Faire danser l’espace
Entretien

Faire danser l’espace

Entretien avec Frédéric Flamand

Le 21 Mai 1996
MOVING TARGET. Photo de Cugnac.
MOVING TARGET. Photo de Cugnac.

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MOVING TARGET. Photo de Cugnac.
MOVING TARGET. Photo de Cugnac.
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BERNARD DEGROOTE : Tu as un par­cours assez atyp­ique dans le monde du spec­ta­cle vivant, dans la mesure où tu es pro­gres­sive­ment passé du théâtre du corps à la danse, pour aboutir à ta dernière créa­tion MOVING TARGET, que nous évo­querons ici. Il s’agira égale­ment de retrac­er ton itinéraire du théâtre vers la danse. 

MOVING TARGET un spectacle de Frédéric Flamand et Diller + Scofidio Photo de Cugnac
MOVING TARGET un spec­ta­cle de Frédéric Fla­mand et Diller + Scofidio Pho­to de Cugnac

Frédéric Fla­mand : Un itinéraire du théâtre vers la danse, oui, mais qui s’in­scrit dans le rap­port que mon tra­vail entre­tient avec les autres dis­ci­plines artis­tiques, que ce soient la lit­téra­ture, la musique, etc. 

B. D.: Reprenons les choses au départ. Com­ment tout cela a‑t-il com­mencé ? 

F. F.: Au départ, et comme sou­vent dans mon itinéraire, il y a une ren­con­tre. Une ren­con­tre et une décep­tion. 

La ren­con­tre est celle d’Hen­ri Chanal, pro­fesseur à l’Institut des Aris de Dif­fu­sion où j’ai étudié le théâtre pen­dant deux ans à la fin des années soix­ante. Hen­ri était un des pre­miers met­teurs en scène belges à avoir séjourné aux Etats-Unis, à avoir été con­fron­té à la révo­lu­tion théâ­trale qui se déroulait dans les uni­ver­sités améri­caines, notam­ment. Nous avons réal­isé avec lui dans le cadre de l’école un spec­ta­cle qui s’appelait FUTOPIE. Ce spec­ta­cle a été un déto­na­teur. Hen­ri Chanal avait envie de fonder une com­pag­nie de théâtre de recherche. Nous avons décidé avec deux autres étu­di­ants, Jean Pol Fer­bus et Madeleine Gal­lais, de quit­ter l’I­AD et de tra­vailler avec lui. 

Hen­ri Chanal est mal­heureuse­ment décédé dans un acci­dent de voiture pen­dant l’été qui a suivi notre déci­sion, mais nous avons quand même pour­suivi le pro­jet. Mon frère Charles (alias Frédéric Baal) tra­vail­lait à l’époque à Paris sur l’art brut avec Jean Dubuf­fet. Il est revenu à Brux­elles car le théâtre l’intéressait. Et nous avons fondé ensem­ble le Théâtre Lab­o­ra­toire Vic­i­nal en 1969. Nous avons cher­ché un met­teur en scène car nous nous con­sid­éri­ons seule­ment comme des acteurs. Nous avons ren­con­tré Tone Brulin, un des pre­miers à s’être intéressé au tra­vail de Gro­tows­ki. C’est un mon­sieur assez extra­or­di­naire, un met­teur en scène nomade du théâtre fla­mand, un grand voyageur. Il a fait la mise en scène du pre­mier spec­ta­cle qui s’appelait SABOO. Le nom du groupe, Théâtre Lab­o­ra­toire Vic­i­nal, était inspiré du Théâtre Lab­o­ra­toire de Wro­claw. Les tech­niques de Gro­tows­ki nous étaient enseignées par Franz Mar­i­j­nen, qui est actuelle­ment directeur du Konin­klijke Vlaams Schouw­burg. Franz Mar­i­j­nen avait suivi les cours de Gro­tows­ki pen­dant deux ou trois ans à Wro­claw. Il était recon­nu par Gro­tows­ki comme capa­ble d’enseigner sa méth­ode. 

B. D.: Tu as par­lé de la ren­con­tre. En quoi con­sis­tait cette décep­tion à laque­lle tu fais allu­sion ? 

F. F.: Nous étions très insat­is­faits de ce qu’é­tait le théâtre belge à cette époque-là — je par­le de la fin des années soix­ante. Insat­is­faits du théâtre belge, mais aus­si du théâtre en général. Le corps y était pra­tique­ment inex­is­tant. Tout ce qu’il fai­sait, c’était s’asseoir, se lever, sor­tir, éventuelle­ment pren­dre une tasse de café. La gestuelle cor­porelle était com­plète­ment soumise au texte. Pour moi, le corps du théâtre tra­di­tion­nel était mort. 

B. D.: Et tu as trou­vé cette vie cor­porelle que tu cher­chais dans le théâtre de Gro­tows­ki ? 

F. F.: Nous étions intéressés surtout par la notion de dépasse­ment que Gro­tows­ki intro­duit dans la recherche de ce qu’il appelle le corps-mémoire. Le corps-mémoire, e’est‑à dire un corps qui pou­vait fonc­tion­ner indépen­dam­ment des dik­tats de la pen­sée ou des codes gestuels étab­lis, qui pou­vait retrou­ver une cer­taine spon­tanéité. 

Quand je par­le de dépasse­ment, je ne par­le pas de vio­lence faite au corps. La méth­ode était basée sur une struc­ture très stricte et sur la recherche d’une intéri­or­ité comme base de tout mou­ve­ment. Nous n’essayions jamais d’at­tein­dre la vir­tu­osité. 

Nous explo­ri­ons un état intérieur, notre recherche con­sis­tait à trou­ver une unité entre « l’intérieur » et le mou­ve­ment. On pour­rait dans ce cas pré­cis par­ler d’aveu : cer­tains étaient capa­bles de prouess­es physiques, d’autres avaient un autre type d’aveu. Il s’agis­sait d’ac­cepter son corps avec ses lim­ites et ses pos­si­bil­ités. Et ceci vari­ait d’une per­son­ne à l’autre. 

B. D.: Quelle était l’originalité de votre démarche par rap­port à celle de Gro­tows­ki ? 

F. F.: Notre imag­i­naire était dif­férent, il n’était imprégné ni de roman­tisme, ni de reli­gion. Nous n’avions pas les mêmes références. Mon frère par­lait beau­coup de Paul Klee… 

Notre vision était beau­coup plus abstraite. Il y avait déjà dans les spec­ta­cles du Vic­i­nal une con­struc­tion qua­si choré­graphique, une con­struc­tion du corps dans l’espace très par­ti­c­ulières.

B. D.: Qu’as-tu retenu de cet apport de Gro­tows­ki, qui est encore présent dans ta démarche actuelle ? 

F. F.: L’im­por­tance accordée aux autres cul­tures, mais surtout la notion de dépasse­ment et la recherche de ce corps-mémoire qui est très vivant en cha­cun de nous en dehors des codes. 

J’ai gardé ce souci de bris­er les codes préétab­lis. Je ressens encore cette influ­ence dans mon tra­vail avec la com­pag­nie de danse de Charleroi. Je béné­fi­cie des apports de la danse clas­sique ou de dif­férentes tech­niques de danse con­tem­po­raine, mais mon souci est de détourn­er ces dif­férentes tech­niques de ce qu’elles étaient cen­sées exprimer lorsqu’elles ont été fixées. 

B. D.: Ta dernière créa­tion, MOVING TARGET, fait se con­fron­ter la choré­gra­phie, la musique, les images, les acces­soires, le texte, l’architecture, à pro­pos de l’évocation de Nijin­s­ki. C’est la pre­mière fois que tu tra­vailles avec des archi­tectes et cepen­dant ton intérêt pour l’architecture remonte qua­si­ment à ton tra­vail avec le Théâtre Lab­o­ra­toire Vic­i­nal. 

F. F.: Effec­tive­ment, au début du tra­vail avec le Vic­i­nal, nous util­i­sions la boîte noire gro­towski­enne, un espace de 20m sur 6 que nous avions amé­nagé nous-mêmes. Mais dès le spec­ta­cle qui s’intitulait TRAMP, nous en sommes sor­tis pour inve­stir la petite salle des Halles de Schaer­beek. Nous y util­i­sions le bal­con, nous y avions struc­turé l’espace avec des cordes, des échafaudages, nous don­nions une impor­tance gran­dis­sante à l’accessoire. 

Beau­coup plus tard, à la fin des années 70 et suite à plusieurs séjours aux Etats-Unis — j’avais alors créé ma pro­pre com­pag­nie, Plan K —, nous avons décou­vert la Raf­finer­ie et ses 22 salles, à Molen­beek, à Brux­elles. Elle cor­re­spondait au souhait que nous avions d’avoir un lieu où l’œuvre à réalis­er et la vie quo­ti­di­enne ne fassent qu’une seule et même chose. Puis il y a eu ma nom­i­na­tion au poste de directeur artis­tique du Cen­tre choré­graphique à Charleroi et la décou­verte du pat­ri­moine archi­tec­tur­al de cette ville indus­trielle : la créa­tion de TITANIC au Musée de l’Industrie, une halle qui ser­vait autre­fois au lam­i­nage de l’acier, l’investissement de la piscine de la Broucheterre où nous avons créé Ex MACHINA. 

B. D.: Et finale­ment, tu as ren­con­tré les archi­tectes Diller et Scofidio. 

F. F.: Et pas n’importe quels archi­tectes. J’avais, pour MOVING TARGET, le souci de réalis­er quelque chose de plus épuré, de plus choré­graphique que mes créa­tions précé­dentes. J’ai été séduit par le tra­vail de Diller et Scofidio parce que c’est une cri­tique de l’architecture, un essai de bris­er les codes de l’architecture comme moi, j’es­saie de bris­er les codes de la danse. 

Nous avons longue­ment dis­cuté et redis­cuté du pro­jet. Ce qui m’a fasciné, c’est que tout ce qui ressor­tait de nos dis­cus­sions, c’étaient des con­cepts et non des dessins ou des réal­i­sa­tions archi­tec­turales. J’avoue avoir été inqui­et et un peu irrité à cer­tains moments. Et je me suis ren­du compte que peu à peu se dégageait une con­cep­tion scéno­graphique basée sur l’immatérialité. La struc­ture scéno­graphique qu’ils ont pro­posée pour MOVING TARGET est com­posée prin­ci­pale­ment de miroirs et d’écrans. 

B. D.: Des archi­tectes de l’immatériel, c’est assez para­dox­al !

F. F.: Oui, mais c’est ce para­doxe qui a été fan­tas­tique. Ça m’a poussé à gom­mer tout ce qui aurait pu être baroque, tout ce qui aurait pu être acces­soire, qui serait venu au sec­ours d’une idée, etc. 

En fait, ça m’a aidé à opér­er un retour au corps. 

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