Pour une catastrophe du théâtre
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Pour une catastrophe du théâtre

(Réflexions autour de SCENES FROM AN EXECUTION, HATED NIGHTFALL, et THE CASTLE)

Le 24 Oct 2025

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Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
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« DEPUIS QUE ]‘AI RENONCÉ à l’e­spoir, je me sens beau­coup mieux. » La légende veut que John Osborne, créa­teur de la fig­ure-mod­èle du « Jeune Homme en colère » dans les années 50, et mort le 24 décem­bre 1994, aie affiché cette phrase dans sa salle de bains pour la relire tous les matins… et garder le sourire.

Howard Bark­er n’est pas John Osborne, et il se défendrait cer­taine­ment d’être un jeune homme en colère. Pour­tant, dans la bouche d’un dra­maturge qui répond laconique­ment « Oui » à la ques­tion « Êtes-vous un obsédé de l’apoc­a­lypse ? », et se déclare créa­teur d’un « Théâtre de la Cat­a­stro­phe », ou théâtre « catastro­phique », amoral et irré­c­on­cil­ié, la phrase ne paraît pas si déplacée.

Je cite Osborne, car Bark­er est à sa manière, dans le paysage théâ­tral anglais, par ses choix et la sil­hou­ette par­ti­c­ulière qu’il y découpe, ce que les anglais appel­lent un « lone wolf », un loup soli­taire. A 52 ans, à mi-chemin entre Edward Bond et Gre­go­ry Mor­ton, il se place, comme eux, en porte-à-faux et en rébel­lion par rap­port à l’in­sti­tu­tion théâ­trale de son pays, qui d’ailleurs le lui rend bien (quand sa trilo­gie CRIMES IN HOT COUNTRIES, DOWNCHILD, THE CASTLE fut jouée en 1985 à la Roy­al Shake­speare Com­pa­ny, dans la petite salle souter­raine du Pit, Bark­er écrivait déjà depuis quinze ans — l’ex­péri­ence n’a d’ailleurs pas été renou­velée depuis…). Même recon­nu comme un écrivain de poids, il reste inclass­able, un explo­rateur glacé et dis­cret, tou­jours où on ne l’at­tend pas. Mais là où Edward Bond déclare arracher ses man­u­scrits des mains des met­teurs en scène de la RSC et du Nation­al The­atre1, et préfér­er mon­ter lui-même ses pièces ou les voir jouées par des ama­teurs et des étu­di­ants, là où Mor­ton parc en guerre con­tre l’in­sti­tu­tion le « théâtre poli­tique » de ses aînés qui écrivent pour le Nation­al The­atre, en pub­liant des arti­cles lap­idaires dans The Guardian con­tre une dra­maturgie « creuse et moral­isatrice »2, arti­cles qu’il rêve de mul­ti­pli­er dans une revue de théâtre « pirate » et polémique nom­mée Shove (sig­nifi­ant en gros : « poussez­ vous de là », Bark­er, lui, a suivi un chemin plus per­son­nel, moins médi­a­tique­ment agres­sif peut-être, en fon­dant en 1988, avec des amis comé­di­ens et met­teurs en scène, une com­pag­nie ayant pour but de représen­ter exclu­sive­ment ses pro­pres pièces, et qui (en principe) n’ex­is­tera que tem­po­raire­ment, le temps de faire vivre les mots du poète, jusqu’à épuise­ment du désir. L’œu­vre de Bark­er devient ain­si métaphorique­ment une « Wrestling School », une École de Lutte, deux mots sur lesquels il faudrait revenir pour mieux com­pren­dre l’u­nivers de Bark­er (ce n’est pas un hasard si le chargé d’as­sas­si­nat des Romanoff dans HATED NIGHTFALL, déchiré jusqu’au parox­ysme par ses scrupules et ses doutes, est un péd­a­gogue, un tu(t)eur, qui déclare d’emblée que tout enseignant est un assas­sin). Il est sig­ni­fi­catif qu’un livre pub­lié chez Methuen en 1984 sous le titre NOUVEAUX DRAMATURGES POLITIQUES ANGLAIS3, et con­sacré à la nou­velle vague d’écri­t­ure et d’ex­plo­ration théâ­trales qui suiv­it la fin des années 60, se divise en qua­tre chapitres con­sacrés à Howard Bren­ton, David Hare, Trevor Grif­fiths et David Edgar… pour ne men­tion­ner Bark­er qu’en pas­sant, et avec timid­ité, dans une con­clu­sion fourre-tout où ne sont cirées que deux de ses pièces. Il faut dire que les qua­tre dra­maturges cirés sont tous plus ou moins devenus des habitués des grands plateaux des théâtres nationaux lon­doniens, ils ont peu à peu aban­don­né leurs idéaux et leurs principes d’un théâtre région­al et mar­gin­al d’ag­it-prop pour accepter de se bat­tre sur le ter­ri­toire de l’art sub­ven­tion­né et cor­recte­ment « de gauche ». Ils s’at­taque­nt ain­si régulière­ment à traiter de manière bril­lante, spir­ituelle, dans des pièces superbe­ment ficelées, épiques et pointues, les grands prob­lèmes de société : David Hare, par exem­ple, fut récem­ment, pen­dant un cer­tain temps, nom­mé dra­maturge-rési­dent au Nation­al The­atre, pour écrire une trilo­gie sur l’évo­lu­tion du Par­ti Tra­vail­liste — THE ABSENCE OF WAR -, les anom­alies du sys­tème judi­ci­aire anglais — MURMURING JUDGES — et les ten­sions au sein de l’Eglise Angli­cane — RACING DEMON ; Bren­ton, au lende­main de la mise à prix de la tête de Salman Rushdie par les dirigeants religieux iraniens, com­po­sait une pièce avec Tariq Ali, inti­t­ulée LES NUITS IRANIENNES ; Grif­fiths écriv­it une pièce sur la guerre du Golfe dans le feu même des événe­ments ; David Edgar a tri­om­phé en 1994 avec sa pièce Pen­te­cost, qui, sous la forme d’une « allé­gorie poli­tique », reflète la désagré­ga­tion des pays de l’Est, les événe­ments de Sara­je­vo et le chaos balka­nique.4

A l’é­cart de cette efflo­res­cence de dis­cours par­fois pro­pres et bien-pen­sants, et dans une écri­t­ure obstinée et per­cu­tante, Bark­er est le pre­mier à égratign­er le ver­nis séduisant de cette dra­maturgie « engagée ». Il y a chez Hare et Edgar une inten­tion claire­ment avouée d’écrire un théâtre éphémère, vinavérien au sens que, comme LES CORÉENS (dont le pre­mier titre, sig­ni­fi­catif, est AUJOURD’HUI), IPHIGÉNIE HÔTEL ou LES HUISSIERS, il relève le défi de décrypter de si près la réal­ité du moment, de s’an­cr­er dans des dates si pré­cis­es, qu’il pour­rait per­dre son uni­ver­sal­ité au gré des fluc­tu­a­tions de l’his­toire.

Bark­er lui-même n’est pas exempt de cette ten­ta­tion : sa pièce de 1983, A PASSION IN SIX DAYS, s’at­tachait à retrac­er la Con­férence Nationale du Par­ti Tra­vail­liste de la même année. Mais déjà le titre annonçait ce qui est un des thèmes prin­ci­paux de Bark­er : la Pas­sion au sens religieux — démar­quant ain­si d’emblée la pièce d’un rap­port jour­nal­is­tique sur les débats de cette con­férence (là où DESTINY, de David Edgar (1976), décrira minu­tieuse­ment et doc­u­men­taire­ment la nais­sance et les réu­nions d’un par­ti anglais d’ex­trême droite, de la même manière qu’Alain Gautré « repro­dui­sait » les débats d’une cel­lule provin­ciale du Front Nation­al français dans sa pièce CHEF-LIEU). l’œu­vre de Bark­er, comme celle de Bond, comme celle de Mot­ton, se donne pour devoir de refuser les ten­ta­tions de ce que Peter Brook appelle le « Dead­ly The­atre », le théâtre mor­tel, ou mieux mor­tifère, le théâtre de la pièce bien ficelée, démon­stra­trice, intel­li­gente. Il affirme, de manière risquée, vouloir con­tester le droit immé­mo­r­i­al de l’artiste « à exhort­er, à élu­cider, et à édu­quer » : « J’ai fondé mon tra­vail sur une résis­tance au nat­u­ral­isme et au jour­nal­is­tique dans toute forme d’art. Je conçois le théâtre comme un espace priv­ilégié, un espace non soumis aux critères répres­sifs de vérité et de respon­s­abil­ité » affirme-t-il polémique­ment dans un entre­tien inédit de 19935. Très sig­ni­fica­tive à ce titre est cette autre déc­la­ra­tion, dans ses 49 APARTÉS POUR UN THÉÂTRE TRAGIQUE : « Le théâtre doit com­mencer à traiter son pub­lic avec sérieux. Il doit cess­er de lui racon­ter des his­toires qu’il peut com­pren­dre. » Voilà qui suf­fit déjà à écarter pour tou­jours l’au­teur des salles du West End, roy­aume de la comédie musi­cale — genre qui, pour Bark­er, est la man­i­fes­ta­tion même de la mort du théâtre, car il institue la bonne con­science tétralogique : « LIMPIDITÉ / SIGNIFICATION / LOGIQUE / ET COHÉRENCE », toute l’ « idéolo­gie à bon marché » du « théâtre human­iste », qui per­met au spec­ta­teur de mur­mur­er » : 

« Nous pou­vons ren­tr­er main­tenant

O, siège de voiture, embrasse mon cul 

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#57
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