L’instant, c’est une condensation, un condensé de mémoire

L’instant, c’est une condensation, un condensé de mémoire

Entretien avec Pierre Droulers

Le 28 Mai 1996

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Vitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives ThéâtralesVitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives Théâtrales
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FABIENNE VERSTRAETEN : Com­ment la danse réag­it-elle à la dis­pari­tion du corps matériel dans l’image, à la néga­tion des notions d’espace et de temps dans la vitesse ? 

Pierre Droulers : Je pense que dans cette notion de la dis­pari­tion du corps matériel à l’époque mod­erne, il y a l’idée de la dis­pari­tion du corps matériel en tant que corps émou­vant, en tant que corps rela­tion­nel. Pour sen­tir les choses, il faut Les peser. On a donc besoin de temps, de durée, de touch­er. Et la pro­fu­sion d’images et de zap­pings de toutes sortes fait per­dre cette notion de durée qui est néces­saire pour que le corps soit péné­trant. Mais il peut y avoir des con­fu­sions sur ce qu’on appelle « matéri­al­ité », puisqu’en même temps, le corps matériel, c’est aus­si quelque chose qu’on peut dépass­er à tra­vers l’art. Le corps matériel, c’est de la peau, de la chair. Dans le tim­bre d’une voix comme dans la qual­ité d’une danse, il y a une oscil­la­tion entre la matière et l’esprit, l’un étant indis­so­cia­ble de l’autre, puisque le matéri­au, l’enveloppe, c’est le corps, le dernier matéri­au du plan physique. Dans la danse comme dans la voix, il y a donc tout un tra­vail de « pesée » du matéri­au, du poids du corps, du poids de la voix. Et le tra­vail est d’alléger ce poids, de ten­dre vers une trans­parence du matériel dans l’espace, de créer la lumière. La beauté, c’est ça ; la beauté, c’est la lumière qui se dégage. 

Si notre époque con­naît une perte de matéri­al­ité en tant que matière sen­si­ble, on vit en même temps dans un excès de matière : on est bom­bardé d’in­for­ma­tions de toutes sortes. C’est un excès de matéri­al­ité parce que c’est con­cass­er du corps, de l’information, c’est la zap­per, c’est la couper. C’est donc cass­er le vide qui est la réso­nance du monde, la réso­nance du mou­ve­ment. 

F. V.: Le thème de la Bien­nale de Charleroi/Danses est : « Vitesse et mémoire ». Cer­tains choré­graphes ont par­lé de l’artiste comme témoin qui recom­pose les restes, Les débris, l’artiste étranger qui retisse son passé dans un nou­v­el envi­ron­nement. D’autres ont évo­qué une mémoire pro­pre au corps dansant. Qu’en est-il de la vitesse et de la mémoire dans ton tra­vail choré­graphique ? 

P. D.: Pour moi, la mémoire n’est pas liée à une notion tra­di­tion­nelle du temps. Il n’y a pas de passé, de présent et de futur. À un cer­tain moment de l’existence, la mémoire peut être plus présente, mais elle n’existe pas. Le temps n’existe pas, le temps est en con­struc­tion. Il n’y a pas de passé : on recrée du passé, on invente du futur et encore… En fin de compte, il n’y a que du présent, il n’y a que l’instant. Et l’instant, c’est une con­den­sa­tion, un con­den­sé de mémoire. C’est ça qui crée l’image d’ailleurs. Quand on a une image, tout d’un coup, il y a quelque chose qui coupe la linéar­ité du temps, qui devient tran­scen­dant. À tra­vers le corps comme véhicule, une image peut naître de la pro­fu­sion du mou­ve­ment. Quand on regarde quelqu’un danser, il peut aus­si y avoir tout à coup une adhé­sion totale, dans l’instant, à ce qui se passe. Il n’y a plus alors ni regar­dant ni regardé, mais fusion du tout, de l’objet et du sujet. Il n’y a plus d’objet regardé, ni d’objet regar­dant. Ça, c’est l’image par­faite, donc qui n’existe presque pas.

Je ne m’in­téresse pas du tout aux ves­tiges de la mémoire comme objets de la nos­tal­gie. La mémoire est une chose qui s’insère dans le corps et qui n’existe pas en tant que telle, qui demande tout le temps à être recréée. Le passé, c’est aus­si du futur. La mémoire, ce sont divers­es couch­es qui se mélan­gent. 

Je pré­pare actuelle­ment une expo­si­tion sur mon tra­vail depuis 20 ans. Cela remue des sou­venirs anciens, agréables et désagréables, et dans le désir d’alléger, on voudrait éla­guer tout cela. Je ne peux pas pos­er des petits tas de doc­u­ments par terre et dire : « voilà, ça, c’est 1980, ça 1981, et ça 1983 ». Je m’aperçois que cer­taines choses que j’ai abor­dées en 1972 ne com­men­cent vrai­ment à m’occuper que main­tenant. Ici aus­si la notion du temps est très oscil­lante, très cyclique, il y a des retours. 

F. V.: À un moment très pré­cis de ton spec­ta­cle, MOUNTAIN FOUNTAIN, le temps sem­ble comme sus­pendu. Une des danseuses fait tourn­er autour de sa tête une sorte de bal­lon ren­ver­sé attaché à un fil, un danseur se bal­ance sur la corde et tombe, on entend le chant du mer­le… Puis la paroi du fond bas­cule lente­ment. Le spec­ta­teur est con­fron­té à un autre temps. Nicole Mossoux par­le de « béance » pour qual­i­fi­er ce temps-là. Elle dit : « L’œu­vre d’art, le spec­ta­cle, c’est une per­tur­ba­tion par rap­port au temps réel », une espèce de béance, d’ouverture du temps par rap­port au temps dans lequel on est tous plongés. Il m’a sem­blé voir cette béance dans ce moment de sus­pen­sion de MOUNTAIN FOUNTAIN. 

MOUNTAIN/FOUNTAIN chorégraphie de Pierre Droulers Photos Jeep Novak

P. D.: Cette sus­pen­sion est plutôt de l’ordre de la dis­til­la­tion. A l’époque de MOUNTAIN FOUNTAIN, je suis allé filmer en Haute-Provence, dans une dis­til­lerie de lavande, un jeune-homme qui fai­sait tout seul tout le tra­vail : stock­age, trem­page, pas­sage au feu..…, tout un tra­vail d’épuration hal­lu­ci­nant. Pour quoi ? Pour quelques gouttes d’huile essen­tielle, de par­fum. 

C’est un peu cette image-là que j’avais : il faut que le corps arrive à une cer­taine tem­péra­ture pour qu’il devi­enne mal­léable. Et cette chaleur a la capac­ité d’ouvrir l’espace, de le dilater. Ce n’est pas une idée : au moment où ça vient, ça se passe physique­ment, réelle­ment : accu­mu­la­tion d’énergie, puis fatigue, épuise­ment et repos. C’est une réponse physique : « moun­tain », c’est pren­dre, ramass­er, rassem­bler, c’est solide ; « foun­tain », c’est le mou­ve­ment inverse : don­ner, liq­uider, répan­dre, c’est flu­ide. Lorsque tout a été fait, vient le temps du repos. Les corps glis­sent, il n’y a plus à rien à faire, si ce n’est essay­er de pren­dre le som­meil. 

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Danse, vitesse et mémoire

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