Le raffineur habite au 21

Le raffineur habite au 21

Le 27 Oct 1998

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Théâtre en images-Couverture du Numéro 58-59 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre en images-Couverture du Numéro 58-59 d'Alternatives Théâtrales
58 – 59
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

CE TYPE COURT ou marche vite : la nuit est toute bleue donc c’est dif­fi­cile à voir, où passe l’ombre des voy­ages d’oiseaux. Il se fau­file comme une eau der­rière les pétroles Tex­a­co, souf­fle une haleine grise com­pa­ra­ble aux his­toires dites par Dieu, et sem­ble comme un chat. Sauf que les chats n’aiment pas le feu ni le tabac : le type s’arrête auprès d’une porte, « Chez Poje », ou « Chez Lil­lo », ou « Chez Fri­terie Bobo », il fouille un paquet de cig­a­rettes ukraini­ennes mon­té de sa poche, retire la dernière et se l’allume. Une sueur le mouille jusqu’aux yeux, il écoute le canal puis le pied de la rue Man­ches­ter, véri­fie le chant des sirènes qui s’atténue der­rière la nuit, les entre­pôts des marchands de voitures volées, et quand il ter­mine d’entendre il se frappe afin d’être sûr de ne pas dormir. Dans le ciel grandit une pluie prête pour bien­tôt. Puis il reprend sa fuite et quitte le canal vers cette rue qui monte car il lui trou­ve de bonnes pâleurs. Il compte jusqu’à 21 comme il fai­sait dans son enfance pour prier : « je prie jusqu’à 21 » se dis­ait-il en lan­gage de son pays, « à 21 l’âme obtient sa paix, Jésus l’a dit, ou sinon Jésus du moins cet ivrogne bouri­ate qui vendait ses pommes-de-terre au marché mati­nal de Per­vo­maskoïe. »

Il court jusqu’à 21, comme prier, souf­fle à nou­veau, puis il s’avance dans cette porte qui n’en est pas une : c’est une ouver­ture, il passe dans une cour en se ras­sur­ant con­tre les sirènes des sol­dats qui le coursent, et ne le trou­veront plus s’il peut se cacher là, où s’accumulent des tas de parpaings et de moel­lons. « Oh, songe-t-il, des tra­vailleurs habitent au 21… » Une béton­neuse dort près de six poutres en faisant une haleine de ciment, alors le type com­mence de sourire car il con­naît cette bonne odeur de la pierre qui remonte lui caress­er l’enfance. Un pays où l’on bâtit ne peut pas être tout à fait mau­vais, donc il entre comme d’autres se réfugient. « Je viens seule­ment pour la nuit, dit-il au bâti­ment : je roupille trois heures puis demain je te quitte. » Il existe des hommes qui par­lent aux maisons, comme il en existe pour dormir les yeux ouverts et ne rêver que de pois­sons.

Com­ment cela se présente-t-il ? Une mai­son dif­fi­cile à dire, à cause de la pous­sière et de l’ombre : cela sem­ble haut, vaste, une espèce d’usine qui trem­ble, et l’on dirait que des routes s’éloignent aus­si bien vers le fond que vers le… Tout à coup, ha ! ha ! ha ! der­rière, cela rit ! Pas exacte­ment : cela hen­nit… Puis des sons d’une cav­ale fière qui se dresse con­tre le silence. Le type s’est figé : recon­naît-il le chant du cheval ? On voit qu’il n’a pas peur et qu’il écoute, et qu’il sait que cela vient près de lui. C’est un galop qui remonte, dirait-on, huit longues salles avant de s’approcher. D’un coup la bête vient : c’est un cheval mag­nifique et fin qui tra­verse la pénom­bre puis se calme en cher­chant de quoi se nour­rir par­mi les sacs de morti­er. Un souk indéfiniss­able : le cheval reni­fle un pan de mur, s’avance dans les briques puis il approche son naseau, et com­mence à brouter quelque part entre les bidons de pét­role. Le type, qui con­naît les chevaux de son pays, voudrait dire à celui-ci « Ce sera du poi­son, ne mange pas » , mais le cheval mange quand même : une espèce de mélasse qui suinte depuis les murs, alors le type par­le au cheval dans sa langue, il lui dit de longues paroles blondes, des con­seils que l’on donne aux jeunes enfants du Cau­case, des poésies d’Apollinaire, il racon­te longtemps car il sait com­bi­en les chevaux aiment les his­toires. La bête, tan­tôt broute le mur, tan­tôt tourne la tête vers cet homme doux qui, après Apol­li­naire, récite un psaume ortho­doxe en grec ancien. Le cheval sem­ble beau­coup plus calme, et le type regarde luire sa robe noire dans quelques étin­celles de la pénom­bre. Soudain c’est le drame : une lueur explose, le type tient sa tête à cause d’un mil­liard d’étoiles blanch­es qui lui rem­plis­sent les yeux, le cheval hurle et tord son long corps vers l’arrière avant de cav­aler, à l’aveugle, et dis­paraître vers les routes au fond de l’usine.

— Allez, Allez, Allez… Quelle affaire pour un bête flash !

Le type, les yeux encore baignés de l’éclat qui l’a ébloui, se tourne vers cette ombre qui vient de par­ler. Un homme se tient là, il porte un car­net de notes, un appareil-pho­to, un imper­méable beige, il regarde le type et lui dit :
— Tu es qui, toi ? Un Ancien ou un Prochain ? Pre­mière fois que je te croise…

— …
— Alors tu dois être un Prochain. Les Anciens je les con­nais tous. Très bon, ça, tu vas répon­dre aux ques­tions. Laisse-moi voir : qu’est-ce qu’il a encore imag­iné ? Je note : homme gauche, grande taille, long man­teau gris, barbe de dix jours, yeux lumineux. Très bon, incon­testable­ment. Où va-t-il chercher tout ça ? Dis trois mots, pour voir ?
— …
— Je note : pas bavard, peut-être muet. Autrement, tout va bien ? Tu t’acclimates ? Tu t’es fait des petits cama­rades ? Ah oui, le cheval, j’ai vu : bon copain, digne, pas regar­dant. Bien choisi, le cheval, bonne com­pag­nie. Et puis, comme toi, pas bavard : vous devez vous enten­dre. Si je puis dire … Ah ! Ah ! Ah ! tu sai­sis ? Pas bavard, vous devez vous enten­dre … Tu sai­sis ?
— Qui, vous ?
— Il par­le ! Avec accent, mais il par­le. Cela sim­pli­fie. Moi ? jour­nal­iste. Et toi ? Con­quis­ta­dor polon­ais ? Ath­lète grec ? Vidéo­man ?
— Moi ? Djokar Bas­saïev. Moi, venir Grozny, Chchenya, venir camion, Roumanie, puis Bel­gique dans Petit Château, puis police pas bien. Moi réfugié, mais police dire … Com­ment être la parole pour dire ? Débouté. C’être : débouté. La police vouloir moi Grozny, Chchenya, mais pas bien. Moi ici Bel­gique très bien. Moi rester. Police pas bien, alors moi…
— Un réfugié cau­casien ! Il est fort, le Fla­mand. Et ça va ?
— Moi courir, moi compter chiffre de prière, et prière trou­ver ici. Ici pas police. Moi bien.
— Attends une minute…

Le jour­nal­iste, pris d’un doute, regarde Djokar Bas­saïev par en-dessous, et réflé­chit. Puis il sort de son imper­méable un paquet de cig­a­rettes. Il réflé­chit encore, et présente son paquet à l’homme en dis­ant : « Une petite dope ? » Bas­saïev sourit, remer­cie, et tire une cig­a­rette du paquet, alors le jour­nal­iste la lui allume, et dit :
— Ni un Ancien, ni un Prochain… Les créa­tures de Fla­mand ne fument pas. Alors vous êtes… vous êtes un réel ?
— Moi pas com­pren­dre, mais peut-être pas impor­tant com­pren­dre. Dans Grozny, Chchenya, nous pas tou­jours com­pren­dre vie, mort, choses Dieu, choses men­songes et la vérité, nous pas très savoir. Mais pas impor­tant. Impor­tant…

Il roule des yeux rad­i­caux, et pour­suit :
— Impor­tant, c’être allumer !
Le jour­nal­iste opine comme la pra­tique de son méti­er lui a enseigné de faire : ne pas con­trari­er l’interlocuteur, règle en or.
— Vous ne com­prenez pas, j’explique. Comme ça, vous êtes un débouté ? Le droit d’asile est une den­rée chère. C’est étrange que vous vous soyez réfugié dans cet endroit. Une vieille raf­finer­ie de sucre can­di : pourquoi pensez-vous que le cheval mangeait le mur ? Il y reste d’anciens dépôts de mélasse et de cas­son­nade ren­dus petit à petit par les briques et les joints.

Il s’allume une cig­a­rette à son tour.
— Et puis… com­ment racon­ter cela ? Le maître est venu.

Il jette un regard de tra­vers du côté de Bas­saïev : celui-ci écoute comme un enfant mal­gré cette fatigue qui lui pèse dans les épaules, et le jour­nal­iste pour­suit.
— Il s’est instal­lé tout en haut, il tra­vaille. Il… crée.
— Dieu crée, dit Bas­saïev.
 — Le maître aus­si. ‑Pren­dre garde, ou moi tuer. Cela faute, pas bon dire ça.
— Tu as vu le cheval ? Le maître a fait le cheval. Tu en ver­ras d’autres : ils doivent être deux douzaines, ici, des caves jusqu’à la coupole. Viens là.

Il s’approche d’un puits creusé dans le béton : une bouche ter­ri­ble qui fonce à pic vers les eaux de l’enfer. Il ramasse un cail­lou sur un tas de gra­vats, et le jette dans le puits : au bout d’un temps et demi le cail­lou touche le fond pro­duisant un bruit de mer qui remue, et de longs appels comme des plaintes.
— En-dessous, très bas : un « Titan­ic » entier, coque de fonte, pho­ques anciens, trois hommes demeurés sur les ponts. Le maître a créé, il a don­né le mou­ve­ment, il a ren­du véri­ta­ble la créa­ture, puis il la range quand elle a tra­vail­lé : ce sont les Anciens. Écoute-les…

Il se tait, il étend la main pour écouter : après le silence on perçoit dans toute la car­casse de l’usine, de partout, des res­pi­ra­tions, des souf­fles rauques venant de tel couloir, ou de tel autre, un galop qui s’éloigne (« Cheval ! » pense Bas­saïev avec mélan­col­ie), des frôle­ments et des cogne­ments. Le jour­nal­iste ray­onne.
— Titan­ic en-dessous, des bâtis­seurs de pyra­mides au deux­ième niveau, des con­duc­teurs de loco­mo­tives ailleurs et les pas­sagers d’un avion transat­lan­tique : on crois­era des Anciens toute la nuit si on veut. Tu veux ? Viens là.

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
1
Partager
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Théâtre en images-Couverture du Numéro 58-59 d'Alternatives Théâtrales
#58 – 59
mai 2025

Théâtres en images

Précédent
27 Oct 1998 — GEORGES BANU: Le début est cet extraordinaire événement, décisif dans la biographie de tout artiste, le moment de l'émergence hors…

GEORGES BANU : Le début est cet extra­or­di­naire événe­ment, décisif dans la biogra­phie de tout artiste, le moment de l’émer­gence hors de l’ob­scu­rité. Le début est un événe­ment fon­da­teur ; le racon­ter par­ticipe à la con­sti­tu­tion de…

Par Georges Banu
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total