Le Théâtre 140 est tombé dans son demi-siècle comme un cheveu dans la soupe. Il s’y est identifié avec gourmandise, parcourant plusieurs décennies — depuis 63 —, avec cette espèce de paresse active des voyageurs harassés.
Ce quadrilatère du haut Schaerbeek sans coquetterie architecturale particulière a fatalement dû héberger un certain nombre d’effigies secouantes de toutes ces années, en clair-obscur, pleines de beaux élans et d’ombres difficiles.
De Serge Gainsbourg, du Living Theater de New York, du Bread and Puppet à Tadeusz Kantor, aux Pink Floyd, aux Soft Machine, au Mabou Mines (qui se rappelle encore ce précieux théâtre underground d’East Village?), aux virulences de Pip Simmons, d’Ouvré le Chien, de Pina Bausch, d’Anne Teresa De Keersmaeker, aux évanescences de Lindsay Kemp et des Dzi Croquettes, au post surréalisme indispensable des 4 litres 12.
Dans le même temps, Françoise Hardy (mais oui!), Hughes Aufray, la guitare en bandoulière, Patrick Dewaere et le café de la gare, Marie Laforêt, Nougaro, Charles Trenet, le grand Léo Ferré drainèrent une foule qui ignorait totalement l’autre versant de la programmation …
Un théâtre aux vibrations foraines. On ne s’achète pas une vertu en se rendant au 140, il n’aura jamais nidifié les vertueux de la culture, l’école buissonnière ne rassure personne. C’est tout le plaisir d’ailleurs et un grand morceau de la question aux sens.
Pourquoi un théâtre ? Le 140 n’est pas né d’une volonté opiniâtre mais plutôt d’une question. « Qu’y feriez-vous ? » me demandait-on, « Oui, qu’y ferais-je ? ». Et l’époque était là, riche de tout un passé présent, d’un futur bourgeonnant, bizarre. Les chansons respiraient la poésie, le jazz couvait les incandescences de Miles Davis et de Thelonious Monk (concert mémorable), Peter Brook était un inconnu, Kantor un vague sculpteur à Cracovie, Jacques Lang, initiateur du festival de Nancy allait être un jour ministre de la Culture, et en Belgique il y avait le National, l’enfant des comédiens routiers, le rideau de Claude Etienne, les galipettes acidulées du Vaudeville, les Galeries, vous savez bien et le ravissant théâtre du Parc, bonbonnière d’une francophonie sans accent belge.
Déjà le Théâtre de Poche affichait des oeuvres que personne ne connaissait. Roger Domani. J’aimerais parler de lui.1
Sur le terreau créé par des monstres sacrés aussi diversifiés que Pierre Desproges, Zouc, Dario Fo, Kantor, Frank Zappa, Brigitte Fontaine et Jacques Higelin se sont affirmés progressivement sur cette scène des aventures de cette forme de théâtre qui échappe à toute définition classique. Forain comme pourrait l’être Fellini, parano-tendresse comme Jim Jarmush, drôle dépressif comme Woody, religieux comme le Living, tellement engagé dans son aventure que tout spectacle, même fragile, tourne à la célébration. Les jeunes étudiants ont compris cela et s’y retrouvent nombreux. Le bruxellois de souche, intimidé, respecte et se questionne inlassablement car chaque soirée est un investissement.
Le produit est rigoureusement inconnu « venu d’ailleurs », à découvrir, c’est sa force et sa faiblesse. Il s’apparente à l’Utopie. Il flattera davantage notre instinct de curiosité onirique que notre réflexe de snobisme intellectuel.
Ce serait une interminable promenade dans les ombres portées par notre monde agitant sans passer obligatoirement par les auteurs reconnus. Un seul confort absolu, le plaisir, la passion, aucune contrainte, aucun devoir si ce n’est celui de l’identité. Trente six ans à la recherche du temps perdu ? À les évoquer on vit soi-même un certain étonnement. Une aventure nourrie comme par accident de tous les courants de cette fin de siècle, futiles et profonds. De bousculades en bousculades, les jeunes dramaturges et musiciens du monde entier, en nombre croissant, auront appris à intégrer les séismes, à générer des plages de réflexion sensible, un lieu qui participe d’un humour distancié et d’une forme de méditation, le contraire du tourisme artistique.
Patrice Bigel, Didier Bezace, Serge Noyelle, Arthur H, Jan Lauwers, Alain Platel, Grace Ellen Barkey, Guy Alloucerie, Anton Adasinsky, Faulty Optic, Pierre Droulers, Nicole Mossoux, Georges Appaix, Découflé et tant d’autres. Sur les traces du Living Theater, de Mabou Mines, de Tadeusz, de Quatre Litres Douze, du People Show, de Pip Simmons.
Savoir mieux ce que l’on dit, ce que l’on disait déjà confusément il y a vingt ou trente ans. Bouger sans changer de peau.
« Je voudrais simplement dire que ce qui me manque le plus à Paris, depuis seize ans que j’y vis, c’est le 140 : le théâtre, chaque fois, comme un cadeau-surprise, attendu et inattendu. Celui que quelqu’un avait cherché pour nous à notre insu et qui chaque fois était une fête. Cela se nomme l’art, ou l’amitié, qui sont choses rares. »
Françoise Collin
- Voir page 60 « Mon » Théâtre de Poche par Gaston Compère. ↩︎

