Apologies consternantes : les « Arguments pour un Théâtre » de Howard Barker

Apologies consternantes : les « Arguments pour un Théâtre » de Howard Barker

Le 19 Mai 1998

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Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
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L’art amène le chaos dans l’or­dre
L’ac­teur doit détru­ire
L’au­teur doit démolir
Toutes les notions précédem­ment admis­es de la représen­ta­tion
Toutes les notions précédem­ment admis­es de la réal­ité
(N’EXAGÉREZ PAS)

LE RECUEIL D’ESSAIS d’épi­grammes et de spécu­la­tions inti­t­ulé Argu­ments pour un Théâtre peut égale­ment être con­sid­éré comme des argu­ments con­tre un théâtre, ou con­tre une sit­u­a­tion où l’on nous présente le théâtre que les cri­tiques et le man­age­ment théâ­tral ont envie de voir, et que, selon eux, le pub­lic mérite.
ARGUMENTS FOR A THEATRE fut le pre­mier livre d’é­tudes théâ­trales bri­tan­niques qui cher­cha à iden­ti­fi­er et à dépass­er les clichés con­cer­nant le théâtre con­tem­po­rain depuis l’ou­vrage polémique A GOOD NIGHT OUT de John McGrath en 1981. Le livre de McGrath était stim­u­lant au sens où il cri­ti­quait le cer­cle fer­mé des struc­tures théâ­trales bri­tan­niques dans les années 1970, et met­tait le doigt sur le dan­ger de l’au­teur-inter­prète imprévis­i­ble. Cepen­dant McGrath rame­nait la force poten­tielle de cet inter­prète à un théâtre tim­o­ré à voca­tion pop­u­laire, pour qui pop­u­laire voulait dire : « intel­li­gi­ble par le grand pub­lic, en adop­tant et en enrichissant ses formes d’ex­pres­sion, en assumant son point de vue, le con­fir­mant et le cor­rigeant ». Son appel à un théâtre qui célèbre le peu­ple rap­pelle la réac­tion de Léopold dans LES EUROPÉENS de Bark­er : « Vous-mêmes ? Qu’y-a-t-il à célébr­er en vous ? Le fait que vous soyez en vie et pas un truc puant entre les pins ? Eh bien, vas célébr­er cela, mais ne nous demande pas de te rejoin­dre. »
L’inci­ta­tion autori­taire à célébr­er per­sista durant les années suiv­antes. En fin de compte l’art de la célébra­tion est une insulte à l’é­gard de l’in­tel­li­gence et de l’imag­i­na­tion, parce qu’en des ter­mes pop­u­laires et pop­ulistes il célèbre le déjà con­nu : puisque fondé sur la réitéra­tion des avis partagés. Ce théâtre est essen­tielle­ment con­ser­va­teur, évi­tant l’ex­plo­ration qu’oc­ca­sion­nerait la décou­verte de nou­velles pos­si­bil­ités.
Dans ce cli­mat cul­turel Bark­er s’op­po­sait au théâtre pop­u­laire avec son objec­tif sci­em­ment provo­ca­teur de faire un théâtre éli­tiste. Sci­em­ment provo­ca­teur car, comme Bark­er rétorque dans son essai L’ÉLITISME RADICAL AU THÉÂTRE : « il n’y a rien d’éli­tiste dans l’imag­i­na­tion, même si peu d’en­tre nous sont habil­ités à l’ex­ercer pro­fes­sion­nelle­ment. »
Dans ARGUMENTS FOR A THEATRE, les pro­pos de Bark­er sont assem­blés chronologique­ment, et pour cette rai­son ils démon­trent les con­tra­dic­tions et développe­ments essen­tiels d’une imag­i­na­tion agitée.
La foi en la tragédie qui car­ac­térise les épi­grammes des 49 APARTÉS est affinée au fil du recueil par une iden­ti­fi­ca­tion du cat­a­strophisme : c’est le terme de Bark­er pour une forme mod­erne de tragédie, qui dépeint le rejet des valeurs jugées fon­da­men­tales par la société, refu­sant en
out­re de s’im­pli­quer dans la resti­tu­tion de l’or­dre moral. Les pro­tag­o­nistes de telles pièces sont sou­vent charis­ma­tiques, puisqu’ils rompent avec la rou­tine quo­ti­di­enne pour entr­er dans le domaine de l’ex­tra­or­di­naire. En dépit de cela, la douleur subie à cause de leurs efforts n’in­vite pas à l’im­i­ta­tion, et leurs
mau­vais­es actions les écar­tent du statut héroïque con­ven­tion­nel. « Dans le courage de l’ac­teur, le pub­lic puise son pro­pre courage », a déclaré Bark­er.
L’esthé­tique théâ­trale de Bark­er accorde une posi­tion cen­trale à l’ac­teur, capa­ble à la fois de décou­vrir et de démon­tr­er une lib­erté étrange.
Ain­si le spec­ta­teur qui venait pass­er « un bon moment » se sera sans doute offert « un cadeau de mélan­col­ie » à la place, et trou­vera ceci « déroutant mais pas déplaisant », en décou­vrant le tri­om­phe exis­ten­tiel d’une sauvagerie indi­vid­u­al­iste, qui sépare inévitable­ment et isol­erait éventuelle­ment l’ex­plo­rateur de ceux qui voudront épouser le fam­i­li­er, et donc le
famil­ial. Le pire des men­songes est sen­ti­men­tal : « Nous sommes des frères par exem­ple
Sommes-nous des frères ou pas
Sommes-nous
DES FRÈRES »
(N’EXAGÉREZ PAS)

La sen­ti­men­tal­ité est une appréhen­sion du
com­porte­ment émo­tion­nel de l’Autre qui insiste sur la simil­i­tude, une sol­lic­i­ta­tion au partage. Ceci est l’an­tithèse du « droit de l’in­di­vidu à vivre le chaos, l’ex­trémisme et la descrip­tion de soi » : pour Bark­er, i
n’est pas néces­saire que l’ex­pres­sions oit tou­jours ramenée à la com­mu­ni­ca­tion. L’élé­ment com­pul­sif, l’im­pul­sion de puis­sance irra­tionnelle, peut égale­ment être irré­sistible.
Oblig­eant à pren­dre rapi­de­ment posi­tion, cet élé­ment provoque alors une vic­toire insoupçon­née.
Le chaos que Bark­er appelle est opposé à l’in­sécu­rité crain­tive qui pulse sous la déter­mi­na­tion de Mario Var­gas Llosa quand il dit que l’art devrait tir­er le passé du chaos, afin de pro­cur­er de l’or­dre pour soulager la vie de sa « com­plex­ité et imprévis­i­bil­ité ahuris­santes ». La vision
du chaos comme anathème rap­proche Llosa de
l’esthé­tique théâ­trale néo-tchéck­hovi­enne dom­i­nante et de sa descrip­tion coerci­tive de l’en­tropie : le con­cept ther­mo­dy­namique util­isé sous forme lit­téraire comme motif d’in­sécu­rité lin­guis­tique, de l’ef­fon­drement pressen­ti de la dynamique, de l’a­t­ro­phie spir­ituelle, de la diminu­tion de l’én­ergie et de la dés­in­té­gra­tion morale.
Cepen­dant, depuis la fin des années 1980, le traité sci­en­tifique a dû com­bat­tre un nou­v­el argu­ment ; la ten­dance ultime d’en­tropie — avec tout le con­sen­te­ment fatal­iste et nauséabond qu’il implique — est défiée par une redéf­i­ni­tion du chaos comme sys­tème de vari­a­tions com­plex­es, il détient une énergie apéri­odique qui est la source de régénéra­tion vitale. Afin de dévelop­per une analo­gie avec l’esthé­tique théâ­trale, dis­ons qu’un théâtre du chaos encour­age les diminu­tions de l’or­dre et proclame que le pub­lic au théâtre comme les êtres vivants dans l’u­nivers pos­sè­dent le don de l’é­clo­sion de la vie.
Artaud était d’avis que le théâtre est un endroit pour décou­vrir ce qu’il y a de plus « excep­tion­nel » et « vul­nérable » en soi, et donc pas for­cé­ment ce qu’il y a de meilleur. Pour­tant les artistes dra­ma­tiques qui s’ex­pri­ment libre­ment ont de plus en plus été accusés, ils offen­saient les valeurs pop­ulistes de la pro­duc­tiv­ité de con­som­ma­tion. Le dan­ger et la promesse de chaos impliquent le refus de gen­til­lesse, tan­dis que le théâtre bri­tan­nique néo-tchékhovien préfère chercher du récon­fort dans l’ex­pi­a­tion, repér­er la matu­rité dans la retenue, et est donc com­plice d’avoir ramené le théâtre à l’or­dre.

L’au­teur Euge­nio Bar­ba, comme Bark­er, apporte un con­traste en con­sid­érant que le théâtre « entremêle une soli­tude avec une autre », en explo­rant le détache­ment
du corps et du pou­voir. Ce théâtre peut devenir une néces­sité pour une cer­taine caté­gorie de spec­ta­teurs et de comé­di­ens, ceux qui prô­nent comme Bar­ba « une rela­tion qui n’établit pas d’u­nion, qui ne crée pas de com­mu­nion, mais qui rit­u­alise l’é­trangeté réciproque et la lacéra­tion du corps social dis­simulé sous la peau uni­forme de mythes et de valeurs morts ».
Ce théâtre aspire donc à l’aso­cia­bil­ité, une rela­tion expres­sive qui ne renonce pas aux dif­férences d’ex­péri­ence indi­vidu­elle, de per­cep­tion, de con­nais­sance et de besoins.

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Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
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