Ligne artistique et répertoire : un essai de réhabilitation.

Ligne artistique et répertoire : un essai de réhabilitation.

Le 24 Jan 1997
Sandrine Bonjean, Anne Claire et Lionel Bourguet dans COMME IL VOUS PLAIRA de William Shakespeare. Mise en scène de Jacques Lassalle. Théâtre National, Bruxelles, 1996. Photo Marie-Françoise Plissart.
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Sandrine Bonjean, Anne Claire et Lionel Bourguet dans COMME IL VOUS PLAIRA de William Shakespeare. Mise en scène de Jacques Lassalle. Théâtre National, Bruxelles, 1996. Photo Marie-Françoise Plissart.
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Henry Bauchau-Couverture du Numéro 56 d'Alternatives ThéâtralesHenry Bauchau-Couverture du Numéro 56 d'Alternatives Théâtrales
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DEPUIS QUELQUE TEMPS, — faut-il remon­ter au début des années 80 ? —, les idées de réper­toire et de ligne artis­tique sem­blent con­join­te­ment reléguées au rang de vieil­leries archaïques, passées de mode et frap­pées des pires sus­pi­cions. Or si la notion de ligne artis­tique con­naît aujour­d’hui une telle désaf­fec­tion, c’est prob­a­ble­ment qu’elle con­note celle de ligne idéologique et poli­tique, elle-même ren­voy­ant à l’his­toire du mou­ve­ment ouvri­er, des par­tis com­mu­nistes, des groupes intel­lectuels les plus engagés du siè­cle, avec leurs revues, leurs man­i­festes, leurs dis­si­dences et leurs exclu­sions. Ain­si, l’ef­face­ment d’une ligne artis­tique iden­ti­fi­able à la direc­tion des théâtres et des étab­lisse­ments cul­turels cor­re­spondrait-il à ce qu’on appelle depuis les années 80 la « crise des idéolo­gies » et la « défaite de la pen­sée ». Dans un tel con­texte, l’ex­i­gence artis­tique, comme toute idée d’ap­par­te­nance à un courant ou une école, sem­ble être dev­enue une mal­adie hon­teuse, au même titre que le marx­isme et la pen­sée matéri­al­iste. La peur d’être iden­ti­fié et de devoir se jus­ti­fi­er pour ou con­tre telle option philosophique ou artis­tique rejoint ici l’un des grands fléaux, l’une des grandes men­aces idéologiques de notre mil­lé­naire finis­sant : le con­sen­sus, cet allié mou et con­tagieux de la pen­sée unique. Ain­si voit-on appa­raître sans ver­gogne, dans ces morceaux d’anthologie que sont les édi­to­ri­aux des brochures de sai­son, ceux-là mêmes qu’O­livi­er Py et Jean-Damien Barbin ont épinglés dans leur spec­ta­cle APOLOGÉTIQUE, un usage inédit, élo­gieux et mélio­ratif, de la notion d’éclec­tisme, autre­fois com­bat­tue, dans les années 60 et 70, comme l’une des caté­gories les plus néga­tives de la pen­sée bour­geoise. Et il faut bien con­stater que les affich­es des saisons théâ­trales, depuis une quin­zaine d’an­nées, surtout dan les lieux qui ne sont pas dirigés par des artistes-met­teurs en scène à la per­son­nal­ité forte et courageuse, sem­blent obéir à d’énig­ma­tiques dosages, oscil­lant entre les équili­bres les plus sub­tils et le n’im­porte quoi le plus aléa­toire, tou­jours soumis, de toute façon, à l’an­tic­i­pa­tion des goûts du pub­lic et des effets de mode. La sai­son théâ­trale ain­si conçue, sem­blable au panier de la ménagère, saura répon­dre aux lois du marché ain­si qu’à une logique sup­posée des besoins : un peu de tout, de tout un peu. Tem­pérance et mod­éra­tion, si l’on en croit les mots prêtés par Ibsen au petit imprimeur provin­cial d’UN ENNEMI DU PEUPLE, ne sont-elles pas les valeurs canon­iques de la frilosité petite-bour­geoise ? Et si perte des repères il y a, du moins si l’on en croit le dis­cours incan­ta­toire ambiant, ne faut-il pas pré­cisé­ment en attribuer la respon­s­abil­ité à cet éparpille­ment, à cet éclec­tisme con­sen­suel, à ce tri­om­phe dém­a­gogique du « tout vaut tout » si pré­co­ce­ment iden­ti­fié, au début des années 80, par le philosophe Alain Finkielkraut dans son très pré­moni­toire essai sur LA DÉFAITE DE LA PENSÉE ?

Le jeu des choix et des refus

Et pour­tant, les grandes aven­tures de ce siè­cle en témoignent, du Théâtre d’Art de Moscou au TNP en pas­sant par le Car­tel ou le Berlin­er Ensem­ble, voire cer­taines expéri­ences plus mod­estes et beau­coup moins pres­tigieuses, l’art théâ­tral a besoin, pour exis­ter de façon sig­ni­fica­tive, d’une iden­tité forte et repérable. Certes, on le sait depuis les ini­tia­tives de Jacques Copeau et son éphémère expéri­ence du Vieux Colom­bier, la fidéli­sa­tion d’un pub­lic, pour la pre­mière fois affir­mée comme néces­saire à la vie d’un théâtre, passe par des tech­niques de rela­tions publiques bien con­nues qui vont de l’in­for­ma­tion à l’abon­nement en pas­sant par la qual­ité de l’ac­cueil et les avan­tages tar­i­faires. Mais il est impos­si­ble, dans le pro­jet de Copeau comme plus tard dans celui de Vilar, de réduire ce souci de capter l’assiduité du spec­ta­teur à une préoc­cu­pa­tion exclu­sive­ment ges­tion­naire. L’am­bi­tion de fidélis­er le regard répond aus­si (et peut-être surtout) à un objec­tif « mil­i­tant », tou­jours présent dans les grandes aven­tures théâ­trales de ce siè­cle, celui de la for­ma­tion du spec­ta­teur, de l’é­d­u­ca­tion de son sens cri­tique et de l’élar­gisse­ment de son champ de vision. L’a­ma­teur d’art, se plai­sait à dire André Mal­raux, comme en écho aux pro­pos de Copeau, se définit avant tout par le jeu des com­para­isons, c’est-à-dire par l’i­den­ti­fi­ca­tion — intu­itive ou théorisée, d’une œuvre à l’autre — du jeu de la per­ma­nence et de la vari­a­tion. Puisque ceci vaut pour les arts plas­tiques, d’un tableau l’autre, mais aus­si pour la musique, d’un con­cer­to l’autre, et la lit­téra­ture, d’un poème ou d’un roman l’autre, pourquoi cette pra­tique com­par­a­tive ne vaudrait-elle pas égale­ment pour l’œu­vre dra­ma­tique et sa représen­ta­tion ? Il n’y a pas plus de vérité ontologique de la représen­ta­tion théâ­trale qu’il n’y en a des autres œuvres d’art, L’œu­vre est un élé­ment qui n’ex­iste que par sa rela­tion à l’autre, au tout. Son éval­u­a­tion, sen­si­ble, intel­lectuelle, est, de ce point de vue, éminem­ment struc­turale : élé­ment qui ne se définit que dans sa rela­tion iden­ti­taire et dif­féren­tielle — autrement dit : com­par­a­tive — aux autres élé­ments du même ensem­ble. À par­tir de là se définiront, par assim­i­la­tion et regroupe­ment, les styles, les gen­res, les écoles, les familles artis­tiques et esthé­tiques … L’abon­nement appa­raît donc à Copeau, à Vilar et aux autres pio­nniers d’un théâtre d’art « pour tous », comme une (douce) con­trainte ouvrant au spec­ta­teur, par le jeu de sa mémoire et la mise en per­spec­tive de ses sou­venirs récents ou loin­tains, la pos­si­bil­ité d’é­val­uer l’in­stant présent, l’éphémère de la représen­ta­tion en cours. Aban­don­nant libre­ment son imag­i­naire et sa con­science cri­tique à des asso­ci­a­tions d’idées, d’im­ages, ou d’im­pres­sions intu­itives (de con­traste ou de déjà vu), il se con­stru­ira un sys­tème référen­tiel d’oppositions et de fil­i­a­tions qui s’enrichira au fil de sa pra­tique de spec­ta­teur et enrichi­ra son acuité de regard, voire sa capac­ité de jouis­sance à la per­cep­tion de chaque nou­veau spec­ta­cle.

La pro­gram­ma­tion, dès lors, relève d’une tout autre respon­s­abil­ité. Elle par­ticipe désor­mais d’une mis­sion de for­ma­tion du spec­ta­teur et doit procéder à des choix tou­jours écartelés entre le souci d’ou­ver­ture et l’af­fir­ma­tion de préférences. Pro­gram­mer, dis­ait Jacques Las­salle dans l’un de ses édi­to­ri­aux du TNS, c’est se livr­er au jeu (cru­el mais assumé) des choix et des refus. Les mots sont forts. Ils ont le mérite d’au­toris­er des audaces artis­tiques aux­quelles doit répon­dre, en écho, le courage d’un dis­cours théorique fort et argu­men­té. Ailleurs, le même Jacques Las­salle affir­mait égale­ment que pro­gram­mer, c’est pour­suiv­re le tra­vail de créa­tion sous une autre forme. Il serait souhaitable que les tutelles poli­tiques médi­tent longue­ment cette réflex­ion, elles qui, un peu partout ces temps-ci, sont plus que jamais ten­tées par l’abandon des cen­tres dra­ma­tiques aux ges­tion­naires con­sen­suels et autres tech­nocrates de la pro­gram­ma­tion éclec­tique. Faut-il leur rap­pel­er que les grandes aven­tures artis­tiques du siè­cle, celles sur lesquelles on peut met­tre un nom, furent pré­cisé­ment ini­tiées par des per­son­nal­ités fortes et courageuses qui surent impos­er leurs choix les plus sin­guliers et les plus aigus, au prix par­fois d’amers affron­te­ments et d’âpres polémiques ?

Prenons encore l’ex­em­ple de Copeau : dès le fameux Appel plac­ardé sur les murs de Paris à l’automne 1913, précédé par la pub­li­ca­tion dans la NRF en sep­tem­bre du non moins célèbre « essai de réno­va­tion dra­ma­tique », la notion de réper­toire était placée en exer­gue, quelle qu’en fût l’outrecuidance dans un con­texte très figé où son emploi était jusqu’alors réservé aux théâtres offi­ciels (Comédie-Française et Odéon) et aux quelques rares ten­ta­tives artis­tiques ayant fait leur preuve à la fin du siè­cle passé (Théâtre-Libre et Théâtre de l’Œu­vre).…. Et c’est bien en pré­somptueuse rival­ité avec la ComédieFrançaise que Copeau s’appropriait cette notion de réper­toire. Il allait le prou­ver très vite, dès la pre­mière sai­son, en inscrivant à son pro­gramme non seule­ment les jeunes auteurs de la NREF, mais aus­si des tra­duc­tions fidèles et qua­si inté­grales, ni édul­corées ni expurgées, d’œu­vres élis­abéthaines, et surtout les farces de Molière, très dis­créditées depuis le ter­ri­ble ver­dict de Boileau, et qu’il eut l’audace et la bonne idée de réha­biliter auprès d’un « pub­lic let­tré » jusque-là plutôt méprisant.

L’au­dace artis­tique, et notam­ment l’audace de réper­toire, per­met seule que le théâtre demeure un lieu de débat, de con­fronta­tion, où chaque spec­ta­teur, dans une rela­tion de con­fi­ance et d’es­time réciproque tou­jours renou­velée, se définit pour ou con­tre telle option artis­tique repérable, invité qu’il est à pren­dre par­ti et si pos­si­ble avec pas­sion. La pire des choses au théâtre, n’est-elle pas cette « bonne soirée », c’est-à-dire, pour plagi­er Mus­set, cette soirée per­due, dans la fausse har­monie diver­tis­sante d’un rassem­ble­ment hétéro­clite ? Non seule­ment le théâtre et ses artistes ne peu­vent faire l’économie du sens ni de la forme, mais ils ne peu­vent pas non plus les traiter par le juste milieu n1 par leur plus petit com­mun dénom­i­na­teur, le plus poli­tique­ment cor­rect ou le moins dérangeant.

Une cohérence sub­jec­tive

Cette cohérence glob­ale du sens et de la forme, qu’An­dré Antoine, à la charnière du siè­cle, revendi­quait à l’échelle de la représen­ta­tion théâ­trale, avec ses options, ses par­tis-pris esthé­tiques et idéologiques, il con­vient donc aus­si de l’étendre à l’ensemble de la pro­gram­ma­tion d’un théâtre. Il faut, autrement dit, que le met­teur en scène qui en a la charge, tout en ouvrant son regard et celui de son pub­lic à des spec­ta­cles de référence étrangers à sa pro­pre esthé­tique, assume néan­moins avec la plus grande net­teté et la plus grande rad­i­cal­ité per­mis­es une pro­gram­ma­tion au plus près de ses goûts, de ses con­vic­tions, de sa per­son­nal­ité.

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Écrit par Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre Nation­al de Stras­bourg puis au Théâtre Nation­al de Bel­gique, Yan­nic Man­cel est depuis...Plus d'info
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Henry Bauchau-Couverture du Numéro 56 d'Alternatives Théâtrales
#56
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Henry Bauchau

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