Le 21 février 1996, ont été réunis, à Charleroi, les chorégraphes dont des spectacles ont été coproduits par le Centre Chorégraphique de la Communauté française de Belgique, depuis 1991. Le but était de confronter les chorégraphes-partenaires de Charleroi/Danses au thème de la 3° Biennale internationale de Charleroi : « Vitesse et mémoire ». La table ronde était animée par Danièle Rivière, fondatrice et directrice des Editions Dis Voir.
DANIÈLE RIVIÈRE : La thématique de la Biennale internationale de Charleroi/Danses est, cette année, « Vitesse et mémoire ». Comment ces deux termes interviennent-ils dans le processus de création de vos spectacles ? Comment pourriez-vous définir la gestuelle que vous utilisez par rapport aux notions de mémoire et de vitesse ? Enfin, quel rapport entretenez-vous, en tant que chorégraphes, à la mémoire — mémoire personnelle, mémoire de la danse — et à la vitesse ?

Michèle Anne De Mey : Je parlerai avant tout de ligne de temps, de ligne de vie. Tout, dans mon travail, a un rapport avec cette ligne de temps ou de vie : où elle commence et où elle finit ; c’est cela le grand point d’interrogation. Je parlerai donc plutôt d’une évolution, comme dans le trajet d’une vie, où l’on recherche les mémoires de son corps, de son vécu, la mémoire de choses indéfinissables que je n’ai pas forcément envie d’exprimer par le langage parlé. Par exemple, j’ai envie de poser le micro et j’ai envie de… (Michèle Anne pose le micro, se frappe le front du plat de la main droite, pose sa main sur ses lèvres, puis enroule ses mains l’une autour de l’autre dans un geste dirigé vers l’avant pour finalement les écarter dans un geste d’offrande. Une chorégraphie improvisée des mains.) C’est une improvisation, mais j’ai l’impression que c’est comme ça que je peux toucher les autres et me faire comprendre : ce sont mes moyens à moi. Dans mon travail, j’improvise, puis je prends des décisions et je code, en essayant de savoir où je vais dans le cadre d’un projet et de sa propre nécessité, en me référant à certaines influences. Mais aussi en tenant compte de mon désir, de mon plaisir et surtout d’un partage avec l’équipe avec laquelle je travaille, les interprètes, les scénographes, un partage avec l’espace, avec un publie déterminé. Et surtout, j’essaie de ne pas trop parler et de passer la majeure partie du temps à faire une recherche sur le mouvement parce que c’est notre moyen à nous, chorégraphes, de toucher les autres.
José Besprosvany : Pendant longtemps, je me suis acharné à penser à ce que je faisais, à lire beaucoup de livres et à avoir des théories très précises sur chaque chose que je montrais sur la scène. Maintenant, j’essaie de réfléchir beaucoup moins et de plus travailler sur l’intuition, donc il m’est difficile de répondre à une question théorique. Si je suis chorégraphe, c’est avant tout parce que cela a un sens dans ma vie, et peut-être aussi, c’est le seul vrai moyen que j’ai pour communiquer avec les autres. Quand par exemple mon père me dit : « Tu es Juif » ou bien mon passeport me dit : « Tu es Mexicain », cela n’a aucun sens pour moi. Par contre, quand je dis « Je suis chorégraphe », c’est tout à fait le contraire. Un jour, en donnant un stage, j’ai demandé aux gens qui y participaient de créer un rythme avec leur corps ou leur voix et de le jouer tous en même temps. Cela créait un univers confus où chacun se sentait seul, sans les autres. Ensuite, j’ai demandé à tout le monde de conserver son matériel initial, mais de le jouer dans un rythme que j’avais établi. La « mémoire » et la « vitesse » de chacun se ralliait à la mienne et à celle des autres. Cette expérience nous montre la différence entre la vie de tous les jours et le moment privilégié où les gens se réunissent pour un événement important : la fête primitive ou le spectacle. Quand je fabrique des spectacles, je confronte ma mémoire et ma vitesse personnelle à celle du public, en essayant de le toucher dans ce que nous avons de semblable ou de partageable.
Danièle Rivière : Cette nécessité de présence et de partage avec un public, cela renvoie au fait que la danse, le théâtre mettent en valeur l’éphémère, notion qui dans notre culture a toujours été jugée négative.
Michèle Anne De Mey : Oui, comme toute représentation, la danse est éphémère. La question est de savoir si on accepte cela ou non. Ces dernières années, avec le cinéma, puis la vidéo, il y a une tendance à vouloir marquer absolument son passage dans le temps, à vouloir codifier les traces qu’on laisse. Mais cette tendance peut aller à contre-courant de cette générosité, cette impulsivité primitives qui caractérisent la danse dans ce qu’elle implique de notions de partage et de rituel.

J’ai eu une discussion à ce propos, il y a peu de temps, avec les danseurs avec lesquels je travaille et ils me disaient : « Ton spectacle, dans 50 ans, on pourra le refaire, il y a des systèmes de notations chorégraphiques qui existent…» Moi, je répondais : « Non, non, tu ne le referas pas, tu referas une trace, tu retrouveras un code, tu referas exister quelque chose qui appartiendra au moment même où tu le referas, à cet éphémère-là, mais tu ne referas pas la même chose. » Il y a cette volonté actuelle de tout baliser, tout enregistrer. Est-ce que cela correspond à une crise de la production ? La question pour nous, chorégraphes, est de savoir quel acte, quel mouvement éphémère nous proposons maintenant, et dont la mémoire du spectateur est la garantie, ce qui ne veut pas dire que nous ne nous soucions pas des traces que nous pourrions laisser. Si je devais comparer le chorégraphe à un peintre, le peintre est face à sa toile et peu importe le temps où sa toile sera vue F3. 15 ou partagée ; le moment où la toile existe pour lui, c’est le moment où il la fait. Sa toile existera dans le temps d’une manière toute différente de celle de la chorégraphie. La chorégraphie et le spectacle vivant se situent dans un moment précis du temps, un temps de représentation et de partage ; ils n’existent qu’en fonction d’un espace choisi, du rassemblement d’un publie, d’un contexte de fête. Et dans tout groupe, il y a toujours un individu qui monte sur une scène, qui se met au centre du cercle pour être vu par les autres, pour stimuler la réflexion par rapport à un fait de société. Nos spectacles s’inscrivent dans ce rapport à l’éphémère, à la fête. Ce n’est finalement qu’après que se posent les questions.
Danièle Rivière : Eh bien, posons par exemple la question du rôle de la mémoire dans le processus de création d’un spectacle. Et quand je dis mémoire, je ne pense pas seulement à la mémoire subjective, personnelle, mais aussi à la mémoire, comment dire, culturelle, dont notre gestuelle porte les marques.
Enzo Pezzella : Pour nous, artistes étrangers, la mémoire est très importante. Pour moi, le chorégraphe, et plus généralement l’artiste, est un témoin. Il accumule la mémoire et l’histoire et c’est en théâtralisant cette mémoire ou cette histoire qu’il la restitue au public. En tant qu’artiste étranger vivant dans un pays d’accueil, si je travaille sur un geste de mon pays d’origine, un geste qui est peut-être en train de se perdre, je le renouvelle pour le donner à regarder à des spectateurs d’une culture différente.
Je me réfère aussi beaucoup dans mes chorégraphies aux gestes de la ville parce que la ville est le lieu par excellence où se joue le rapport entre l’oubli et la mémoire. Je considère l’oubli comme un défaut de communication. La mémoire tisse sur ce défaut… La mémoire est comme une toile, comme la toile d’un peintre. On peut déchirer la toile du peintre, ou la mémoire : on l’a fait dans les années 60, on aboutit alors à l’oubli, au trou noir. Mais l’artiste, en tant que témoin, ne fait rien d’autre que tisser cette toile de la mémoire, en théâtralisant un geste par exemple, en le mettant en espace dans une boîte noire pour le spectateur qui regarde.
Quand on théâtralise, on ritualise. Ritualiser, c’est par exemple répéter quinze fois un mouvement, un enchaînement pour qu’il entre dans une mémoire. C’est une manière de faire exister le mouvement, l’enchaînement, de le rendre visible, alors qu’à l’état isolé, il aurait échappé à la perception. Cette ritualisation a à voir avec la technique et cette technique de ritualisation nous permet de nous mettre à distance par rapport au mouvement ou à l’enchaînement que nous proposons. Une mise à distance qui est aussi une garantie de liberté.
Olga de Soto : Avec À DESTIEMPO, mon dernier spectacle, j’ai abordé le thème de la mémoire, en matérialisant sur une scène, à partir d’une gestuelle, mais aussi en ayant recours aux interventions parlées et à l’écriture, ce processus d’altération de la mémoire qui survient avec le temps. D’une part, le fait que nous réinterprétons notre passé, donc notre mémoire en fonction d’une situation présente ; d’autre part, le fait qu’il arrive un moment où il y a des interactions entre les mémoires des individus et que les sources des souvenirs finissent par se confondre. Mon spectacle part d’une situation où chaque souvenir est associé à un protagoniste et à une action exécutée, pour aboutir à une situation extrêmement chaotique où les souvenirs des trois protagonistes finissent par se mêler, par être évoqués simultanément, et par être dissociés des actions auxquels ils correspondaient initialement.
Gilles Monnart : Pour parler d’un autre aspect de la mémoire, un musicien un jour me demandait : « Comment faites-vous pour vous souvenir de tous ces trucs que vous faites sur scène ? Comment faites-vous, c’est incroyable ». En fait je ne Le sais pas moi-même, mais quand j’entends ces mots, mémoire du corps, c’est ça que je comprends en fait : pouvoir répéter des mouvements, sans y penser.
Michèle Noiret : Comment nous retenons les gestes ? Dans mon expérience avec le compositeur Karlheinz Stockhausen, je me suis trouvée face à la difficulté de mémoriser des polyphonies de mouvements extrêmement complexes. Le corps était divisé en trois parties, avec pour chacune d’elles, trois ou quatre indications précises : rythmes, hauteur du son correspondant à la hauteur du geste, ouverture et intensité du geste et accents.
Une fois la première, la deuxième et la troisième partie apprises séparément, il m’était impossible de les danser simultanément. Si je me concentrais sur l’une, je n’arrivais pas à penser les deux autres. Je me trouvais devant un réel problème de mémoire. Comment se souvenir de trois chorégraphies extrêmement précises et détaillées, totalement différentes tant par leur rythme, le mouvement que la direction ?


Petit à petit, à force de répétitions extraordinaires — en effet, pour un solo de neuf minutes, il m’a fallu trois années avant d’arriver à exécuter environ deux tiers de ce qui figurait sur la partition — le corps a développé « une mémoire particulière ». J’avais l’impression qu’une multitude d’antennes, de fils captaient automatiquement les partitions des trois instruments, et que mon rôle actif était de rester le plus possible à l’écoute de toutes ces informations et de guider mon corps pour qu’il les traduise.
C’est la seule expérience où j’ai eu le sentiment d’être dans la musique, non pas avec la musique, ni dessus, ni contre, ni encore en décalage avec elle ; et en même temps, mes mouvements produisaient la musique que les musiciens autour de moi, sur scène, jouaient.

Danièle Rivière : Quand je parlais tout à l’heure de mémoire culturelle, je pensais aussi aux matériaux gestuels que nombre d’entre vous puisez non seulement dans l’histoire de la danse maïs aussi dans la danse populaire ou les gestes de chacun d’entre nous, de la publicité, de la mode, etc. Finalement, je pose à chacun d’entre vous la question du langage gestuel. Comment le construisez-vous ?
Michèle Anne De Mey : S’il faut parler des points d’appui de mon travail, je dois dire que ces points d’appui sont moins dans les divers éléments que j’utilise, que dans les connexions qui s’établissent entre ces éléments. Je fonctionne à partir de chaînes d’éléments et de rebondissements de ces éléments. Très souvent la musique, la notion de rythme, est un point de départ qui fait directement écho à une notion d’espace, à une notion de danse populaire… et ce sont ces résonances entre des apports différents qui créent le spectacle ou la recherche, plus qu’un élément précis. Je suis une chorégraphe qui utilise très peu les symboles, je n’adhère pas beaucoup aux symboles, mais plus aux suggestions, à ce qui est entre les choses, à ce qu’il y a entre deux mouvements, entre deux énergies, à ce qu’il y a entre… Je ne suis pas une chorégraphe à vocabulaire écrit et précis, je ne donne pas de cours etil n’y a pas d’écriture codée Michèle Anne De Mey. Et s’il faut parler des racines populaires, elles sont vieilles comme le monde. Par exemple, pour PULCINELLA, je suis partie de la tradition même du cercle, puisque toute la danse a commencé par le cercle. Dans ce cas-là, j’utilise le cercle fermé qui finit par s’ouvrir.
Michèle Noiret : Pour chaque spectacle, j’aime rechercher un langage particulier au sujet que j’aborde. Pour TOLLUND, je cherchais quelque chose d’extrêmement précis, puisque je parlais d’un homme mort il y a deux mille ans, sacrifié aux dieux de l’époque. La gestuelle, le mouvement, l’état que je recherchais devaient être particuliers à ce spectacle.
Bien sûr, d’un spectacle à l’autre, il y a des traces qui restent, une gestuelle du corps qui se façonne, mais, petit à petit, on doit continuer à évoluer, à s’enrichir au risque de raconter toujours la même chose avec son corps.
Pour TOLLUND, donc, la question était comment exprimer la mort. Pour AVNA, c’était la plongée dans un monde intérieur, avec un travail sur l’ambiguïté, la fragilité, le double, la complicité de deux êtres, mais aucune « histoire ». Pour L’ESPACE OBLIQUE, l’inspiration était poétique, picturale, etc.
À chaque fois il y a de nouvelles recherches qui se font suivant le thème qui est abordé, et qui conditionnent la gestuelle, l’écriture et le rythme, toute l’atmosphère du spectacle. Le compositeur, le plasticien, les artistes avec qui je travaille influencent aussi mon écriture chorégraphique.
Nadine Ganase : Mes chorégraphies sont rattachées à l’expression des sentiments. Et la forme de la chorégraphie est subordonnée aux sentiments, aux émotions que je veux exprimer. J’ai fait un spectacle qui s’appelle TROUBLE AND DESIRE. Il y a dans ce spectacle une pièce chorégraphique sur une composition de Bartok. Je voulais y exprimer un mouvement de peur et de panique, donc j’ai travaillé la forme à partir de cette idée-là, de ce sentiment-là. Pour moi, à la base, il y a la mémoire d’une émotion ou d’un sentiment, le geste vient après. Et les émotions viennent d’une histoire ; dans mes spectacles, je raconte des histoires.
Pour un autre spectacle, FALLING, je suis partie de ce qui nous influence dans la vie quotidienne : les médias, les actualités, l’image. C’était ma réflexion de départ. Quand j’ai commencé à travailler ce spectacle, c’était le début de la guerre en ex- Yougoslavie et j’ai choisi de parler des hommes qui partent à la guerre, ceci raconté par cinq femmes. Avec ce spectacle, nous avons fait notre propre journal parlé, et l’on pouvait entendre de la poésie, ou de courtes histoires, tout ce qu’on n’entend pas habituellement dans les médias.
Bien sûr, quand je réalise un spectacle, je suis sujette à de nombreuses influences : des influences de chorégraphes, de plasticiens, de philosophes. Je ne travaille pas à partir d’une idée ; je travaille à partir d’une histoire que je choisis d’aborder. Et il arrive que dans la recherche de matériel textuel, je croise des philosophes. Pour FALLING par exemple, j’ai croisé une phrase de Michel Serres qui m’a fait me poser beaucoup de questions et que j’ai trouvée intéressante. Michel Serres dit : « Le temps est plié, chiffonné, jamais linéaire ». Cette phrase m’a influencée dans les mises en scène de FALLING et TROUBLE AND DESIRE : j’y ai conçu plusieurs actions simultanément, parce que je crois que la vie est comme ça : il n’y a pas une action après l’autre, il y a des actions qui existent simultanément et qui ont des valeurs différentes. Ce sont ces relations entre les actions simultanées qui m’intéressent, le « entre », et j’invite le spectateur à choisir où poser son regard ou son écoute, parce qu’il y a de la musique, du texte, du corps, du mouvement, de l’action. Je l’invite à voyager.
Brigitte Kaquet : D’abord, je dois dire que je ne suis pas chorégraphe, je suis dramaturge, je suis ici parce que j’ai fait un spectacle de théâtre-danse et j’ai travaillé avec une chorégraphe qui a assuré la « mise en mouvement » du spectacle.
La première question qui se pose à moi c’est : pourquoi choisir tel thème ? Mon dernier spectacle parlait de Diogène : un philosophe grec cynique du IV : siècle avant Jésus Christ. Ma question était : comment relire Diogène dans une vision du monde actuelle ?
Toute la difficulté du théâtre-danse vu du point de vue de celui qui part du théâtre et non de la danse, c’est de savoir comment rompre la linéarité tout en consolidant le sens. Si l’on reprend l’histoire du théâtre, dans les années 60, Le Living, les happenings, Grotowski, etc. ont rompu avec la linéarité du récit. Et nous, gens de théâtre, que faisons nous de cela aujourd’hui ? Revenons nous à des histoires linéaires — ce qui est le cas la plupart du temps — ou bien réussissons-nous à opérer une rupture du récit ? Et dans ce dernier cas, comment faire pour que la représentation ne soit pas fragmentée, explosée, et pour qu’il y ait une unité d’espace et de temps ? Le langage parlé est forcément linéaire dans son écoulement. Quand on ajoute de la musique, on peut créer des vitesses parallèles, mais il faut être attentif à ne pas brouiller le sens. La question qui me préoccupe actuellement est de savoir comment passer de cette chose rigide qu’est la linéarité de l’histoire à cette autre vision plus éclatée sans que le sens soit brouillé, fragmenté. Dans le contexte du monde actuel qui est particulièrement chaotique, j’avais vraiment envie de donner une autre vision. Et en ce qui concerne la vision du corps que je veux donner, j’accorde une importance extrême au métissage. Dans DIOGCÈNE, les sept acteursdanseurs étaient presque tous d’origine et de couleur de peau différentes, et je sentais qu’à côté de toute la partie écrite, que j’avais raisonnée au niveau du contenu, qui était la relecture du philosophe Diogène, un autre sens a surgi vraiment de lui-même, simplement de la couleur de peau des acteurs qui étaient sur la scène. Et ça, finalement, c’était devenu la chose la plus importante, parce que ça donnait vraiment une vision du monde actuel.
Danièle Rivière : Mauro Paccagnella, la référence dans votre travail porte plus sur le music-hall que sur le théâtre. Votre espace de présentation, je l’ai plus associé à une scène de music-hall…
Mauro Paccagnella : Oui, il y a des références au music-hall dans nos spectacles. Je trouve que c’est une forme de communication directe. Il y a un plaisir, une forme comique qu’on aime dans le music-hall. Mais nos inspirations sont multiples : ça peut être la danse afro aussi bien que la danse de music-hall.
En fait, l’objectif est de créer une bande dessinée tridimensionnelle. Nous ne sommes pas des puristes de la danse. Nous sommes les seuls ici à utiliser en permanence des images dans notre travail. Nous ne savons plus si nous faisons partie de l’image ou si l’image fait partie de nous. Nous pensons plutôt en termes de graphisme, un graphisme dont nous serions les instruments. Nos créations sont à comparer à un voyage à partir d’un espace vide, au départ, une feuille blanche, et notre voyage consiste à créer l’espace, à remplir la feuille blanche.
Nous travaillons avec un graphiste. Nos spectacles correspondent à la fusion de trois mondes différents qui s’annulent pour créer quelque chose de nouveau, une nouvelle forme. C’est comme si nos mémoires s’annulaient pour être mises à la disposition d’un spectacle.
On a parlé de vitesse, mais pas de la vitesse de création. Nous travaillons vite, pour des raisons économiques principalement, et cette vitesse de création a certainement une influence sur le résultat final de nos spectacles, sur leur rythme. Je voudrais parler de la création comme d’un trip, un voyage que l’on vit à fond pendant trois mois et qui focalise toutes nos énergies. L’acte créatif, pour moi, correspond quelque part à une perte.
Patrick Bonté : Pour revenir aux deux premiers termes du débat, je crois qu’on a tous, d’une manière ou d’une autre (du moins c’est notre cas), un rapport négatif à la vitesse et plutôt dynamique à la mémoire. Face à l’accélération constante qui nous dépossède de nous-mêmes, au rythme qui nous est imposé par les médias, mais aussi face à la façon dont on innerve ce rythme, dont on le régurgite dans notre vie quotidienne sans s’en rendre compte, on a au fond deux attitudes : d’une part, être les témoins de ce rythme et laisser passer dans nos spectacles une sorte d’emballement, en démonirer l’absurde en quelque sorte, montrer que ce rythme est vide, qu’il travaille sur des défis qui sont vidés de leur sens et de leur substance. Il y aurait ainsi une voie qui serait une espèce de renvoi en miroir de la vitesse imposée ;et d’autre part, une autre voie consisterait au contraire à résister à cela, affirmer qu’il y a d’autres chemins qui sont peut-être plus essentiels, qui disent une chose plus importante de nous-mêmes. Peut-être y a‑t-il ici une sorte de désoccultation à faire vis-à-vis de soi, pour se rendre le plus libre possible.
Dans les spectacles que Nicole et moi réalisons ensemble, on est au fond souvent parti, on se l’est avoué progressivement, d’états que l’on dit de « mort », comme si nous avions dépassé, ou pas atteint, un rapport d’évidence à l’existence et qu’on devait se souvenir, en étant sur scène, de ce qui nous avait composés « avant », et comme si nous faisions jouer cela dans un rapport très concret entre les personnes.

Il y a ce désir de faire parler le « mort » en soi, de faire parler son autre qui est peut-être plus intime (et aussi plus vrai) que celui qu’on laisse s’exprimer dans le contact quotidien, 
de faire parler une sorte de personne parallèle, et il y a aussi ce constat que mettre en scène ce bloc de mort qui est en nous, faire parler la mémoire d’une « vie antérieure » est peut-être plus signifiant quant à la vie essentielle qu’une expression psychologique ou un codage gestuel préétabli. Certainement, cet état de « mort » nous permet de vivre les choses en dehors du temps réel, dans un temps où on se souvient de situations qu’on a déjà vécues et qu’il s’agit de retrouver. Tout un pan du travail consiste à essayer de retrouver ce qui nous compose à travers cette forme d’absence qui est paradoxalement très présente. La résistance que nos spectacles opposent à un rythme rapide, à une fragmentation inévitable, nous pouvons l’analyser, mais au fond elle apparaît de manière très naturelle, non réfléchie. 

Mais il y a l’envie, c’est évident, de résister à l’accélération du monde, le désir qu’on a depuis le départ d’introduire — et je pense qu’on le fait tous, d’une manière ou d’une autre — d’introduire la complexité dans le mouvement, de se dire que le corps peut être divisé en deux rythmes inégaux qui prennent en charge des motivations et contradictions que nous aurions dans l’existence même. Dans SIMULATION, le bas du corps était dans le rythme du new beat, une danse rythmique constante, et le haut du corps au contraire disait plus l’intimité, disait des choses qui étaient propres à la personne et qui contredisaient ce rythme répétitif, maniaque, du bas. Mais nous vivons aussi dans le rythme du bas. Il s’agissait donc de laisser parler les deux et de montrer le combat, la contradiction qu’il pouvait y avoir à l’intérieur même du mouvement.

Dans nos travaux, l’image tient aussi un grand rôle, dans la mesure où la narration du spectacle passe par la prise en compte de l’image, c’est-à-dire que l’image raconte autant les choses que le mouvement. Le rythme du danseur ou de l’acteur se façonne au rythme de l’image qui impose des ruptures, des accélérations, des immobilités, une lenteur parfois, des redémarrages abrupts, à la manière dont, à l’intérieur d’un tableau, se déploie toute la palette des rythmes, des couleurs, de la composition.
Bien sûr, la mémoire est notre tissu fantasmatique fondamental, c’est d’elle qu’on part toujours. C’est en elle que se constitue l’imaginaire, c’est en elle que repose notre culture. Nous vivons une époque où il est extrêmement important d’en tenir compte pour résister au temps réel, à tout ce qu’on vit dans l’immédiat et qui interdit la distance, qui interdit de prendre du recul de l’analyse. Nous voulons montrer un rythme qui n’est pas celui qu’on nous impose, défendre notre rythme propre et affirmer qu’il est important de lutter contre la dictature du temps réel.
Dans les deux films que nous avons faits, une chose nous a frappés a posteriori, c’est l’importance du plan-séquence qui s’est révélé comme une pierre angulaire de la manière de raconter l’histoire. Pourquoi la caméra se refusait-elle à certains découpages, champ, contre-champ, action-réaction ? Je pense que c’était une manière involontaire de dire que nous refusons Le temps rapide, la fragmentation. Il est certain qu’il n’y a qu’une manière de l’éviter : en structurant très fort, en donnant à voir l’unité de l’œuvre à travers l’unité de l’écriture, l’unité de la structure du langage. Le plan-séquence est peut-être aussi venu du fait que nous étions incapables de renoncer à la frontalité des spectacles. Mais sans doute aussi y avait-il un désir de ne pas découper l’action, de laisser le monde entrer dans l’image, sortir de l’image sans qu’il y ait une volonté de fragmentation de notre part, sans qu’il y ait une intrusion rythmique qui nous ferait dévier de notre propos.
Nadine Ganase : Pour moi, le temps est posé par l’histoire que je vais raconter, car chaque histoire a son temps. Dans FALLING, j’ai procédé par le zapping ou le switch pour créer une rapidité, un vertige, ce sentiment de perte, que je ressens quand je suis bombardée par les médias, noyée par les informations. Dans TROUBLE AND DESIRE, il s’agit d’un autre temps. TROUBLE AND DESIRE est une histoire d’attente dans un hall d’aéroport. J’ai donc étiré le temps pour cependant le condenser à certains moments, notamment dans la chorégraphie sur la musique de Bartok, où il s’agissait d’exprimer une onde de peur et de panique qui se propage dans l’espace.
Thierry Smits : Je dois m’en aller donc je vais très vite égrener quelques idées par rapport à ce qui a été dit. Par rapport à la vitesse, je pense au vieillissement et pour la danse, le terme vieillissement est très adéquat parce que quand on voit les choses qui ont été faites, par exemple il y a à peine dix ans, quand on voit les images de spectacles de ce temps-là, j’ai toujours l’impression que ça a très, très vite vieilli. Extrêmement vite.
Par rapport à la gestion du temps, je pense que ces dernières années, dans ce qu’on a appelé la danse contemporaine, la lenteur était à la mode… Pour moi la lenteur est souvent synonyme d’ennui et donc je m’oppose à cette lenteur. Je pense que la division du temps en secondes est plus intéressante.
La notion de métissage que Brigitte Kaquet a employée est très importante : selon moi, c’est la seule notion qui reflète la modernité actuelle. Au niveau des codes, je voulais dire que j’adore les codes qui ont été utilisés et qui seront encore toujours utilisés dans les cabarets, dans les arts populaires. Je préfère sublimer le quotidien plutôt que le représenter sur scène.
Enfin, par rapport à la verticalité, je crois que c’est un problème technique, je crois que c’est plus facile de se traîner par terre que de rester sur deux jambes. Au revoir!!!
Nicole Mossoux : Pour en revenir au corps multiple, aux différentes strates du temps que vit simultanément l’interprète, il me semble que celles-ci procurent bizarrement un grand sentiment d’unité. Si par exemple le bas du corps est dans un rythme rapide, le haut bougeant plus lentement, et les mains de façon saccadée, toutes ces temporalités ont besoin, pour coexister, d’être centralisées : c’est comme si un centre tenait des fils au bout desquels évoluent des cerfs-volants pris dans des courants de vents différents.
En reprenant une scène du CRANACH, scène difficile à placer dans le temps de la musique, on s’est rendu compte que c’est l’étirement de l’action qui lui donnait force, et non l’action elle-même. Cette scène montre un personnage, « l’Ange à l’épée » qui tente de décapiter « Sainte Tête ». Le doute, l’hésitation de l’Ange, à peine suggérés, pas démontrés donc, s’exprimant par des sortes de vides, de suspensions, créent un étirement anormal du temps, coupent le cours de l’action, et nous laissent pressentir ce qui se passe derrière, « dans la tête » de l’Ange. C’est dans ces gouffres, ces perturbations du temps que la scène à la fois s’éveille et trouve sa profondeur.
Patrick Bonté : Pour reparler de cette lenteur des spectacles qui agace certains : si on accède à l’unité de l’œuvre, c’est que fond et forme ne se dissocient plus. À partir du moment où une forme éblouissante masque un manque d’idées, on n’évite pas la vulgarité ou l’ennui. L’ennui ne résulte-t-il pas aussi du fait que le créateur ne se met pas en question lui-même à l’intérieur de sa propre forme ? S’il accepte la lenteur comme un code convenu qu’il utilise du début à La fin, en effet, il n’y a pas de questionnement et de contradictions internes.

Quant à la vitesse et à la perte et la dispersion qu’elle nous fait éprouver, quant au ralenti et au cliché auquel il peut correspondre, la dynamique qui serait la plus intéressante serait de créer des ruptures par rapport à la vitesse comme à la lenteur, des discontinuités de timing, de tempo, de créer des béances. C’est peut-être aujourd’hui une manière de donner à voir l’invisible : introduire des fractures là où on ne les attend pas, des dérapages lorsque la route semble plane, travailler les failles, l’étrange, l’inattendu…





 
