JUILLET 97. Premier jour des répétitions. Plein soleil. Ouvrir la grille. Garer les voitures. Un sas entre la ville et le théâtre. On rit, on se salue. C’est aujourd’hui. Personne ne sait ce qui se passera, tout à l’heure, demain, dans un mois, dans deux mois… Aujourd’hui, ça commence. Répéter, pour la première fois. Une nouvelle équipe, un nouveau projet. Mais d’abord il faut pousser la porte. On commence toujours par entrer. Obscurité, fraîcheur, odeur. On ne rit plus, on parle plus bas qu’au-dehors, on scrute la pénombre, on renifle, on fait quelques pas dans le noir.
— Alors, c’est ici ?
Petit silence, suivi d’une grande agitation.
— Bon, on fait comment ? Où est-ce qu’on travaille, s’échauffe, où est-ce qu’on s’assied, où est-ce qu’on s’habille, se repose, parle, s’isole, mange ? Où est-ce qu’on allume la lumière ? Qu’est-ce que c’est, cette odeur ? Ce bar-là, qu’est-ce qu’on en fait ? Où est-ce qu’on installera la scène ? Et par où entreront les spectateurs ? Les acteurs, d’abord, d’où arriveront-ils ? Où accrocher les projecteurs ? Mais c’est quoi, cette odeur ? Et ce bruit ? On dirait un chat. Il fait frais ici ! Il fonctionne, le frigo ? Et derrière cette porte, là ? Et derrière l’autre ? Mais cette odeur… C’est quoi, ce lieu ?
Nouveau silence, plus paisible, au cours duquel le lieu s’imprime en nous. Première impression : chacun évalue, imagine. À la lumière des services, ce n’est pas un théâtre qu’on voit, mais un lieu désaffecté, qui en a connu d’autres.
— Oui. C’est bien. Ici on pourra travailler. Bien. Et vivre, le temps des répétitions, dans tous ces moments qui précèdent, suivent, entrecoupent le travail, les moments de préparation, de pause, de fête, nécessaires au travail.
Septembre. Premier jour de représentation. Il fait très doux. Ce soir, après, on fera la fête dans le bar aménagé dans le couloir. Mais pour l’heure, on trépigne. Pourtant, tout est prêt. L’espace est installé depuis longtemps. Le lieu s’est transformé au cours du travail. Il a fallu se l’approprier, lui donner un sens, l’occuper. Ce matin on a aménagé l’entrée des spectateurs, accroché des photos aux murs. Les loges se sont peu à peu remplies du bric-à-brac des acteurs. Un nouveau commencement. Les spectateurs vont entrer bientôt. Généralement, l’entrée dans un théâtre se fait sans plus y penser, sans vraiment d’attention pour l’aménagement des lieux. Les uns passent par les guichets, le bar ou le foyer, pour arriver dans la salle ; les autres traversent les loges, les coulisses, et débarquent sur le plateau. Aux Vétés, rien n’est préétabli. On entre par devant — traverser la grande cour, le petit sas — ou par derrière, sous les arbres, pour patienter dans le couloir entre les mangeoires, au choix. Tout est à aménager chaque fois. Imaginer l’accueil fait partie du projet. Le soir de la première est fait d’allers et retours entre la régie, plantée à côté du gradin et l’entrée au guichet improvisé dans une stalle. Entre les petites tables à côté des mangeoires et les loges, à l’autre bout du lieu. On marche beaucoup, les soirs de première, on n’a pas encore pris les nouvelles marques. On est impatients, voire inquiets. On regarde se garer les premières voitures. On voit arriver les spectateurs, seuls ou par petits groupes, flânant entre les arbres ou autour des pelouses. Certains connaissent le chemin, d’autres cherchent le bon bâtiment, la bonne porte.
— Excusez-moi, le théâtre, c’est par ici ? Vous venez pour la pièce ?
Enfin, ils entrent dans la salle, baissant la voix comme l’équipe de travail, il y a deux mois, examinant l’espace. Les habitués du lieu s’interrogent. Curiosité, comparaisons : on regarde « comment ils ont fait, cette fois-ci ».
Une surprise, à chaque création.
Fin septembre. Démontage. Il commence à faire un peu froid. Dernier regard sur le lieu avant de ressortir. Tout est comme au premier jour, mais la compréhension de l’espace n’est pas la même. Dans le grand rectangle pavé, sur les carrelages repeints, on projette les souvenirs de théâtre et de vie commune. Les moments où il s’est passé quelque chose. Premières émotions, premiers filages, premiers accrochages, ruminations solitaires, éclats de rire, montées d’adrénaline — et ce petit chat apprivoisé par les comédiennes de pause en pause. La première fois qu’on a vu le décor, le jour où on a tout changé, les premiers applaudissements, la séance photo — et les repas pris sur la pelouse. On repense aux matins, à boire le café accoudé au bar, aux gestes refaits sans cesse, aux mots dits plus fort, moins vite, au silence — et le jour où on ne trouvait pas, où on a travaillé dehors sous le regard du concierge, pendant que le chien gambadait autour de nous. On sait, à présent, comment éteindre la lumière, et ce qu’il y a derrière chacune des portes. On retrouve son chemin sans hésiter dans l’obscurité. On sait ce que signifie cette odeur, à laquelle on s’était habitué.

