Nous vivons la fin du socialisme officiel. En politique, lorsque l’opposition perd, elle doit s’enraciner dans l’art. Le temps de la satire est révolu.
Dans l’état autoritaire, rien ne peut être satirisé. La culture en est réduite à jouer du triangle. Le courtier de bourse s’esclaffe, et le satiriste joue du triangle. La forme d’art de l’autoritaire est la comédie musicale. Le comptable est le nouveau censeur. Le comptable bat des mains devant la salle pleine. Le fonctionnaire socialiste, lui aussi, souhaite vivement un théâtre plein. Mais plein pour quoi ? Dans l’âge du populisme, l’artiste d’avant-garde est l’artiste qui n’a pas peur du silence. Les aboiements d’un auditoire à la recherche de l’unité sont un bruit de désespoir. Quand les temps sont durs, le rire est un crépitement de peur. Comme il est difficile d’être assis dans un théâtre silencieux. Il y a silence et silence. Comme pour la couleur noire, il y a des couleurs à l’intérieur du silence. Pour l’acteur et le dramaturge, le silence de la compulsion est le plus grand accomplissement. Nous devons triompher de cette volonté de faire les choses à l’unisson. Chanter ensemble, fredonner ensemble des refrains usés, cela ne forme pas une communauté. Un carnaval n’est pas une révolution.
Après le carnaval, lorsque les masques sont enlevés, vous êtes précisément ce que vous étiez auparavant. Après la tragédie, vous n’êtes pas certain de qui vous êtes. L’idéologie est l’aboutissement de la douleur. Il est des gens qui veulent connaître la douleur. Il n’est pas de savoir qui soit bon marché. Contrairement à ce que les comptables prétendent, nombreux sont ceux qui sont à la recherche du savoir. Il y a toujours la possibilité d’une soudaine avalanche d’individus à la recherche de la vérité. L’art est un problème. L’homme ou la femme qui s’expose à l’art s’expose à un problème supplémentaire. C’est une erreur typique du comptable que de penser qu’il n’y a pas de public pour le problème. Certaines personnes veulent se développer dans leur âme. Mais pas tout le monde. En conséquence, la tragédie est élitiste. Comme vous ne pouvez pas vous adresser à tous, autant vous adresser aux impatients. En art, l’opposition ne possède que la qualité de son imagination. L’unique possibilité de résistance à une culture de la banalité se situe dans la qualité. Comme ils essayent d’avilir le langage, la voix de l’acteur devient un instrument de révolte. L’acteur est à la fois la plus importante source de liberté, et l’instrument le plus subtil de la répression. Si l’on rend à l’acteur le langage, il peut alors rompre le blocus imposé par la culture à l’imagination. Si l’acteur ânonne des banalités, il ne fait qu’amonceler de l’asservissement. La tragédie libère le langage de la banalité. La tragédie restitue la poésie à la parole. La tragédie n’est pas le lieu de la réconciliation. En conséquence, c’est la forme artistique qui convient à notre temps. La tragédie résiste à la trivialisation de l’expérience, contrairement au dessein du régime autoritaire. Les gens supporteront n’importe quoi pour une parcelle de vérité. Mais pas tout le monde. Un théâtre tragique sera donc élitiste. La tragédie demeura impossible tant que l’on confondit l’espoir avec le bien-être. Soudain la tragédie est de nouveau possible. Quand un enfant tombe sous un autobus, ils appellent cela une tragédie. Bien au contraire, c’était un accident. Nous avons eu une dramaturgie d’accidents se faisant passer pour de la tragédie. Les tragédies des années soixante n’étaient pas des tragédies, mais les manquements des services sociaux. Le théâtre doit commencer à traiter son public avec sérieux. Il doit cesser de lui raconter des histoires qu’il peut comprendre. Ce n’est pas insulter un auditoire que de lui offrir l’ambiguïté. La forme narrative est en train de mourir dans nos mains.
Dans la tragédie, le public est désuni. Le spectateur est assis seul. Il souffre seul. Au sein de cette vaste étendue brumeuse régie par les vieux concepts de collectivité, la tragédie rend à l’individu la douleur. Vous sortez de la tragédie armé contre le mensonge. Après la comédie musicale, vous n’êtes que le pantin du premier venu. La tragédie offense les sensibilités. Elle traîne l’inconscient sur la place publique. Elle rend silencieux les battements de tambourin qui caractérisent de la même façon les cultures autoritaires et populaires. Elle ose être belle. Dans le théâtre, qui de nos jours parle encore de beauté ? Ils pensent que c’est du domaine des costumes. La beauté qui n’est possible que dans la tragédie, détruit l’idée mensongère d’une misère humaine qui est un des fondements du nouvel autoritarisme. Quand une société est officiellement philistine, la complexité de la tragédie devient une source de résistance. Parce qu’ils ont purgé toute vie du mot liberté, le mot justice prend une nouvelle signification. Seule la tragédie se préoccupe de justice. Puisqu’aucune forme d’art n’entraîne l’action, la forme d’art la plus appropriée à une culture au bord de l’extinction est celle qui stimule la douleur. Les problèmes ne sont jamais trop complexes pour qu’ils ne puissent être exprimés. Il n’est jamais trop tard pour prévenir la mort de l’Europe.

