« Mon théâtre parle de secret »

« Mon théâtre parle de secret »

Entretien avec Howard Barker

Le 31 Oct 2025

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Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
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MIKE SENS : Si j’é­tais Stanislavs­ki, que me diriez-vous ?

Howard Bark­er : Je vous dirais que j’ad­mire ce que vous avez fait en votre temps, mais que ce n’est plus val­able de nos jours. Ce qui a pro­duit le nat­u­ral­isme du 19′ siè­cle ne pré­vaut plus dans le théâtre de notre fin de siè­cle. C’est évi­dent si l’on prend en compte un élé­ment car­ac­téris­tique qui a directe­ment atteint le théâtre : je veux par­ler de la télévi­sion. Elle a hérité directe­ment de la méth­ode réal­iste de Stanislavs­ki. Notre sit­u­a­tion actuelle est la suiv­ante : la télévi­sion reflue comme une marée et noie le théâtre. La ques­tion de savoir si la tech­nique de Stanislavs­ki est juste ou non n’est pas per­ti­nente. Il faut plutôt se deman­der si le théâtre aujour­d’hui peut se sat­is­faire de l’esthé­tique de Stanislavs­ki. Nous vivons dans de nou­velles con­di­tions, donc nous avons besoin d’une nou­velle esthé­tique. Toutes les esthé­tiques vivent et meurent. Un type de théâtre fait autorité pour une péri­ode définie. Pour la péri­ode que nous vivons j’ai une théorie sur ce que devrait être le théâtre. Et ce n’est pas celle de Stanislavs­ki. Sou­vent les per­son­nages, au milieu d’une longue tirade, émet­tent simul­tané­ment trois ou qua­tre idées. Le pub­lic ne sait pas laque­lle suiv­re, quelle idée est la vraie idée, parce que chez Stanislavs­ki tout ce qui se fait sur le plateau a une inten­tion. Il dit que tu peux rem­plac­er chaque dis­cours par « je veux ». C’est le réal­isme. Mais vous et moi nous ne voulons pas tout le long de la journée, nous ne savons même pas du tout ce que nous voulons. Ce qui se passe, c’est que nous ren­con­trons des gens et ils nous dis­traient de nos inten­tions, la vie est une con­tin­uelle série de diver­sions, de forces qui nous manoeu­vrent. Le théâtre de Stanislavs­ki est ten­du vers l’ob­jec­tif de per­suad­er notre esprit. Ils com­pren­nent cela : c’est rationnel. Mais l’être humain n’est pas rationnel. Ain­si ils refusent mon lan­gage qui joue avec l’idée de l’idée. Spé­ciale­ment en Angleterre qui a une cul­ture util­i­tariste, où tout a une valeur d’u­til­ité. Même le théâtre doit avoir une valeur d’u­til­ité. Je ne pense pas que la France soit comme cela. J’ai peut-être tort, mais je ne pense pas.

M. S.: Et si j’é­tais Brecht, que me diriez-vous ?

H. B.: Je vous dirais exacte­ment la même chose. Parce que Brecht et Stanislavs­ki sont cousins si ce n’est frères. Dans les pièces de Brecht, vous recevez la sagesse de Bertold Brecht et on est obligé de l’ac­cepter. C’est là où le bât blesse,parce qu’il savait per­tinem­ment qu’il y avait un effet d’al­ié­na­tion dans son théâtre, du fait que les acteurs par­lent sur scène comme le prêtre du haut de sa chaire. Le pub­lic ne tirait pas ses pro­pres con­clu­sions, mais des con­clu­sions fondées sur les évi­dences que Brecht avait mon­trées. Donc ça n’é­tait pas un « faird­eal », un arrange­ment hon­nête : tout était déjà fixé. Dans mon oeu­vre, parce que je ne cherche pas à me con­trôler pour être fidèle à ma pro­pre idéolo­gie, je n’im­pose pas au pub­lic de l’accepter.Les dif­férentes con­cep­tions s’af­fron­tent. J’es­saye seule­ment de sus­citer des réac­tions émo­tion­nelles, et le pub­lic fait ce qu’il a choisi de faire. Je ne suis pas un lib­er­taire, mais j’es­saye de don­ner au théâtre la forme la plus démoc­ra­tique­pos­si­ble. Si vous me demandiez : qu’est-ce-que vous atten­dez d’un artiste quand il vous lit un texte I Ma réponse serait:Je demande à un artiste de rêver et je le paie pour qu’il me mon­tre ce à quoi il a rêvé. C’est l’ir­re­spon­s­abil­ité d’un grand artiste qui touche, pas sa respon­s­abil­ité. 

M. S. : Cer­taines per­son­nes en Angleterre vous ont appelé le Brech­tanglais …

H. B.: Il fut un temps où je pen­sais que la lutte des class­es pou­vait être mon­trée au théâtre, j’é­tais engagé poli­tique­ment. Depuis ce temps j’ai réal­isé la futil­ité de cette conception.Donc si on m’a appelé le Brecht anglais, cela devait faire référence à cette péri­ode. Mais je n’ai jamais eu l’in­ten­tion d’être un Brecht anglais. De toutes les façons mon théâtre est plutôt ambigu, trop obscur pour cor­re­spon­dre à ces étiquetages.La société con­tem­po­raine est de plus en plus oppres­sive en ce sens qu’elle con­di­tionne de plus en plus les gens, et la tech­nolo­gie par­ticipe à cela. Il n’est per­mis à per­son­ne d’être mys­térieux ou som­bre. Le domaine privé est con­tin­uelle­ment réduit. Cet entre­tien est une illus­tra­tion par­faite de ce que je viens de dire. La lumière comme déter­mi­nant cul­turel et spir­ituel exige qu’au­cun indi­vidu soli­taire ne reste en dehors du syn­drome d’ac­cès.

M. S.: Et si j’é­tais Artaud que me diriez-vous ?

H. B.: Je dirais : « Je vous aime beau­coup Mon­sieur Artaud, mais il faut que vous appre­niez à aimer la langue. » Con­sciem­ment je ne vois pas de lien entre mon Théâtre de la Cat­a­stro­phe et son Théâtre de la Cru­auté. Cepen­dant Artaud a tout d’un coup inter­prété le théâtre comme un cauchemar, enfin c’est ain­si que je le lis, mais pour moi l’ex­péri­ence de ce cauchemar vient directe­ment de la langue. Artaud a épuisé la langue tout comme le théâtre utile. Pour moi une langue inven­tée, et pas seule­ment emprun­tée, reste au cen­tre de la pra­tique théâ­trale. Dans mes pièces j’ai créé un idiome pour mon lan­gage qui rejette totale­ment le fléau nat­u­ral­iste de la parole au théâtre. Il con­tient un reg­istre élevé et un reg­istre bas ; d’un côté lit­téraire, poé­tique, métaphorique,et de l’autre argo­tique, cru, terre à terre.Beaucoup de répliques ont un rythme par­ti­c­uli­er. Ce rythme est le résul­tat de la poésie — ma pro­pre expéri­ence en tant que poète — mais reflète égale­ment le courant sous-jacent de l’ar­got lon­donien par­lé par mes par­ents et leurs ancêtres.Les dému­nis à Lon­dres étaient très créat­ifs avec la langue qui n’é­tait pas con­t­a­m­inée par le lan­gage des films améri­cains. La langue de chez eux était comme une sub­stance. Pour­tant je n’ai plus d’il­lu­sion sur la beauté du pro­lé­tari­at. Il n’a pas de ver­tu qui lui soit pro­pre. Je n’ac­corde pas beau­coup d’im­por­tance à la notion de classe.

M. S.: Vous vous définis­sez comme un Européen, c’est plutôt étrange pour un Anglais, non ?

H. B.: J’ai tou­jours eu le sen­ti­ment d’être européen et n’ai jamais beau­coup insisté sur mon iden­tité britannique,même si je ne la renie pas. Mes influ­ences cul­turelles — surtout parce que je viens d’un milieu ouvri­er — je les subis­sais là où je les trou­vais. On ne m’a pas inculqué de doc­trines. Donc j’ai d’abord ren­con­tré Marx, Camus, Sartre. Et plus tard, de manière plus sig­ni­fica­tive, Niet­zsche, Rilke, Céline, Stend­hal, Pas­cal. L’héritage lit­téraire et philosophique européen est époustouflant,d’une richesse incroy­able. Et au ciné­ma, Tarkovsky est pour moi le maître du siè­cle, il utilise la caméra non pour créer de la beauté, mais pour créer des métaphores inat­ten­dues qui recè­lent les sig­ni­fi­ca­tions. Mais il y a égale­ment Pasoli­ni, Bergman, Bres­son, c’est plus qu’un esprit peut emma­gasin­er. J’au­rais pu être réal­isa­teur parce que j’adore le ciné­ma, et que je suis beau­coup allé au ciné­ma quand j’é­tais jeune homme.

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