Zumira Pereira Semedo

Zumira Pereira Semedo

Le 25 Oct 1998

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Théâtre en images-Couverture du Numéro 58-59 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre en images-Couverture du Numéro 58-59 d'Alternatives Théâtrales
58 – 59
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

D’après un fait divers tiré du jour­nal Le Monde daté du 30 avril 1998 : « Treize ans de réclu­sion pour la mère meur­trière de ses enfants. »

JE VEUX DE MON CŒUR VOUS ARRACHER VOUS / La chair de mon cœur Ma mémoire Mes chéris / Le sang de vos veines ren­dez-le-moi / Réin­té­grez mon corps vous entrailles… Je me réveille. Je me suis endormie, avec les mots de Müller. Je con­nais mon texte. Dans qua­tre heures je serai sur la scène du théâtre Océan Nord, je serai une Médée.

Zumi­ra Pereira Seme­do attend.

La gare approche : les télé­phones son­nent dans toutes les poches, tous les sacs, toutes les mal­lettes, en quête de l’information cru­ciale : oui, j’étais bien dans le train, oui, le voy­age s’est bien passé, oui, le train est à l’heure, oui, je te vois sur le quai, oui, je m’approche de toi, oui, tu es jolie, et si tu veux bien décoller ce bout de plas­tique de ton oreille, je pour­rais dépos­er un bais­er sur ta joue dev­enue moite au con­tact du boîti­er. Quand je voudrai te dire que je t’aime, j’appellerai ta mes­sagerie, n’est-ce pas plus facile comme ça ?

Zumi­ra Pereira Seme­do pour­rait se deman­der pourquoi ces gens par­lent tout seuls, et pourquoi les autres ne s’en éton­nent pas.

Je débar­que à la gare du midi : une odeur de choux, de chou­croute. Une baraque à ham­burg­ers, ou plusieurs, je ne sais déjà plus. Une petite boîte éclairée au néon, juste assez grande pour con­tenir une énorme mar­mite où nagent les cheveux blonds jaunes blancs sales emmêlés de la chou­croute, une autre énorme mar­mite où baig­nent des sauciss­es trop rouges, une mon­tagne de petits pains qu’une femme aux cheveux blonds jaunes blancs sales peignés, — une femme dont le vol­ume pour­rait con­tenir mar­mites et mon­tagne — saisit pour les gar­nir. Con­scien­cieuse­ment. Désor­mais plus de place pour sa con­science pro­fes­sion­nelle dans le nou­veau paysage. C’est : petites sur­faces pro­prettes et néons col­orés. Mais Piz­za, café, béton neuf n’y pour­ront rien : il flot­tera tou­jours une odeur de choux dans la gare du midi. Il y aura tou­jours dans l’air un petit quelque chose qu’on aura peine à iden­ti­fi­er, et ceux qui se sou­vien­dront des car­relages jaune sale sauront que c’est une odeur de choux. Ou le sou­venir d’une odeur de choux.
Zumi­ra Pereira Seme­do. Par­tie — et pour longtemps, elle le sait — du Cap Vert. L’avion ou le bateau, puis le bus, si pas la camion­nette crasseuse. Un voy­age incon­fort­able puisqu’illégal. Pourquoi la France plutôt que la Bel­gique ? Vu du Cap Vert, le mirage devait être plus beau. Elle aurait pu débar­quer gare du midi. L’odeur de choux l’aurait ras­surée. Quelque chose d’identifiable dans ce qu’elle n’a vu jusqu’à présent qu’à la télé. Elle avait rêvé d’images inodores. Il y avait de la nour­ri­t­ure dans ses bagages. Des vict­uailles aux par­fums ras­sur­ants, pour un futur partage avec de nou­velles ren­con­tres : le tout pre­mier partage, pri­mor­dial, vital. Mais il se peut qu’on le lui ait inter­dit. Médée n’avait pour tout bagage que sa magie. Zumi­ra Pereira Seme­do devait être sur­chargée. Quand on ne sait pas où on va mais qu’on y va, ou quand on s’en va pour un ailleurs où tout est à recom­mencer, on emporte tou­jours le max­i­mum, pour se défendre, pour se réfugi­er, ne pas oubli­er qu’on a été, ce qu’on a été, et pou­voir en fournir des preuves.

J’avance dans la gare. Une bour­rasque brûlante m’annonce que le vent est au Sud. Je perçois comme une odeur. Il paraît que c’est du choco­lat. C’est âcre, d’un vinai­gre sucré. J’ai du mal à penser que j’aime manger un truc qui peut sen­tir ça. Des relents. A vous don­ner un mal de tête, à vous faire regarder en chien de faïence le petit éléphant à la trompe con­quérante.

Zumi­ra Pereira Seme­do a dû voir plus d’éléphants que de bar­res de choco­lat, c’est pour ça qu’elle est par­tie.

J’évite du mieux que je peux un spéci­men de la faune qui hante la gare. Cette faune-là ne change pas. J’ai déjà eu à faire à lui. Il s’accroche au bras d’un touriste hagard. Un mètre qua­tre-vingt cinq, légère­ment attardé ; sa para­noïa est pro­por­tion­nelle à son taux d’alcoolémie : « ils » le per­sé­cu­tent, « ils » lui en veu­lent, « ils » le suiv­ent, « ils » le pour­suiv­ent, « ils » vont le retrou­ver, « ils » vont le tuer. Deman­der qui sont ce « ils » est une erreur qu’on ne com­met qu’une fois : il s’agrippe à la manche, ne lâche pas, serre fort le bras, insiste : il fait peur. Pas moyen de s’en débar­rass­er. Une seule solu­tion, l’accompagner au poste de police de la gare : les policiers le con­nais­sent par cœur, ça les fait rire à chaque fois. Enfin, devant le touriste.

Si Zumi­ra Pereira Seme­do avait elle aus­si suivi l’aventure, je ne sais pas si ça l’aurait autant amusée que moi. Elle y aurait vu la preuve de la folie qui règne sous ces lat­i­tudes, ou un mau­vais présage. Et si j’avais croisé son regard, je n’aurais pas ri aus­si longtemps. Bas­ta. Ce n’est pas mon his­toire, d’ailleurs Zumi­ra Pereira Seme­do n’a pas débar­qué gare du midi (Brux­elles), mais à Douai (France).

Je fuis les vapeurs de pisse chaude. Autant gag­n­er la fraîcheur du théâtre le plus rapi­de­ment pos­si­ble. Je m’offre le taxi. Je laisse Zumi­ra Pereira Seme­do. Qu’elle arrête de me pour­suiv­re. Son mal­heur m’ennuie. Moi je suis très occupée, je suis une actrice, ce soir je serai une Médée. Ce n’est pas rien. D’ailleurs, Zumi­ra Pereira Seme­do ne peut pas pay­er sa part, qu’elle aille à pieds. « Rue Van­dewey­er ? » Il cherche son plan avant de tourn­er vers moi un sourire d’excuse. « Quelle com­mune ? Jamais allé. » D’ici, il con­duit surtout ses clients à la Grand Place. J’ouvre la bouche pour expli­quer — par où com­mencer ? —, j’agite mes deux mains comme si je chif­fon­nais une feuille de papi­er virtuelle, avant de tout sus­pendre et de lui indi­quer la rue sur le plan. « Plus facile ». Je dis en souri­ant. Jamais plus de deux mots par phrase : on devrait arriv­er à se com­pren­dre. Nous con­tin­uons de sourire. Un ange passe et nous tran­spire dessus. Je capit­ule : « Allez Grand Place ». Il est ravi : « Pas prob­lèmes ». Mal­gré mon sens de l’orientation déplorable — même chez moi il m’arrive de me retrou­ver dans la salle de bain quand je croy­ais fer­me­ment être en route pour la cui­sine — je vois bien qu’il est en train de me balad­er, guet­tant à inter­valles réguliers dans le rétro­viseur, avec force sourires ras­sur­ants, une éventuelle protes­ta­tion. Il a sans doute com­pris qu’outre le fait que je suis écrasée par la chaleur, j’adore me faire con­duire.

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
3
Partager
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Théâtre en images-Couverture du Numéro 58-59 d'Alternatives Théâtrales
#58 – 59
mai 2025

Théâtres en images

26 Oct 1998 — Suite à la lecture de la retranscription de son intervention Jean Lambert-wild a souhaité nous apporter un complément de réflexion…

Suite à la lec­ture de la retran­scrip­tion de son inter­ven­tion Jean Lam­bert-wild a souhaité nous apporter un com­plé­ment…

Par Jean Lambert-wild
Précédent

GEORGES BANU : Le début est une péri­ode où les sépa­ra­tions n’ont pas encore eu lieu, où — si les iden­tités des dif­férents artistes s’af­fir­ment — les rup­tures ne sont pas tou­jours évi­dentes. Aujour­d’hui les artistes…

Par Georges Banu
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total