Barker, l’aboyeur du théâtre

Barker, l’aboyeur du théâtre

Le 24 Oct 2025

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Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
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QUAND IL OUVRE la fenêtre, Howard Bark­er entend la mer. Chez lui à Brighton, « la ville la plus déca­dente d’Angleterre », selon ses pro­pres dires, il éla­bore son œuvre, loin des com­bats intel­lectuels de la cap­i­tale, où il n’ar­rive que ponctuelle­ment, pour semer le trou­ble. Trop clas­sique pour l’a­vant-garde, trop avant­ Gardiste pour le théâtre établi, sa force réside dans le fait qu’il se suf­fit à lui-même. Com­ment tiendrait-il le coup autrement, cet auteur d’un demi-siè­cle, dans sa lutte féroce con­tre la dic­tature d’une cul­ture qui se veut à tout prix acces­si­ble, si ce n’est par l’hu­mil­ité d’une activ­ité quo­ti­di­enne soli­taire, celle- là même qu’il décrit dans les JOURNAUX INTIME DE TURTMANN : « Ce qui dérive ici sur les marées est mon trib­ut / La dîme des hommes heureux et pro­lifiques / Leurs cageots jetés con­ti­en­nent des légen­des / Que je dis­pose au hasard sur le rivage / Les décom­posant comme une com­mu­ni­ca­tion gui n’est pas / Plus arbi­traire que la parole. »

Aujour­d’hui Howard Bark­er est un culte. Quel autre écrivain de théâtre con­tem­po­rain a une com­pag­nie qui monte exclu­sive­ment son tra­vail, comme la Wrestling School (L’É­cole de Lutte) le fait avec l’œu­vre de Bark­er ? Il nous suf­fit de ren­tr­er dans une librairie théâ­trale à Lon­dres pour décou­vrir de quoi rem­plir l’é­tagère entière d’une bib­lio­thèque ; il y a du pain sur les planch­es pour les gens de théâtre dans les années à venir. Ce clas­sique con­tem­po­rain défie la pau­vreté lin­guis­tique de l’écri­t­ure théâ­trale con­tem­po­raine qui résulte de l’in­flu­ence néfaste de l’ère télévi­suelle, et tient tête à Artaud avec ses théories sur le théâtre. Extrémiste, Howard Bark­er incar­ne dans ses pièces l’aris­to­cratie avec la même aisance que la men­dic­ité. Sans tran­si­tion, on passe d’une canon­nade de jurons à un envol poé­tique, pour ensuite atter­rir dans un lan­gage quo­ti­di­en chargé d’ironie.

L’au­teur désta­bilise par son dosage savant d’an­i­mal­ité directe­ment surgie de l’in­con­scient, sa clair­voy­ance réflex­ive, un point de vue his­torique mod­erne, et son appar­te­nance au clan shake­spearien, et ce « en des temps où le sophisme préféré de l’in­dus­trie du diver­tisse­ment est de pré­ten­dre que les foules déprimées ont soif de chan­sons et d’ou­bli », dix­it Bark­er.

Lors d’une con­férence à Orléans inti­t­ulée « Le théâtre, ultime scène du dia­logue », j’an­nonçai avec pas­sion le pro­jet de traduire LES EUROPÉENS de Bark­er pour la com­pag­nie Utopia dans le cadre du Kun­sten Festival­ des Arts. Les représen­tants d’im­por­tantes insti­tu­tions cul­turelles bri­tan­niques ont aus­sitôt bais­sé les yeux. Une ter­ri­ble gêne se dégageait de leur mutisme.

Le dia­logue était défini­tive­ment rompu. Plus tard j’ai com­pris que Bark­er était vrai­ment comme son nom l’indique en anglais, un « aboyeur » qui crie à la porte des théâtres, invec­tive les dogmes dolents d’un peu­ple sur­ cul­tivé. Et il ne remet pas sim­ple­ment en ques­tion notre atti­tude envers le théâtre ; la force de Bark­er réside dans sa capac­ité à dis­soudre le tis­su moral et émo­tion­nel implan­té dans nos cerveaux par notre édu­ca­tion trop sou­vent sim­i­laire. L’abo­li­tion des dis­tinc­tions habituelles ébran­le les fonde­ments de nos pen­sées et provoque ain­si des flash­es de lucid­ité. On finit alors par se deman­der si, par exem­ple, la lib­erté et la bon­té sont com­pat­i­bles, ou si la pitié n’est pas à la fois un poi­son et un sen­ti­ment éro­tique. Bark­er décrit son Théâtre de la Cat­a­stro­phe de la façon suiv­ante : « Le sujet habituel du théâtre con­tem­po­rain est la façon dont nous vivons les uns avec les autres à par­tir de prédi­cats moraux don­nés. ( … ) Mais il y a main­tenant un prob­lème avec les prédi­cats eux-mêmes. Ce nou­veau théâtre, plus aven­tureux, plus courageux, demande au pub­lic d’éprou­ver la valid­ité des caté­gories qui régis­sent sa vie. En d’autres ter­mes, son pro­pos n’est pas du tout la vie comme elle est vécue, mais la vie comme elle pour­rait être vécue ; il s’ag­it encore de la pen­sée qui n’est pas autorisée, et de l’in­con­scient qui a été aboli. »

Sa pièce LES EUROPÉENS, pour par­ler de ce que je con­nais le mieux, est une pièce pleine de rup­tures de sens, son dia­logue une géo­gra­phie du fonc­tion­nement du cerveau humain on ne peut plus sub­tile. Howard Bark­er y exploite le sens lit­téral des mots, leur sonorité, et comme dans la pein­ture, il explore le con­traste des couleurs sans per­dre de vue l’ar­chi­tec­ture glob­ale de la pièce. La forme clas­sique fait sur­gir davan­tage le fond sub­ver­sif. La gri­saille met en relief les traits rouges vifs d’un engage­ment d’artiste, comme l’ap­pari­tion soudaine du soleil entre les avers­es en Angleterre. Un des per­son­nages nom­mé Starhem­berg y déclare : « Ce dont j’ai besoin. Et ce qui aura lieu d’être. J’ai besoin d’un art qui rap­pellerait la douleur. L’arc gui sera, sera toutes fior­i­t­ures et fes­tiv­ités. J’ai besoin d’un art qui tomberait à pic à tra­vers le planch­er de la con­science pour libér­er le soi pas encore né. L’art qui sera, sera extrav­a­gant et éblouis­sant. J’ai besoin d’un art qui bris­erait le miroir devant lequel nous posons. L’art qui sera, sera tous les miroirs. » En même temps, cette fresque his­torique réveille en nous le prob­lème de l’im­mi­gra­tion d’au­jour­d’hui dans toute sa vio­lence et notre rela­tion trau­ma­tique avec notre passé colo­nial. Un pein­tre s’y promène entre les vic­times de guerre, comme un artiste de nos jours envoyé à Sara­je­vo. « C’est cette rela­tion encre le rêveur et l’É­tat qui con­stitue le sujet de ma pièce LES EUROPÉENS, qui se déroule dans l’Autriche libérée de 1683, ayant comme toile de fond la lutte en Europe cen­trale con­tre l’im­péri­al­isme islamique. ( …) La pro­tag­o­niste vic­time d’une atroc­ité refuse de par­don­ner, et dans sa volon­té intrépi­de de vivre sa douleur en pub­lic, offense pro­fondé­ment l’É­tat con­cil­ia­toire. Elle représente un objet hurlant exposé au Musée de la Réc­on­cil­i­a­tion. » Bark­er nous par­le d’au­jour­d’hui à tra­vers !‘His­toire, Bark­er mêle les injures des bas-fonds de Lon­dres au jar­gon élis­abéthain, Bark­er démon­tre les lim­ites de la con­nais­sance avec des argu­ments fondés sur la con­nais­sance, Bark­er nous dévoile la spir­i­tu­al­ité par la sex­u­al­ité — c’est l’artiste du prag­ma­tisme par excel­lence, parce qu’il ne fuit pas la con­tra­dic­tion qui nous habite tous.

Son théâtre est aus­si poli­tisé, mais on se gardera bien d’y décel­er avec trop d’in­sis­tance une quel­conque ten­dance poli­tique, puisqu’il démon­tre juste­ment les con­tra­dic­tions dans toute con­vic­tion poli­tique ( « On a une main droite et une main gauche », dirait Ernst Jünger), et dans ses pièces les manip­u­la­teurs sont sou­vent démasqués comme plus faibles que les manip­ulés, comme l’empereur Léopold dans LES EUROPÉENS qui éclate fréquem­ment en san­glots. On pour­rait, si on était de mau­vaise foi, dénon­cer un cer­tain élitisme — ou posi­tion­nement soli­taire — dans son écri­t­ure, mais Bark­er a déclaré que son théâtre n’a jamais eu pour but la sol­i­dar­ité, mais celui de s’adress­er à l’âme là où elle ressent sa pro­pre dif­férence. Il vise la dis­so­lu­tion de la pen­sée cohérente pour faire naître une vision du monde plus nuancée et en accord avec la vraie nature de l’homme, la valeur des œuvres d’art se trou­vant dans leur capac­ité à anéan­tir les idées reçues que véhicule la com­mu­nauté destruc­trice de l’in­di­vidu. En revanche Bark­er se soucie du pub­lic, ou plutôt des indi­vidus qui con­stituent le pub­lic : « le pub­lic a besoin d’être à la fois pré­paré et, comme c’est le cas avec toute nou­velle forme de théâtre, éduqué à vivre sa pro­pre lib­erté. » Il part du principe que « la fonc­tion du théâtre est de ren­dre au pub­lic la respon­s­abil­ité de l’ar­gu­men­ta­tion morale. »

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