Vitesse et oubli
Entretien

Vitesse et oubli

Entretien avec Paul Virilio

Le 31 Mai 1996

A

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Article publié pour le numéro
Vitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives ThéâtralesVitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives Théâtrales
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BERNARD DEGROOTE : Quand nous vous avons con­tac­té, nous vous avons pro­posé d’intervenir sur le thème de la Bien­nale, « Vitesse et mémoire », et vous nous avez répon­du : « Je veux bien faire une inter­ven­tion sur le thème «’vitesse et oubli’». C’était à la fois pren­dre à rebours le thème de la Bien­nale et en par­ler. Est-ce que la vitesse est tou­jours asso­ciée à l’oubli, ou est-ce que c’est dans une cer­taine déf­i­ni­tion de la mémoire ou de l’oubli que se réalise cette asso­ci­a­tion ?

Paul Vir­ilio : Quand j’ai pub­lié LA MACHINE DE VISION1,en 1988, j’ai mis en exer­gue du livre une phrase de Nor­man Spear que je vous lis : « Le con­tenu de la mémoire est fonc­tion de la vitesse de l’oubli ». C’est clair. La mémoire est liée à la nature de l’oubli, c’est-à-dire à sa vitesse. Puisque la mémoire est liée à la tem­po­ral­ité de manière très pro­fonde, cette
mémoire est liée à l’élimination. L’oubli est l’élimination de la mémoire, comme on par­le d’une élim­i­na­tion par l’urine ou d’une autre élim­i­na­tion. La vitesse élim­ine donc la mémoire, mais elle la con­stitue dans la mesure où il y a effec­tive­ment une vitesse rel­a­tive à une pen­sée. Quelqu’un dis­ait : une intu­ition, c’est un excès de vitesse de la pen­sée. Intéres­sant. Mais à l’inverse, si on oublie trop vite, il ne reste rien. Et on sait bien que dans des péri­odes où il se passe beau­coup de choses, dans des péri­odes d’accidents, de guer­res, de trau­ma­tismes très graves, il ne reste aucune mémoire, sinon la stupé­fac­tion ou la grav­ité du choc ou du trau­ma­tisme. Il n’y a plus rien. Donc la vitesse touche à tout, elle est à la base de toutes les infor­ma­tions : infor­ma­tions sur le corps et infor­ma­tions sur le monde. Je lisais dans un jour­nal à pro­pos des news : « Is slow news no news ? » Une infor­ma­tion lente est-elle encore une infor­ma­tion ? Je crois que c’est une grande ques­tion. La véri­ta­ble infor­ma­tion, c’est la vitesse. C’est qu’une infor­ma­tion n’a de valeur que parce qu’elle est là au bon moment. On n’achète pas le jour­nal de la veille, et on aimerait bien acheter le jour­nal du lende­main.

La révo­lu­tion de l’information dont on par­le en ce moment est une révo­lu­tion de la vitesse de l’information. Le « live », le temps réel, c’est une manière de dire que la seule infor­ma­tion, c’est la vitesse, c’est Le scoop, c’est le spot, c’est l’effet d’annonce. Et là, bien enten­du, nous sommes dans un temps-lumière, temps de la vitesse de la lumière et non plus dans un temps matière, c’est-à-dire le temps du vieil­lisse­ment. Je vais expli­quer les deux ter­mes temps-lumière et temps-matière. Bien sûr, ils fonc­tion­nent ensem­ble, on les dis­tingue pour faire image. Le temps-matière, c’est vous et moi. Moi, j’ai 64 ans, je com­mence à vieil­lir, ça se voit. Un bâti­ment qui a quelques mil­lé­naires, il faut le reta­per. Les pyra­mides ont besoin d’être restau­rées et pour­tant elles sont là depuis qua­tre mille ans. Ça, c’est le temps-matière, le temps a de l’usure, de l’érosion, de la vieil­lesse, du vieil­lisse­ment. C’est le temps de la longue durée du temps. Mais il y a le temps-lumière, c’est-à-dire le temps de l’éclair qui luit. Le temps du ton­nerre qui gronde et le temps du « live », du direct, le temps réel. Et aujourd’hui, notre société s’est engagée dans un dépasse­ment du temps-matière, du temps de la durée, de la longue durée, pour s’engager toute entière dans le temps-lumière, de la stupé­fac­tion, de l’hallucination, etc. et donc dans l’oubli. Dans l’accélération de l’oubli. On le voit bien avec les médias : on est inca­pable de dire ce qui était en tête de l’éditorial du jour­nal d’information d’il y a huit ou quinze jours : c’est déjà oublié. Donc l’information atteint le corps en tant qu’information. Le corps fait par­tie du temps-matière. C’est pour ça qu’on aime mieux une femme jeune qu’une femme vieille, parce qu’elle n’a pas les stig­mates.…., elle n’a pas les stig­mates du temps-matière, elle ne les a pas encore. Or, c’est ce temps-là qui est liq­uidé en ce moment au prof­it du vieil­lisse­ment absolu, du vieil­lisse­ment spon­tané, c’est-à-dire de l’effet de stupé­fac­tion, d’hallucination du temps-lumière. Et je vais ter­min­er là-dessus : la danse, le théâtre sont en pre­mière ligne de ce com­bat. Parce que la danse et le théâtre met­tent en pre­mière ligne le temps-matière, c’est-à-dire le temps de l’unité de temps et de l’unité de lieu d’un corps présent ici et main­tenant, hic et nune, in situ. Or, tout l’engagement de notre société dans Le temps lumière liq­uide cela au prof­it du clon­age, au prof­it d’un être spec­tral, soit à tra­vers la vidéo, soit à tra­vers l’infographie ou le mor­ph­ing, etc., etc., et tous les arts de la présence réelle comme le théâtre et la danse, mais il y en a d’autres, sont men­acés par la vir­tu­al­i­sa­tion des corps, corps qui ne sont plus que des corps-lumière, des corps de la vitesse de la lumière, du cal­cul de l’image pour l’infographie, ou de la trans­mis­sion de la vidéo, etc.

B. D.: Quand on par­le d’une infor­ma­tion qui fait dis­paraître le temps-matière au prof­it du temps-lumière, est-ce que ce n’est pas envis­ager l’information dans un sens très restric­tif : l’information stratégique qui sert à des fins poli­tiques et économiques, etc. ? Est-ce qu’il n’y a pas un autre type d’information qui a besoin d’un temps-matière ?

P. V. : Bien évidem­ment ; moi de toute façon, je résiste à ce que j’écris et à ce que je dis. Ce n’est pas parce que je le décris que je le sou­tiens. Bien évidem­ment et c’est le prob­lème de l’accélération, non plus de l’histoire, mais de la réal­ité qui fait prob­lème aujourd’hui. À l’époque de Braudel, on décou­vre que l’histoire, c’est aus­si une accéléra­tion. Quand on lit l’histoire de l’Europe, l’histoire de la Méditer­ranée, pour par­ler de Braudel, on s’aperçoit qu’il y a une accéléra­tion des événe­ments. Accéléra­tion qui n’est pas seule­ment liée à la den­sité démo­graphique de l’Europe, mais qui est liée au développe­ment des tech­nolo­gies. Or, cette idée qu’il y a une accéléra­tion de l’histoire est perçue à tra­vers l’école des Annales — Marc Bloch, Fer­nand Braudel, Lucien Feb­vre — comme un événe­ment extra­or­di­naire. À pri­ori, l’histoire n’a pas de tem­po­ral­ité sinon la sienne. L’his­toire n’est pas un moteur. Tout à coup, Braudel et d’autres dis­ent : « Oui, c’est un moteur l’histoire, ça s’accélère ». Or aujourd’hui, en cette fin de mil­lé­naire, on assiste non seule­ment à l’accélération de l’histoire, mais aus­si à l’accélération de la réal­ité, du rap­port au réel dans l’instant même. Pourquoi ? Parce que nous avons atteint l’échelle de la mon­di­al­i­sa­tion, parce que le temps dom­i­nant est un temps réel, un temps mon­di­al qui illus­tre la phrase de Shake­speare dans HAMLET : « Le temps est hors de ses gonds. » Qu’est-ce que c’est que « ses gonds » ? C’est lit­téral. Le temps ancien est le temps du tour de la terre, de l’alternance diurne-noc­turne. Le gond, c’est le tour de planète. Quand Ham­let dit ça, c’est une belle phrase. Aujourd’hui, nous la vivons : c’est le temps réel, le temps mon­di­al que les astronomes appel­lent le temps uni­versel. Et ce temps-là, cette tem­po­ral­ité se fait parce que nous avons mis en œuvre la vitesse absolue, non plus la vitesse des pigeons ou des mes­sagers de l’époque de la Méditer­ranée de Braudel, non plus les navires et les mes­sagers à cheval de la poste nais­sante, mais le temps du « live », le temps de la vitesse de la lumière, le temps-lumière qui a atteint la lim­ite des 300000 km/s des échanges élec­tro­mag­né­tiques à la fois du son, de l’image, des infor­ma­tions et même de la télémétrie, c’est-à-dire de la télé-action. Donc, on le voit, nous ne vivons plus l’espace-temps local et relatif des anciens où le temps matière dom­i­nait sur le temps-lumière ; nous vivons l’espace-temps mon­di­al, c’est ce qu’on appelle la mon­di­al­i­sa­tion, et bien évidem­ment un temps-lim­ite, un temps absolu, un temps axi­al, pour employ­er le terme de Ham­let. Le temps local de l’espace-temps local, c’est le temps des fuse­aux horaires, de l’alternance diurne-noc­turne, des saisons, c’est le temps-matière. Alors que le temps mon­di­al est un temps axi­al qui n’a rien à voir avec la matière, ni avec le change­ment du jour et de la nuit, c’est le temps des sept jours sur sept, des vingt-qua­tre heures sur vingt-qua­tre. Et les bours­es qui sont à l’image de ce temps mon­di­al vivent en syn­chro­nisme. Avant, il y avait un décalage entre la bourse de New York et la bourse du Paci­fique, il y avait un décalage encore plus grand avec la bourse de Lon­dres et la bourse de Tokyo, de Franc­fort ou de Paris. Désor­mais, il y a un syn­chro­nisme parce que nous avons mis en œuvre la vitesse de la lumière pour la pre­mière fois à une échelle mon­di­ale et pas sim­ple­ment pour le télé­phone, la radio, mais dans des domaines stratégiques, des domaines économiques mais aus­si esthé­tiques. Nous vivons le temps du monde, nous ne vivons plus le temps de l’espace, comme c’est votre cas en ce moment.

B. D.: Est-ce que ça veut dire que pour vivre le temps du monde, il a fal­lu.

P. V.: Per­dre.

B. D.: Il a fal­lu qu’on sorte du monde, qu’on puisse le voir de l’extérieur ?

P. V.: Exacte­ment. Et il a fal­lu met­tre en orbite des objets, des satel­lites, qui sont la métaphore de l’émancipation du monde. Mon dernier livre s’appelle LA VITESSE DE LIBÉRATION2. La vitesse de libéra­tion est un terme tech­nique, ce sont les 28000 kilo­mètres à l’heure qui per­me­t­tent d’émanciper l’homme de l’attraction ter­restre et de met­tre en orbite un satel­lite ou un homme. La vitesse qui per­met d’aller sur la Lune s’appelle la vitesse d’échappe­ment : il faut attein­dre 40000 kilo­mètres à l’heure pour s’arracher à l’or­bite de la Terre. À par­tir de là, on n’augmente pas la vitesse de déplace­ment, parce que ce n’est pas néces­saire. Quand on a atteint 40000 kilo­mètres à l’heure, on peut aller n’importe où. Pour l’in­stant, la vitesse de libéra­tion nous a éman­cipés du temps-matière de la Terre, du temps des saisons, du temps de l’alternance diurne-noc­turne, du temps du vieil­lisse­ment. Et même s’il y a tou­jours un vieil­lisse­ment, il compte infin­i­ment moins que l’effet de feed-back, c’est-à-dire de l’instantanéité entre émis­sion et récep­tion d’un sig­nal. Alors, si le corps dis­paraît, si Le corps de la terre dis­paraît ou s’éloigne, devient bien moins impor­tant qu’il ne l’a été pour les grands nav­i­ga­teurs qui avaient tra­ver­sé les océans, etc., il va de soi que le corps de l’homme, lui aus­si, est men­acé de la même manière. Le temps-lumière peut faire l’économie du corps au prof­it de sig­naux, de spec­tres, qu’on appelle des clones. Le clone n’est pas sim­ple­ment un phénomène géné­tique. Les bœufs, les veaux ou les lap­ins clonés sont un phénomène des télétech­nolo­gies. Dans ce qu’on appelle Le cyber­space, je peux avoir un clone qui me représente à dis­tance et qui est mon éma­na­tion. Et c’est un fait qui men­ace grave­ment les arts de la cor­poréité que sont la danse et le théâtre. Je le dis­ais à William Forsythe, et je le dis­ais aus­si à d’autres : com­ment vont réa­gir les gens de théâtre et les choré­graphes face à cela ? Est-ce qu’ils vont eux aus­si aban­don­ner la par­tie et choisir le clone comme le font beau­coup d’autres ? Je donne un exem­ple : la télé­sex­u­al­ité, dont je par­le aus­si dans mon livre, est un exem­ple de clon­age. Vous avez remar­qué que depuis la paru­tion de mon livre, il y a déjà eu un procès en adultère pour une télé­sex­u­al­ité qui n’est pas aus­si sophis­tiquée que celle que je décris dans mon livre, mais qui est déjà un prob­lème dont il ne faut pas rire. On peut avoir des rela­tions extrême­ment intimes, et qui le seront de plus en plus dans l’avenir, avec quelqu’un qui n’est pas là, par la vitesse de l’information. Encore une fois, ce n’est pas l’information qui est impor­tante dans ce cas : le fait de se palper ou d’être palpé, il n’y a rien de plus basique. Non, on peut se palper ou être palpé, sans par­ler de l’acte sex­uel, instan­ta­né­ment, en étant à Tokyo ou à Los Ange­les, c’est-à-dire sans être ensem­ble. La phrase du Christ s’inverse : il ne s’agit plus d’aimer son prochain ou sa prochaine comme soi-même, mais d’aimer son loin­tain ou sa loin­taine comme soi-même. Mais en faisant cela, on perd le corps, on est bien d’accord. S’il y avait quelque chose qui embrayait le temps-matière, c’était bien l’accouplement, l’être-ensemble. Or, désor­mais les télétech­nolo­gies de la télé­sex­u­al­ité, de la cyber­sex­u­al­ité se dévelop­pent au point de ne plus néces­siter l’être-ensemble. Donc, il y a perte de corps.

B. D.: Est-ce que vous pensez que cette idée du télé­con­tact va rem­plac­er un type de con­tact qui était le con­tact physique préex­is­tant ou est-ce qu’on va vivre le rap­port au corps sur plusieurs modes qui seront con­tem­po­rains les uns des autres et qu’on passera de l’un à l’autre, quitte à provo­quer chez cer­tains une espèce de schiz­o­phrénie ?

P. V.: On aura les deux. On aura la cat­a­stro­phe et puis on aura inévitable­ment un jour l’invention d’une poésie de cette mise à dis­tance. Mais dans un pre­mier temps, on aura la perte. Il n’y a pas d’acquis sans perte. Je le dis tou­jours, quand on a inven­té l’ascenseur, on a per­du l’escalier. Il est tou­jours là, mais il ne sert plus à rien sauf quand il y a un incendie, surtout dans les tours évidem­ment. Quand on a inven­té le jet, on a per­du le paque­bot. Il y a encore des nav­i­ga­teurs soli­taires, il y a beau­coup de paque­bots avec des con­tain­ers ou du pét­role, mais la mer n’est plus un lieu pra­tiqué par l’homme comme il l’a été dans le passé. Donc il y a tou­jours une perte. Et là, il va de soi que le con­tact cyberné­tique, le feed-back cyberné­tique, le mot est là, va entraîn­er la même perte de l’autre, de l’altérité, de l’altérité physique du prochain, de celui que je ne peux pas zap­per. Je rap­pelle que le pro­pre du prochain, c’est qu’il m’encombre, c’est qu’il est là à côté de moi, qu’il sent mau­vais, qu’il me dérange, qu’il fait du bruit, qu’il me pose des ques­tions. Or le loin­tain, lui, on peut l’interrompre, il suf­fit de le zap­per. Et quand on a envie de lui, on l’appelle. Done il y a une sorte de loi de moin­dre action qui s’installe dans les rap­ports humains. La loi de moin­dre action, c’est impor­tant… ou du moin­dre effort, si on veut employ­er un terme plus banal. Toutes les sci­ences et tech­nolo­gies ont mis en œuvre des lois de moin­dre action. Pourquoi a‑t-on inven­té la voiture ? Parce que c’était moins fati­gant que d’être sur un cheval. Pourquoi est-on mon­té à cheval ? Parce que c’était moins fati­gant que d’être à pied, en par­ti­c­uli­er pour faire la guerre ou pour faire le com­merce. Pourquoi a‑t-on inven­té le télé­phone ? . Parce que c’est moins fati­gant de télé­phon­er que d’écrire une let­tre, ete. Il y a donc une his­toire du moin­dre effort dans le monde, mais qui va de pair avec une perte. Si on se télé­phone, on s’écrit moins, et enfin on ne s’écrit plus. Donc, si désor­mais on se fait l’amour au télé­phone, pour pren­dre un exem­ple plus pointu, on va per­dre, et il y a là même un risque démo­graphique incal­cu­la­ble. Si la machine demain arrive à tran­scen­der et non seule­ment à égaler les sen­sa­tions sen­sorielles sex­uelles et autres, il est inévitable que nous ayons une perte de ce côté-là. C’est-à-dire qu’au lieu d’avoir per­du le cheval, ou la voiture — je vous rap­pelle qu’il n’y a plus de chevaux dans la rue, vous pou­vez regarder, il y a encore des voitures, demain il n’y en aura plus —, nous aurons per­du le parte­naire. La télé­sex­u­al­ité cor­re­spon­dra à une perte majeure de l’humanité.

B. D.: Dans ce développe­ment de la télé­sex­u­al­ité, voyez-vous la dis­pari­tion du désir, à savoir le chemin qu’il faut par­courir pour arriv­er à l’autre ?

P. V.: Comme on l’a dit tout à l’heure, il y a un oubli des prélim­i­naires. Dans la rela­tion dans le temps-matière, il y a des prélim­i­naires. Si j’ai du plaisir à mon­ter sur la mon­tagne, c’est parce que ça prend du temps. Et puis quand je suis en haut, hur­rah, j’y suis par­venu. Avec le temps-lumière, il n’y a plus de prélim­i­naires. Tout, tout de suite. Et donc il est sûr que dans les rela­tions sociales ou amoureuses — si je fais référence à la rela­tion amoureuse, c’est parce que c’est là qu’est le max­i­mum de la perte, c’est évi­dent, ça entraîne tout le reste —, on perd les prélim­i­naires. On assiste égale­ment actuelle­ment à la perte de la politesse. Je suis scan­dal­isé par la perte de la politesse. Tout le monde va me dire : mais la politesse, c’était de l’hypocrisie. Non, c’étaient des prélim­i­naires. Je prends un exem­ple : quand j’écrivais une let­tre jadis ou que je la rece­vais, j’avais : « cher Mon­sieur » et mon nom, mon titre éventuelle­ment. Ensuite, j’ai eu « cher Mon­sieur », main­tenant nous avons « Mon­sieur ». Dans les dernières let­tres, il n’y a plus rien. La phrase com­mence ex abrup­to, c’est elair, c’est très clair. La perte est claire. La phrase qui com­mence est là pour deman­der ou pour informer, mais elle n’est pas là pour intro­duire la demande ou l’information. On a coupé les prélim­i­naires. C’est ce qu’on appelle aus­si dans les rela­tions sociales la dés­in­ter­mé­di­a­tion, il n’y a plus d’intermédiaire. Tout, tout de suite. Le choc est immé­di­at. Alors, ce n’est peut-être pas hyp­ocrite, mais c’est sacré­ment vio­lent.

B. D.: C’est la con­ven­tion qui existe dans les échanges de cour­ri­er élec­tron­ique sur le réseau Inter­net.

P. V.: Par exem­ple. À tous les niveaux, on perd les prélim­i­naires. Et per­dant les prélim­i­naires, il est prob­a­ble qu’on per­dra le désir car le désir n’est pas automa­tique. Or, nous allons vers des rela­tions automa­tiques qui sont inspirées par un feed-back machinique. C’est une machine, hein. Les télé­com­mu­ni­ca­tions, les télétech­nolo­gies sont à base d’un feed-back qui est un automa­tisme. Donc, il y a une men­ace effec­tive­ment de perte, d’oubli du désir au prof­it d’une sat­is­fac­tion immé­di­ate. 

B. D.: Et dans ce con­texte, les arts du spec­ta­cle vivant ne pour­raient-ils pas être le dernier lieu où ce désir est pos­si­ble ?

P. V.: Je l’espère et c’est pour ça que je défends à la fois l’écrit, le corps, la danse et le théâtre parce qu’à mon avis, ça va ensem­ble. La men­ace de l’écran sur l’écrit, elle est déjà très claire. La men­ace sur la presse écrite, sur le livre, est déjà là :il suf­fit de regarder les dif­fi­cultés qu’ont les jour­naux, les dif­fi­cultés des petits édi­teurs qui ne sont pas mul­ti­mé­dia. Et cette sit­u­a­tion s’étend à toutes les rela­tions. C’est un phénomène général, c’est un phénomène d’ampleur max­i­mum puisque ça con­cerne l’espace et le temps. Je rap­pelle que si nous sommes homme ou femme, nous le sommes dans un corps pro­pre, au sein d’un monde pro­pre. Or, le monde pro­pre est liq­uidé par la rapid­ité absolue du feed-back ; on peut être instan­ta­né­ment par les télétech­nolo­gies à New York ou ailleurs, mais après l’élimination du monde pro­pre, l’élimination dans l’instantanéité de l’échange, il y a la pos­si­bil­ité de l’élim­i­na­tion du corps pro­pre. C’est-à-dire une perte de la tem­po­ral­ité pro­pre du corps, une tem­po­ral­ité qui est lim­itée. Un indi­vidu a une vitesse comme il a un âge ou un sexe. Quand on dit qui on est, j’ai envie de dire on est homme, femme, fort, grand, petit, brun, tout ce qu’on veut au niveau de la matière, mais il faut dire en plus qu’on est vitesse. Etre vif, être vivant — le mot a la même source — être vif, c’est être vitesse. Quand on est fiévreux, on a une vitesse supérieure ; quand on est fatigué, on a une vitesse inférieure. Cette vitesse per­met de s’informer, de voir cer­taines images : 24 images/seconde, 30 images/seconde ; au-delà, on entre dans le sub­lim­i­nal, on ne voit plus. C’est-à-dire que notre vitesse de per­cep­tion est lim­itée. On a assisté récem­ment à un exem­ple extra­or­di­naire : la par­tie d’échecs entre Kas­parov et l’ordinateur Deep Blue ; extra­or­di­naire… Pour que Kas­parov gagne, et ça, per­son­ne ne l’a dit, il a fal­lu qu’il retrou­ve ses deux heures de cal­cul avant de jouer ses coups. Quand il avait joué avec l’ordinateur précé­dent, il avait per­du parce qu’on n’avait pas tenu compte de la néces­sité du temps humain pour cal­culer. L’ordinateur fonc­tionne à la vitesse de la lumière, il aligne les coups et les coups, et il fal­lait que l’homme ait au moins autant de temps de réflex­ion que dans un tournoi inter­na­tion­al, c’est-à-dire deux heures, et à par­tir de là, il a gag­né. Pour com­bi­en de temps, peu importe. Mais c’est très intéres­sant. Ça veut dire que l’homme est homme à l’intérieur d’une vitesse don­née. Il y a donc une sorte de racisme de la machine qui vise à élim­in­er l’homme non pas en dis­ant : « Tu es noir, tu es juif », mais : « Tu es lent ». Ce qui revient au même. La vitesse est le dénom­i­na­teur com­mun des per­for­mances, et si l’homme ne s’y plie pas, il n’est rien. C’est une des grandes men­aces. Et on n’a pas assez mis l’accent avec Kas­parov sur ce change­ment dans la règle du jeu. C’est-à-dire de don­ner du temps à l’homme, un temps sans lequel il est bat­tu à tous les coups.

B. D.: À pro­pos du match Kas­parov-Deep Blue, les com­men­taires pré­ci­saient que l’ordinateur est inca­pable d’établir des straté­gies à long terme.

P. V.: Pour l’instant. C’est intéres­sant parce que c’est la notion de per­spec­tive qui inter­vient. Je rap­pelle que la stratégie, c’est ce qui se développe dans le temps en dehors du champ de bataille. Je reprends ici un terme mil­i­taire. La tac­tique, ce sont les coups qu’on exerce sur le champ de bataille ou sur l’échiquier, c’est-à-dire les pièges : je pars à gauche au lieu d’aller à droite, je feinte comme un boxeur. La stratégie cor­re­spond à une vision dans le temps et dans l’espace qui excède le champ de bataille. On entre là dans une per­spec­tive, au sens du Quat­tro­cen­to, qui n’est plus une per­spec­tive de l’espace réel du champ de bataille ou de l’échiquier, mais une per­spec­tive du temps réel des coups à venir. Etant don­né que l’ordinateur cal­cule à une vitesse fab­uleuse, il est tou­jours dans un temps qui est infin­i­ment éloigné du temps de l’homme. Il faut donc que l’homme soit capa­ble d’utiliser au max­i­mum, dans le cas d’un cham­pi­on, cette pré­fig­u­ra­tion anticipée d’actions futures. Que se passera-t-il dans l’avenir, je ne sais pas, mais c’est un exem­ple qui prou­ve que l’homme est vitesse. C’est pour cela que le tra­vail sur la vitesse est un tra­vail sur l’homme. Ce n’est pas sim­ple­ment un tra­vail sur l’accélération des TGV ou de choses comme ça. C’est un prob­lème d’être. Nous sommes vitesse.

Pour en revenir au corps, je suis très inqui­et de ces accéléra­tions par rap­port au corps. Parce que, comme je l’ai écrit dans L’HORIZON NÉGATIF3 , la vitesse est un milieu, ce n’est pas seule­ment un prob­lème d’accélération. C’est un milieu dans lequel nous sommes. Nous sommes en ce moment dans le milieu vitesse de notre san­té. Le milieu vitesse implique l’oubli du milieu ter­restre. Quand on tra­verse à grande vitesse un paysage en TGV,  on élim­ine le paysage, il ne change plus. C’est éton­nant de remar­quer à quel point, quand vous prenez le TGV, vous ne sen­tez pas les saisons. Quand vous marchez à pied dans la cam­pagne, ou même en voiture ou à vélo, vous pénétrez des saisons dif­férentes. Quand vous êtes en TGV, on essuie comme avec une gomme qui effac­erait les saisons. Bien sûr, s’il y a de la neige partout, c’est plus blanc. C’est un peu comme la nuit, il fait noir, mais ce n’est pas les saisons, ça. C’est un phénomène uni­fi­ca­teur, uni­forme. Je dirai que la vitesse est uni­forme, la nuit aus­si, la neige aus­si, mais à part ça, regardez bien le TGV : il n’y a pas de sai­son et à la lim­ite, il n’y a pas de paysage.

B. D.: C’est curieux de voir l’œil de quelqu’un qui regarde défil­er un paysage, parce que l’œil est agité de soubre­sauts.

P. V.: Oui, l’œil est shunté. En ce sens, on pour­rait dire que le vite mène au vide. Et c’est vrai puisque la vitesse amène à l’impesanteur. Les pre­miers avions volaient parce qu’ils avaient des sur­faces de sus­ten­ta­tion assez impor­tantes. Main­tenant, avec les jets, c’est la poussée du réac­teur qui per­met de main­tenir l’objet en l’air. Autrement dit, ce n’est pas telle­ment la matière des ailes, des sur­faces de sus­ten­ta­tion, la dérive, etc., c’est la puis­sance du jet, un peu comme pour la fusée, qui est déter­mi­nante. La fusée est portée par la vitesse d’éjection de la tuyère. Donc, on a là un phénomène de perte du milieu. Le vite provoque le vide. Regardez par exem­ple un auto­drome, un hip­po­drome, un aéro­drome ou une autoroute, ce sont des espaces déser­ti­fiés où on a aplani la sur­face pour qu’il ne reste rien. La notion de drome qui est la base de dro­molo­gie, le mon­tre bien. Auto­drome, hip­po­drome, aéro­drome, sont le lieu d’un désert fab­riqué par l’homme pour la vitesse. La vitesse fab­rique un désert, on l’a vu pour le TGV ou les saisons, mais quand on veut met­tre en forme des cours­es quelles qu’elles soient, la course de l’avion, du train, du bateau, du coureur, le stade, il faut déser­ti­fi­er préal­able­ment. Et je dis qu’à terme, c’est le corps lui-même qui sera déser­ti­fié. Jusqu’où ?

A

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Vitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives Théâtrales
#51
mai 2025

Danse, vitesse et mémoire

15 Jan 1997 — IL S'AGIT D'UN DYPTIQUE, dont les deux volets se conçoivent en autonomie, mais c'est le trajet d'un héros tchékhovien à…

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