Les bouchées de l’arène

Les bouchées de l’arène

Le 22 Oct 1998

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Théâtre en images-Couverture du Numéro 58-59 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre en images-Couverture du Numéro 58-59 d'Alternatives Théâtrales
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LE SPECTACLE débu­tait avant même que le lieu ne soit en vue. Plongeant vers la tombe du sol­dat incon­nu par un dédale de rues qu’on emprun­tait jamais, l’avancée vers le Cirque s’apparentait à une aven­ture, une per­cée piquante dans la forêt des ruelles et des embouteil­lages. La peur de man­quer le début nous tenail­lait et fai­sait mon­ter la ten­sion. C’est dans les méan­dres de notre imag­i­naire que nous fil­ions sitôt descen­dus du tram pour fouler le trot­toir mugis­sant du brouha­ha de la foule agglomérée à l’entrée que nous décou­vri­ons soudain, pan­tois. Car le Cirque Roy­al, c’est d’abord cette trouée irrepérable dans l’alignement étale des façades, cette gueule béante creusée en retrait de l’allée, impres­sion­nante par sa hau­teur et sa teinte de mar­bre clair. Le seuil entre ce parvis et le dehors franchi, nous étions aspirés sans retour par le lieu, antre gron­dant au sein duquel il fal­lait se fau­fil­er, qui réson­nait déjà du tin­touin de l’orchestre qu’attisait et cou­vrait le brouha­ha de la foule excitée. Deux solu­tions s’offraient d’emblée : pénétr­er par l’issue du bas et s’enfourner d’un bond dans ce ven­tre troglodyte ou grimper l’escalier magis­tral scindé au cen­tre par une escale, avaler la sec­onde volée et franchir les portes bat­tantes, fon­cer à droite ou à gauche selon les numéros, longer le cer­cle qui ceint l’arène toute proche désor­mais, grouil­lante de mur­mures et de ter­reurs latentes, mugisse­ment sourd emplis­sant l’aire arrondie, ten­dre les bil­lets à une ouvreuse ou un porti­er et accéder enfin à l’esplanade encore éteinte, espace sans déf­i­ni­tion repérable, mag­ique et ter­ri­fi­ant, dom­iné dans toute sa hau­teur ver­ti­cale, gouf­fre à pic, bal­isé par des bar­rières et les travées où la cohue trép­i­dante pre­nait place. Le Cirque Roy­al, c’est d’abord la splen­deur spé­ci­fique du cadre sans égal, conçu aux seules fins d’agapes clow­nesques et d’entrées spec­tac­u­laires, de sauvageries domes­tiquées, de rites cos­tumés, de rit­uels ances­traux accordés au goût du jour.
L’attente du début du spec­ta­cle était à la hau­teur du fris­son provo­qué par l’entrée. Le choc du lieu et sa boulever­sante décou­verte engendrait un ver­tige qui favorise l’adulation du spec­ta­cle, sa récep­tiv­ité can­dide fondée sur l’exaltation des frayeurs enfouies, des pul­sions les plus trib­ales, liées au rire et à la dévo­ra­tion, au fan­tasme absolu de l’envol et de la chute, du bar­risse­ment et de la cav­al­cade, du déguise­ment et de la fan­fare. Le tour­nis interne s’accroissait soudain par le flux de lumière lac­tée, aux relents bleutés, craché par les gros pro­jecteurs noirs sur l’orchestre en con­tre­bas, en mise col­orée (pan­talons noirs, vestes à galons rouges ou bleues, képis à visière et chef en grande tenue), qui s’emparait du lieu, en dilatait d’un coup de cym­bale l’immensité vaste et nue. Tapis dans l’ombre, résil­iés dans l’éther, en culottes cour­tes, aux anges, nous voyions alors se dérouler impec­ca­ble­ment le spec­ta­cle ryth­mé par le défilé des entrées scan­dées tam­bour bat­tant par l’orchestre, pul­sées sur l’anneau de sable clair bor­dé par l’orbite de bois orné d’un coussin de velours écar­late. La voix ampli­fiée du Mon­sieur Loy­al à cha­peau buse et redin­gote, sorte de major­dome autori­taire, alti­er mag­is­ter ou con­tremaître, accor­dant en grande pompe le cours des numéros, nous rendait dociles au dres­sage des chevaux bais ou pom­melés, parés de plumets et de har­nais, galopant à vive allure, se cabrant, cav­alant sous l’égide d’une écuyère en accorte tenue, mail­lot bril­lant et bas résille, ou d’équilibristes jon­gleurs à toi­son gom­inée et fringants pan­talons crèmes tirés sous la semelle par des élas­tiques, qui trot­taient à côté du canas­son, pirou­et­taient sur sa croupe, vire­voltaient d’une main, s’agrippaient et s’accumulaient à deux, trois, qua­tre ou cinq, debout bras ouverts, cru­ci­fiés dans la lumière et hap­pés d’un coup dans la coulisse par la fer­me­ture des rideaux, trappe molle se déchi­rant et se closant sous le promon­toire où les musi­ciens, absents de leur chaise lors des numéros plus longs, débitaient de con­cert leur par­ti­tion.
Ain­si en était-il aus­si des pho­ques, mass­es amor­phes et grass­es, ondu­lant en couinant, muse­au bran­di sous des bal­lons col­orés, des éléphants hissant leur trompe vers le faîte du chapiteau, assis sur des tabourets grotesques et rail­lant le dérisoire pon­cif du mag­a­sin de porce­laine, des zèbres (réputés indompt­a­bles) et des clowns, ember­li­fi­cotés dans leurs souliers d’un mètre, au faciès fardé d’un hilare sourire, au nez rouge, à tig­nasse girante et cha­peau plat, celui du clown blanc étant pointu, son habit irra­di­ant de mille éclats accordés aux escarpins ver­nis étayant ses bas blêmes, qui s’adressaient à nous sans fard, se fichaient de vio­lentes claques à la fig­ure, pui­saient de l’eau à pleine bouche. Saouls d’émotion, per­clus de rire, gran­dis par l’immanence imposante du site, nous quit­tions nos sièges à l’entracte pour nous ris­quer dans les entrailles de l’antre, dévaler aux enfers, plonger dans les soutes abyssales, labyrinthe odor­iférant de sueur, de crot­tin, d’haleines de fauves rugis­sant, dénudant leurs gen­cives ros­es, exhibant leurs inci­sives car­ni­vores et leurs griffes acérées, nous dévo­rant lit­térale­ment d’un coup d’œil, avalés dans leur panse tigrée, bal­lot­tés sous leurs pattes sou­ples, virant et toupil­lant dans les cages, nar­guant la foule apeurée, pro­jetée dans ce loin­tain passé tant con­té dans les manuels sco­laires et les films en Ciné­maS­cope où la plèbe tend son pouce vers le bas, se hérisse sur les gradins bâtis par l’empereur à la lippe goulue, à la moue veule, au front ceint de lau­ri­ers, lapant du vin et gob­ant des raisins, réjoui du bar­bare fes­tin des chré­tiens déchi­quetés, dépecés, démem­brés, mis en pièces, dévorés vivants par les aïeux sans pitié des fauves géants cam­pés devant nous.

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22 Oct 1998 — MICHELINE ATTOUN: Notre première rencontre avec Jean-Pierre Vincent, c'était en novembre 1968, à Châlons, le soir de la première de…

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