Rôle muet et double silencieux

Rôle muet et double silencieux

Pour Lia

Le 18 Mai 1996

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Vitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives ThéâtralesVitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives Théâtrales
51
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

NI PROTAGONISTE PRÉÉMINENT, ni sim­ple­ment fig­u­rant, dans la hiérar­chie d’une dis­tri­b­u­tion, le rôle muet n’a rien de sub­al­terne. Bien que réduit au silence, il reste présent la plu­part du temps sur le plateau, maïs cela tient plutôt de l’absence/présence. Son mutisme trou­ble car, com­pact et opaque, le rôle muet creuse une faille, un abîme, dans le ter­ri­toire de la parole. Sans se livr­er à une enquête exhaus­tive, quelques fig­ures exem­plaires se détachent et con­fir­ment la portée dra­maturgique du rôle muet. Que veut-il dire ? Que peut-il dire ? Et, surtout, com­ment le jouer ? 

À Lau­rent, si sou­vent sac­ri­fié, Roger Plan­chon a accordé un statut étrange à côté de Tartuffe. Molière l’a réclamé, mais les mis­es en scène ont écarté le plus sou­vent ce point aveu­gle, ce per­son­nage muet qui accom­pa­gne le maître sans dire mot. Parce que dépourvu de paroles, Lau­rent se présente comme être de tous les pos­si­bles, espi­on ou amant, traître ou mes­sager, et son inter­prète d’alors, Michel Rask­ine, alter­nait l’ap­pari­tion inat­ten­due et le pas­sage fur­tif. Lau­rent est là sans être là. Le per­son­nage muet se place sur les bor­ds de la scène comme s’il souhaitait ne pas être absorbé par le dedans pour mieux dia­loguer avec le dehors. Le jeu cul­tive ici l’effacement, ver­tu de la sur­veil­lance ou impératif d’un amour illicite. Ne serait-ce pas une référence à Lau­rent le dou­ble qui accom­pa­gne cette fois-ci un lib­ertin déclaré, le Casano­va de Felli­ni ? 

Il faut dis­tinguer entre les per­son­nages de prox­im­ité — les con­fi­dents, les amis — qui se définis­sent par la rareté, voire l’économie extrême de paroles, et le per­son­nage muet. Les pre­miers sont réduits à un silence de cir­con­stance, silence social, silence par­tiel, qui témoigne de leur statut car la par­ti­tion réduite dont ils dis­posent est le signe de la posi­tion sec­ondaire qu’ils occu­pent. Le per­son­nage muet, parce qu’interdit d’accès à la parole, ou sim­ple­ment dépourvu, a encore moins d’incidence sur les choix et les actes dont il est sou­vent exclu. Il par­ticipe au cours des événe­ments sans l’affecter pour autant. Ain­si la Mère de SIx PERSONNAGES EN QUÊTE D’AUTEUR… Pour l’actrice qui l’interprète, la ques­tion se pose : com­ment jouer l’implication dans la tragédie famil­iale et en même temps la dépos­ses­sion de tout dis­cours ? La mère n’éprouve nul attrait pour l’extérieur, bien au con­traire, elle voudrait par­ler et pour­tant, parce que le père par­le, elle en est empêchée. Dans une mise en scène récente de Catali­na Buzoianu au Théâtre Boulan­dra à Bucarest, l’interprète de la mère, Mirela Gorea, fascine parce qu’elle com­mue le silence imposé en lan­gage plas­tique : les mains ser­rées, le cou décen­tré, les yeux éplorés…., elle devient Madone. La comé­di­enne use d’un réper­toire de signes pic­turaux tout en évo­quant un monde prim­i­tif où, faute de mots, les gestes se char­gent de com­mu­ni­quer le drame. Gestes rares, essen­tiels, gestes d’une plas­tic­ité aux pou­voirs expres­sifs extrêmes. Là où les autres s’égarent dans le dédale des mots, elle se dresse comme une idole de la douleur. Le manque se con­ver­tit en lan­gage du corps et le mutisme en élo­quence dis­crète d’une Marie égarée dans le monde bavard du théâtre. 

Un per­son­nage, cette fois-ci physique­ment muet, est Cather­ine, la fille de Mère Courage. Invalide, elle rêve d’in­té­gra­tion et cherche dés­espéré­ment à dia­loguer, à sur­mon­ter sa con­di­tion. Armée d’un tam­bour et juchée sur un toit, elle annonce, dans une scène célèbre, l’avancée des sol­dats enne­mis. À force de le vouloir, Cather­ine finit par se faire enten­dre et les bat­te­ments affolés de son tam­bour rap­pel­lent un beau poème où l’homme qui avait per­du un bras, parce qu’il s’est bat­tu pour le rem­plac­er, se voit récom­pen­sé par une aile… Iben Nagel Ras­mussen, l’actrice fétiche d’Euge­nio Bar­ba, tra­vail­la plusieurs années sur Cather­ine pour dire le com­bat de la jeune femme avec le mutisme. Elle ne s’inspira pas de la pein­ture mais trou­va appui dans une choré­gra­phie vio­lente où bor­bo­rygmes et coups de pied don­nés au sol se con­sti­tu­aient en un pathé­tique prélan­gage. Faute de par­ler, Cather­ine danse… Danse lourde, désar­tic­ulée et brisée car tou­jours déployée sur fond de com­bat avec un manque non assumé. Les mots trou­vent un équiv­a­lent gestuel, impar­fait et dra­ma­tique, car Cather­ine se vit telle une Eve chas­sée du par­adis de la parole. D’ailleurs, comme Lavinia, la fille de Titus Andron­i­cus, à laque­lle des mon­stres arrachent la langue. C’est sur le sable qu’elle écrira leur nom. 

À l’opposé inter­vient le mutisme délibéré du per­son­nage de Gom­brow­icz, Yvonne, princesse de Bour­gogne, qui décide de ne pas par­ler pour affirmer ain­si son désir opiniâtre de non-inté­gra­tion dans le monde adulte. Ici la comé­di­enne n’a plus à con­ver­tir en lan­gage gestuel le silence qu’elle adopte : il faut le jouer, avec tout ce qu’il com­porte comme résis­tance explicite. Volon­taire­ment muette, Yvonne rad­i­calise le mutisme ini­tial de Cordélia et refuse le lan­gage. Cette fois-ci, la rhé­torique des gestes n’a pas de rai­son de se déploy­er et seule compte la présence. Irré­ductible et grosse de son aver­sion du monde, Yvonne se tait. Son silence s’érige en rejet et se con­stitue en pro­gramme. L’ac­trice doit jouer cela… C’est ce que fit avec un bon­heur jamais égalé depuis Nathalie Bécue dans la mise en scène de Jacques Ros­ner. Le mutisme comme résis­tance.

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Partager
Portrait de George Banu
Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Vitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives Théâtrales
#51
mai 2025

Danse, vitesse et mémoire

19 Mai 1996 — EN ART, on ne peut faire l’économie d’avoir vu, éprouvé, ressenti, médité, oublié, retrouvé les éclats de ce qui est…

EN ART, on ne peut faire l’économie d’avoir vu, éprou­vé, ressen­ti, médité, oublié, retrou­vé les éclats de ce…

Par Jeannine Monsieur
Précédent
17 Mai 1996 — Compagnie: Claudio BernardoGéométrie de l’abîmeCréation d’après Franz Kafka et Fernando PessoaChorégraphie et interprétation: Claudio BernardoMusique: Denis PousseurMusiciens: Michel Boulanger, Johan…

Com­pag­nie : Clau­dio Bernar­doGéométrie de l’abîmeCréation d’après Franz Kaf­ka et Fer­nan­do Pes­soa­Choré­gra­phie et inter­pré­ta­tion : Clau­dio Bernar­do­Musique : Denis Pousseur­Mu­si­ciens : Michel Boulanger, Johan Bossers­Dra­maturgie : Hélène GaillyScéno­gra­phie : Jan Ver­sweyveldIm­ages : Gui­do Ver­hel­st­Cos­tumes : Agnès Dubois­Co­pro­duc­tion de As : Palavras — Com­pag­nie Clau­dio…

Par Alternatives théâtrales
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total