CE TYPE COURT ou marche vite : la nuit est toute bleue donc c’est difficile à voir, où passe l’ombre des voyages d’oiseaux. Il se faufile comme une eau derrière les pétroles Texaco, souffle une haleine grise comparable aux histoires dites par Dieu, et semble comme un chat. Sauf que les chats n’aiment pas le feu ni le tabac : le type s’arrête auprès d’une porte, « Chez Poje », ou « Chez Lillo », ou « Chez Friterie Bobo », il fouille un paquet de cigarettes ukrainiennes monté de sa poche, retire la dernière et se l’allume. Une sueur le mouille jusqu’aux yeux, il écoute le canal puis le pied de la rue Manchester, vérifie le chant des sirènes qui s’atténue derrière la nuit, les entrepôts des marchands de voitures volées, et quand il termine d’entendre il se frappe afin d’être sûr de ne pas dormir. Dans le ciel grandit une pluie prête pour bientôt. Puis il reprend sa fuite et quitte le canal vers cette rue qui monte car il lui trouve de bonnes pâleurs. Il compte jusqu’à 21 comme il faisait dans son enfance pour prier : « je prie jusqu’à 21 » se disait-il en langage de son pays, « à 21 l’âme obtient sa paix, Jésus l’a dit, ou sinon Jésus du moins cet ivrogne bouriate qui vendait ses pommes-de-terre au marché matinal de Pervomaskoïe. »
Il court jusqu’à 21, comme prier, souffle à nouveau, puis il s’avance dans cette porte qui n’en est pas une : c’est une ouverture, il passe dans une cour en se rassurant contre les sirènes des soldats qui le coursent, et ne le trouveront plus s’il peut se cacher là, où s’accumulent des tas de parpaings et de moellons. « Oh, songe-t-il, des travailleurs habitent au 21… » Une bétonneuse dort près de six poutres en faisant une haleine de ciment, alors le type commence de sourire car il connaît cette bonne odeur de la pierre qui remonte lui caresser l’enfance. Un pays où l’on bâtit ne peut pas être tout à fait mauvais, donc il entre comme d’autres se réfugient. « Je viens seulement pour la nuit, dit-il au bâtiment : je roupille trois heures puis demain je te quitte. » Il existe des hommes qui parlent aux maisons, comme il en existe pour dormir les yeux ouverts et ne rêver que de poissons.
Comment cela se présente-t-il ? Une maison difficile à dire, à cause de la poussière et de l’ombre : cela semble haut, vaste, une espèce d’usine qui tremble, et l’on dirait que des routes s’éloignent aussi bien vers le fond que vers le… Tout à coup, ha ! ha ! ha ! derrière, cela rit ! Pas exactement : cela hennit… Puis des sons d’une cavale fière qui se dresse contre le silence. Le type s’est figé : reconnaît-il le chant du cheval ? On voit qu’il n’a pas peur et qu’il écoute, et qu’il sait que cela vient près de lui. C’est un galop qui remonte, dirait-on, huit longues salles avant de s’approcher. D’un coup la bête vient : c’est un cheval magnifique et fin qui traverse la pénombre puis se calme en cherchant de quoi se nourrir parmi les sacs de mortier. Un souk indéfinissable : le cheval renifle un pan de mur, s’avance dans les briques puis il approche son naseau, et commence à brouter quelque part entre les bidons de pétrole. Le type, qui connaît les chevaux de son pays, voudrait dire à celui-ci « Ce sera du poison, ne mange pas » , mais le cheval mange quand même : une espèce de mélasse qui suinte depuis les murs, alors le type parle au cheval dans sa langue, il lui dit de longues paroles blondes, des conseils que l’on donne aux jeunes enfants du Caucase, des poésies d’Apollinaire, il raconte longtemps car il sait combien les chevaux aiment les histoires. La bête, tantôt broute le mur, tantôt tourne la tête vers cet homme doux qui, après Apollinaire, récite un psaume orthodoxe en grec ancien. Le cheval semble beaucoup plus calme, et le type regarde luire sa robe noire dans quelques étincelles de la pénombre. Soudain c’est le drame : une lueur explose, le type tient sa tête à cause d’un milliard d’étoiles blanches qui lui remplissent les yeux, le cheval hurle et tord son long corps vers l’arrière avant de cavaler, à l’aveugle, et disparaître vers les routes au fond de l’usine.
— Allez, Allez, Allez… Quelle affaire pour un bête flash !
Le type, les yeux encore baignés de l’éclat qui l’a ébloui, se tourne vers cette ombre qui vient de parler. Un homme se tient là, il porte un carnet de notes, un appareil-photo, un imperméable beige, il regarde le type et lui dit :
— Tu es qui, toi ? Un Ancien ou un Prochain ? Première fois que je te croise…
— …
— Alors tu dois être un Prochain. Les Anciens je les connais tous. Très bon, ça, tu vas répondre aux questions. Laisse-moi voir : qu’est-ce qu’il a encore imaginé ? Je note : homme gauche, grande taille, long manteau gris, barbe de dix jours, yeux lumineux. Très bon, incontestablement. Où va-t-il chercher tout ça ? Dis trois mots, pour voir ?
— …
— Je note : pas bavard, peut-être muet. Autrement, tout va bien ? Tu t’acclimates ? Tu t’es fait des petits camarades ? Ah oui, le cheval, j’ai vu : bon copain, digne, pas regardant. Bien choisi, le cheval, bonne compagnie. Et puis, comme toi, pas bavard : vous devez vous entendre. Si je puis dire … Ah ! Ah ! Ah ! tu saisis ? Pas bavard, vous devez vous entendre … Tu saisis ?
— Qui, vous ?
— Il parle ! Avec accent, mais il parle. Cela simplifie. Moi ? journaliste. Et toi ? Conquistador polonais ? Athlète grec ? Vidéoman ?
— Moi ? Djokar Bassaïev. Moi, venir Grozny, Chchenya, venir camion, Roumanie, puis Belgique dans Petit Château, puis police pas bien. Moi réfugié, mais police dire … Comment être la parole pour dire ? Débouté. C’être : débouté. La police vouloir moi Grozny, Chchenya, mais pas bien. Moi ici Belgique très bien. Moi rester. Police pas bien, alors moi…
— Un réfugié caucasien ! Il est fort, le Flamand. Et ça va ?
— Moi courir, moi compter chiffre de prière, et prière trouver ici. Ici pas police. Moi bien.
— Attends une minute…
Le journaliste, pris d’un doute, regarde Djokar Bassaïev par en-dessous, et réfléchit. Puis il sort de son imperméable un paquet de cigarettes. Il réfléchit encore, et présente son paquet à l’homme en disant : « Une petite dope ? » Bassaïev sourit, remercie, et tire une cigarette du paquet, alors le journaliste la lui allume, et dit :
— Ni un Ancien, ni un Prochain… Les créatures de Flamand ne fument pas. Alors vous êtes… vous êtes un réel ?
— Moi pas comprendre, mais peut-être pas important comprendre. Dans Grozny, Chchenya, nous pas toujours comprendre vie, mort, choses Dieu, choses mensonges et la vérité, nous pas très savoir. Mais pas important. Important…
Il roule des yeux radicaux, et poursuit :
— Important, c’être allumer !
Le journaliste opine comme la pratique de son métier lui a enseigné de faire : ne pas contrarier l’interlocuteur, règle en or.
— Vous ne comprenez pas, j’explique. Comme ça, vous êtes un débouté ? Le droit d’asile est une denrée chère. C’est étrange que vous vous soyez réfugié dans cet endroit. Une vieille raffinerie de sucre candi : pourquoi pensez-vous que le cheval mangeait le mur ? Il y reste d’anciens dépôts de mélasse et de cassonnade rendus petit à petit par les briques et les joints.
Il s’allume une cigarette à son tour.
— Et puis… comment raconter cela ? Le maître est venu.
Il jette un regard de travers du côté de Bassaïev : celui-ci écoute comme un enfant malgré cette fatigue qui lui pèse dans les épaules, et le journaliste poursuit.
— Il s’est installé tout en haut, il travaille. Il… crée.
— Dieu crée, dit Bassaïev.
— Le maître aussi. ‑Prendre garde, ou moi tuer. Cela faute, pas bon dire ça.
— Tu as vu le cheval ? Le maître a fait le cheval. Tu en verras d’autres : ils doivent être deux douzaines, ici, des caves jusqu’à la coupole. Viens là.
Il s’approche d’un puits creusé dans le béton : une bouche terrible qui fonce à pic vers les eaux de l’enfer. Il ramasse un caillou sur un tas de gravats, et le jette dans le puits : au bout d’un temps et demi le caillou touche le fond produisant un bruit de mer qui remue, et de longs appels comme des plaintes.
— En-dessous, très bas : un « Titanic » entier, coque de fonte, phoques anciens, trois hommes demeurés sur les ponts. Le maître a créé, il a donné le mouvement, il a rendu véritable la créature, puis il la range quand elle a travaillé : ce sont les Anciens. Écoute-les…
Il se tait, il étend la main pour écouter : après le silence on perçoit dans toute la carcasse de l’usine, de partout, des respirations, des souffles rauques venant de tel couloir, ou de tel autre, un galop qui s’éloigne (« Cheval ! » pense Bassaïev avec mélancolie), des frôlements et des cognements. Le journaliste rayonne.
— Titanic en-dessous, des bâtisseurs de pyramides au deuxième niveau, des conducteurs de locomotives ailleurs et les passagers d’un avion transatlantique : on croisera des Anciens toute la nuit si on veut. Tu veux ? Viens là.

