Au sujet d’Antigone
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Au sujet d’Antigone

Le 31 Jan 1997
Article publié pour le numéro
Henry Bauchau-Couverture du Numéro 56 d'Alternatives ThéâtralesHenry Bauchau-Couverture du Numéro 56 d'Alternatives Théâtrales
56
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JE VOUDRAIS d’abord pré­cis­er que ce livre n’est pas une suite d’ŒDIPE SUR LA ROUTE1. Sur Antigone, telle que je la voy­ais en 1989 et dans les années précé­dentes, j’avais tout dit dans ŒDIPE SUR LA ROUTE, je pen­sais que c’é­tait une étape franchie et désir­ais écrire d’autres choses. Il me sem­blait aus­si que la mort d’Antigone et son con­flit avec Créon avaient été portés sur la scène par Sopho­cle d’une façon com­plète et iné­gal­able.

Au cours des années suiv­antes le per­son­nage d’Antigone n’a pas cessé de m’habiter. Au milieu de mes autres travaux, je lui ai con­sacré plusieurs poèmes dont « Sopho­cle sur la route » et « Regards sur Antigone ». J’ai écrit sur elle cinq réc­its, dont deux ont été tirés de ver­sions ini­tiales d’ŒDIPE SUR LA ROUTE.

C’est après avoir récrit un de ces réc­its : L’‘ARBRE FOU, que je me décide, pen­dant l’été 92, à com­mencer vrai­ment l’ANTIGONE2 actuelle.

Au cours des trois années qui vien­nent alors de s’écouler, le per­son­nage d’Antigone s’est mod­i­fié en moi : son rôle auprès d’Œdipe est ter­miné et la force qu’elle a acquise — et qu’elle ignore — au cours de son périple de dix ans avec lui, va lui per­me­t­tre de faire face à d’autres épreuves. À ce moment, je ne vois qu’un per­son­nage et ses pre­miers affron­te­ments. J’en­tends les reproches qu’elle subit : ceux de Clios, ceux de sa sœur Ismène, je ren­con­tre avec elle l’incompréhension de Créon, d’Étéocle et de Polyn­ice. Œdi­pea fin­i­son par­cours en rede­venant voy­ant et en tra­ver­sant glo­rieuse­ment les siè­cles. Je vois Antigone aller d’échec en échec, avant d’être enter­rée vivante sur l’ordre de Créon ; je ne vois rien de plus à ce moment, je n’ai pas d’autre pro­jet, le per­son­nage d’Antigone m’ap­pelle, je le suis sans trop savoir et en m’interrogeant.

Au print­emps 93, on m’in­vite à un col­loque sur la poésie. Je suis déjà bien accroché à l’œuvre nou­velle, je ne peux pas m’en détourn­er, je refuse. On me dit que je pour­rais par­ler d’Antigone et de la nais­sance de la poésie dra­ma­tique. J’ac­cepte et j’écris LE CRI, texte repris en par­tie dans le roman actuel. Je dis là que les noms réu­nis de Sopho­cle et d’Antigone « trou­veront le lieu qui manque, ils décou­vriront le lan­gage qui, en n’é­tant pas la vie, devient plus fort et plus vivant que la vie. » Ce lan­gage, celui du poème, celui du théâtre, per­met à ceux qui voudront s’y expos­er de mieux com­pren­dre ce qu’ils vivent dans leur monde intérieur et dans leur exis­tence col­lec­tive.

C’est au cours de cette année 93, en Touraine au mois d’août, que je ter­mine la pre­mière ver­sion de mon livre en écrivant, avec peine et cha­grin, la mort d’Antigone. En 1991, dans L’ENFANT DES A LA MINE, j’avais mon­tré Sopho­cle au même moment, dans l’écri­t­ure de sa tragédie. Sopho­cle aime Antigone, il ne peut sup­port­er sa mort, il lutte con­tre son poème pour trou­ver une autre issue. Dés­espéré, il va voir son ami Péri­clès qui lui dit : « Ce qui importe, Sopho­cle, ce n’est pas qu’elle demeure vivante sut la scène, c’est qu’elle con­tin­ue à vivre dans nos cœurs. »

Quand j’ai ter­miné d’écrire la mort d’Antigone, je sens le besoin de me dis­traire, de penser à autre chose. Cela marche quelques jours puis, peu avant mon retour à Paris, je passe une nuit affreuse. Le matin je m’éveille avec un con­sid­érable ver­tige et en voulant, par une étrange aber­ra­tion, aller voir comme chaque jour le soleil lev­ant sur la Vienne, je fais plusieurs chutes au cours de mon par­cours en vélo. Vers le soir, je com­mence à com­pren­dre quel a mort d’Antigone a été un événe­ment intérieur que je n’ai pu vivre pleine­ment. Comme je l’écris dans mon jour­nal : « J’avais écrit avec courage, avec foi, cette mort qui m’éprou­vait tant. » Mais courage et foi ne suff­i­saient pas, St Paul l’avait fait remar­quer avec justesse aux Corinthiens : « Quand j’au­rais la foi qui soulève les mon­tagnes, si l’amour me manque, je ne suis rien. » C’est l’amour qui m’avait man­qué, ma pre­mière ver­sion achevée, j’avais ten­té d’occulter la mort d’Antigone au lieu de con­tin­uer à la vivre et à l’aimer. Je ne voulais plus souf­frir et Antigone s’é­tait révoltée dans mon corps con­tre cet homme qui ne pou­vait plus rien pour elle. Elle m’avait ain­si révélé son exis­tence dev­enue indépen­dante en moi et ma pro­pre fragilité.

C’est à ce moment, en relisant l’ensemble de ce que j’avais écrit que j’ai ressen­ti un malasie de l’avoir fait à la troisième per­son­ne. J’ai écrit le pre­mier chapitre à la pre­mière per­son­ne et j’ai été frap­pé par le naturel du « Je ». Ce n’est pour­tant qu’au cours de l’été 94, en abor­dant le chapitre 12, celui de Polyn­ice, que j’ai décidé de repren­dre tout mon livre à la pre­mière per­son­ne. Pourquoi ai- je fait cela ? Je ne me sou­viens pas d’en avoir vrai­ment débat­tu, c’est dans le texte que c’est advenu. Antigone, peu à peu, m’est dev­enue si proche dans les mots — dans les mots et les maux — que la dis­tan­ci­a­tion du « il » m’a­paru fac­tice et finale­ment impos­si­ble. Cela sig­ni­fie-t-il que je me suis iden­ti­fié à elle ?

Je ne le crois pas. Cela ne tient pas en tous cas à la dif­férence d’époque cat pour moi Antigone est un per­son­nage du présent. Elle est présente dans notre passé, notre avenir et surtout dans notre aujourd’hui.

Ce qui a empêché l’i­den­ti­fi­ca­tion, c’est que tout en la sen­tant très proche, je n’ai jamais cessé de percevoir en elle le mys­tère de la femme pour l’homme. Pour suiv­re Antigone, pour la com­pren­dre, j’ai fait appel à la part fémi­nine qui existe en moi, comme en tout homme qui ne se con­tente pas de dévelop­per son ego. J’ai fait appel aus­si, dans Antigone, à la part vir­ile exis­tant en elle comme en toute femme. En me relisant, il me sem­ble que j’ai poussé Antigone, comme le fait la société occi­den­tale pour beau­coup de femmes, vers une cer­taine image androg­y­ne. Je le con­state sans me sou­venir de l’avoir voulu.

Pen­dant que j’écrivais ANTIGONE, j’ai assisté à un débat entre Georges Dubyet l’historien polon­ais Gere­mek. Ils se sont accordés pour dire que la plus impor­tante révo­lu­tion du 208 siè­cle était la révo­lu­tion des femmes. Je le crois comme eux mais je pense aus­si qu’en notre siè­cle les femmes, en assumant de nom­breuses respon­s­abil­ités jusque là réservées aux hommes, se sont le plus sou­vent con­for­mées au mod­èle mas­culin, qui demeure dom­i­nant. Les hommes ont évolué mais ne se sont pas du tout approchés dans la même mesure de la façon de penser et de sen­tir des femmes. C’est là qu’Antigone paraît très impor­tante pour notre temps. Deux très grandes fig­ures féminines ont éclairé le monde occi­den­tal, celle de la Vierge Marie et celle d’Antigone. La Vierge est tout accep­ta­tion, patience, recueille­ment, elle est celle qui dit oui et qui par­le et agit à tra­vers son fils.

Antigone est celle qui dit non. Non au mal­heur d’Œdipe, non à la folie de ses frères, non au pou­voir absolu et injuste de Créon. Ce non pour­tant défend les droits et les valeurs qui per­me­t­tent d’ac­céder à un oui très vaste. Antigone, capa­ble de penser et d’a­gir, indépen­dam­ment du mod­èle mas­culin, dit sa pro­pre parole.

Dans mon livre, elle cherche le lieu où l’action et la parole, les siennes, celles des autres, celles aus­si de l’événement, échap­pant aux servi­tudes de l’ac­tu­al­ité, à son per­pétuel glisse­ment dans l’oubli ou la banal­ité, peu­vent être vues et enten­dues avec suff­isam­ment de force et de recul. Ce lieu qui manque devien­dra le théâtre. À la fin de mon ouvrage, Antigone ayant enten­du Lo racon­ter, vivre et chanter son aven­ture, com­prend que doré­na­vant la véri­ta­ble Antigone est l’Antigone d’Io et de toutes celles qui lui suc­céderont sur la scène. Elle-même peut mourir et retourn­er dans le grand mou­ve­ment anonyme auquel nous appartenons tous.

Main­tenant que mon livre est ter­miné, je vois qu’il se dirige vers le théâtre, vers le poème trag­ique et la trans­mis­sion.

En com­mençant, je ne voy­ais pas si loin, je voulais seule­ment mon­tr­er Antigone autrement, dans sa lib­erté, sa grandeur et sa faib­lesse.

Pour cela j’ai don­né une large place à ses frères, à Ismène, à Hémon et à des per­son­nages nou­veaux : K. le mes­sager de la musique ou de la vie mys­tique, Vas­co per­son­nage ambigu et Tim­o­ur qui décou­vre qu’Antigone a le don red­outable de l’arc. Antigone déteste la pen­sée et les absur­des ambi­tions guer­rières de ses frères. Mais elle les aime et les admire d’être si sauvage­ment nat­ifs de leur pro­pre pen­sée et de refuser — comme elle fait elle-même — Les vérités qui ne sont pas les leurs.

Antigone se déroule pen­dant la guerre civile entre Étéo­cle et Polyn­ice, il se ter­mine sous la men­ace d’une autre guerre civile entre Créon et son fils Hémon. Cette guerre serait causée par Antigone et elle veut l’éviter à tout prix. Les événe­ments les plus mar­quants de ma vie ont été les deux guer­res mon­di­ales que l’on peut aujourd’hui tenir en par­tie pour des guer­res civiles. J’ai écrit les pre­mières ver­sions d’Antigone pen­dant la guerre de Bosnie et il est vrai que le thème de la guerre civile domine mon roman LE RÉGIMENT NOIR, se retrou­ve dans l’His­toire des Hautes Collines dans ŒDIPE SUR LA ROUTE et main­tenant dans ANTIGONE.

Je n’ai pas accordé au per­son­nage de Créon la même stature que Sopho­cle et je n’ai pas don­né la même impor­tance que lui à l’affrontement décisif entre Antigone et lui. Je pense que Sopho­cle a don­né à voir et à enten­dre, de façon insur­pass­able ce con­flit, je n’ai pas ten­té de refaire ce qu’il a exprimé avec tant de pro­fondeur, de force et de sobriété. Mon Antigone n’est pas un per­son­nage de tragédie mais de roman, elle n’est pas la femme d’un acte, d’un débat, d’un refus. Elle est la femme d’un monde nou­veau qui, à tra­vers une longue ini­ti­a­tion, trou­ve le courage d’agir et de penser sans mod­èle.

ANTIGONE a été influ­encé par la mal­adie de ma femme qui a accom­pa­g­né son écri­t­ure. Le car­ac­tère inéluctable de son des­tin a été tracé par Sopho­cle mais il reflète l’in­ca­pac­ité où nous sommes encore de lut­ter con­tre la mal­adie d’Alzheimer. L’ef­face­ment de la per­son­ne d’Antigone devant l’Antigone d’Io, celle du mythe, du théâtre et de la trans­mis­sion cor­re­spond à l’action de la mal­adie qui efface mémoire et parole.

À ce moment on décou­vre que la vie, dépouil­lée des pré­cieux attrib­uts de la per­son­nal­ité, demeure le vrai tré­sor et que sa lumière, voilée par les nuages du temps et de l’épreuve, nous éclaire tou­jours.

Il y a beau­coup d’aven­tures dans ce livre, je ne les ai pas inven­tées, j’ai dû les voir pour écrire, c’est pourquoi ce livre m’a pris tant de temps. Il faut ce temps, il faut l’at­tente et l’espoir pour que l’aventure s’apprivoise un peu et accepte de se laiss­er voir. Antigone a été une chance peut-être, une douleur par­fois, un bon­heur sûre­ment dans mon exis­tence.

  1. ŒDIPE SUR LA ROUTE, roman, Actes Sud,1990 : Babel (Labor)1992. ↩︎
  2. ANTIGONE, roman, Actes Sud,1997 ↩︎

Extrait d’une let­tre à Bertrand Py, directeur édi­to­r­i­al aux Édi­tions Actes Sud

DIOTIME ET LES LIONS, réc­it, Actes Sud, 1991 ; Babel (Labor) 1997.

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