man­i­festes de Kan­tor. Il repre­nait nom­bre d’idées witka­ci­ennes, mais celles-ci étaient cette fois mis­es à l’épreuve de la scène, tout venait de la scène. Et j’é­tais d’ac­cord sur tout : la néga­tion de la psy­cholo­gie, de l’il­lu­sion réal­iste, du théâtre comme sous-sec­tion de la lit­téra­ture, le rejet du pathos et de l’expressivité des comé­di­ens, la volon­té de faire de la scène « le champ d’une action autonome ». J’ad­hérais à tout : enfin, quelqu’un se dis­ait ouverte­ment con­tre, con­tre les notions d’in­ter­pré­ta­tion et de représen­ta­tion notam­ment, et trans­fig­u­rait sa révolte en créant des spec­ta­cles boulever­sants.

Out­re l’imprégnation méta­physique de ces œuvres, leur drô­lerie et leur trag­ique, ce qui me touchait peut-être le plus, c’é­tait la « drama­ti­sa­tion » très con­crète de l’im­pos­si­bil­ité d’u­tilis­er la psy­cholo­gie pour croire au texte que l’on dit, à la sit­u­a­tion que l’on joue : le comé­di­en appar­tient d’abord à la réal­ité de la salle, ensuite il par­ticipe à la com­po­si­tion des formes et des actions. Il n’interprète pas un rôle, il ne joue d’autre per­son­nage que le sien, pris dans un tour­bil­lon men­tal ; il essaie d’être à la hau­teur de la sit­u­a­tion, il ne l’est jamais, et ce sont ses efforts pour y par­venir qui ouvrent l’espace théâ­tral. Ce décalage, cette idée, c’é­tait une lumière pour moi, elle m’a comme libéré. Je ne savais pas com­ment m’en servir, mais je tenais enfin quelque chose.

Mais ensuite ?

Lorsque l’on ren­con­tre un auteur chez qui on voit exprimé d’une par­faite manière ce que l’on porte en soi, et que tout est là, qu’il a for­mulé à notre inten­tion presque ce que nous croyions nous être si per­son­nel, alors, il n’y a pas trente-six alter­na­tives : on a Le choix entre s’ar­rêter (à nou­veau) ou bien s’en­gager dans une voie où l’in­flu­ence est patente, où l’on cherche mal­adroite­ment et naïve­ment à repro­duire ce qui fut admirable.

Si l’une et l’autre solu­tion ne sont d’au­cun avenir, on ne sait pas encore à quel point on aura à faire l’ex­péri­ence de toutes les mal­adress­es avant de sen­tir une justesse, quelque chose de sin­guli­er et qui ne vient vrai­ment que de soi.

Mais on ne réflé­chit pas trop, finale­ment, on est poussé par une dynamique venue on ne sait d’où ni pourquoi. On se lance, on tra­vaille, on suit des pistes incer­taines… On s’éloigne sans le vouloir du maître. On l’oublie. On ne va plus voir ses spec­ta­cles (on en a beau­coup vu déjà…). On décou­vre soudain, à la faveur de quelle lucid­ité imprévue, qu’il fal­lait rée/lement se libér­er du père pour le retrou­ver dans sa grandeur et pour se trou­ver soi. Et l’on recon­naît que la chose la plus fon­da­men­tale, la plus essen­tielle qu’il nous a trans­mise, c’é­tait un déclic, un choc, un instant fon­da­teur, quelque chose qui dis­ait : « Ne les écoute pas. Doute de tout. Regarde la mort en face. Va à l’os ». Il nous a poussés vers nous-mêmes sans que nous le sachions : le plus bel acte de générosité qui puisse être. 

*Witkiewicz avec Kan­tor, comme Artaud avec le Liv­ing, trou­veraient ain­si, à quelques généra­tions de dis­tance, plus qu’une fil­i­a­tion : une com­préhen­sion pro­fonde de leurs idées et des « tech­ni­ciens » capa­bles de les appli­quer et de les porter plus loin.

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    Écrit par Patrick Bonté
    Patrick Bon­té a écrit pour la radio, le ciné­ma et le théâtre et réal­isé de nom­breuses mis­es en...Plus d'info
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