D’après un fait divers tiré du journal Le Monde daté du 30 avril 1998 : « Treize ans de réclusion pour la mère meurtrière de ses enfants. »
JE VEUX DE MON CŒUR VOUS ARRACHER VOUS / La chair de mon cœur Ma mémoire Mes chéris / Le sang de vos veines rendez-le-moi / Réintégrez mon corps vous entrailles… Je me réveille. Je me suis endormie, avec les mots de Müller. Je connais mon texte. Dans quatre heures je serai sur la scène du théâtre Océan Nord, je serai une Médée.
Zumira Pereira Semedo attend.
La gare approche : les téléphones sonnent dans toutes les poches, tous les sacs, toutes les mallettes, en quête de l’information cruciale : oui, j’étais bien dans le train, oui, le voyage s’est bien passé, oui, le train est à l’heure, oui, je te vois sur le quai, oui, je m’approche de toi, oui, tu es jolie, et si tu veux bien décoller ce bout de plastique de ton oreille, je pourrais déposer un baiser sur ta joue devenue moite au contact du boîtier. Quand je voudrai te dire que je t’aime, j’appellerai ta messagerie, n’est-ce pas plus facile comme ça ?
Zumira Pereira Semedo pourrait se demander pourquoi ces gens parlent tout seuls, et pourquoi les autres ne s’en étonnent pas.
Je débarque à la gare du midi : une odeur de choux, de choucroute. Une baraque à hamburgers, ou plusieurs, je ne sais déjà plus. Une petite boîte éclairée au néon, juste assez grande pour contenir une énorme marmite où nagent les cheveux blonds jaunes blancs sales emmêlés de la choucroute, une autre énorme marmite où baignent des saucisses trop rouges, une montagne de petits pains qu’une femme aux cheveux blonds jaunes blancs sales peignés, — une femme dont le volume pourrait contenir marmites et montagne — saisit pour les garnir. Consciencieusement. Désormais plus de place pour sa conscience professionnelle dans le nouveau paysage. C’est : petites surfaces proprettes et néons colorés. Mais Pizza, café, béton neuf n’y pourront rien : il flottera toujours une odeur de choux dans la gare du midi. Il y aura toujours dans l’air un petit quelque chose qu’on aura peine à identifier, et ceux qui se souviendront des carrelages jaune sale sauront que c’est une odeur de choux. Ou le souvenir d’une odeur de choux.
Zumira Pereira Semedo. Partie — et pour longtemps, elle le sait — du Cap Vert. L’avion ou le bateau, puis le bus, si pas la camionnette crasseuse. Un voyage inconfortable puisqu’illégal. Pourquoi la France plutôt que la Belgique ? Vu du Cap Vert, le mirage devait être plus beau. Elle aurait pu débarquer gare du midi. L’odeur de choux l’aurait rassurée. Quelque chose d’identifiable dans ce qu’elle n’a vu jusqu’à présent qu’à la télé. Elle avait rêvé d’images inodores. Il y avait de la nourriture dans ses bagages. Des victuailles aux parfums rassurants, pour un futur partage avec de nouvelles rencontres : le tout premier partage, primordial, vital. Mais il se peut qu’on le lui ait interdit. Médée n’avait pour tout bagage que sa magie. Zumira Pereira Semedo devait être surchargée. Quand on ne sait pas où on va mais qu’on y va, ou quand on s’en va pour un ailleurs où tout est à recommencer, on emporte toujours le maximum, pour se défendre, pour se réfugier, ne pas oublier qu’on a été, ce qu’on a été, et pouvoir en fournir des preuves.
J’avance dans la gare. Une bourrasque brûlante m’annonce que le vent est au Sud. Je perçois comme une odeur. Il paraît que c’est du chocolat. C’est âcre, d’un vinaigre sucré. J’ai du mal à penser que j’aime manger un truc qui peut sentir ça. Des relents. A vous donner un mal de tête, à vous faire regarder en chien de faïence le petit éléphant à la trompe conquérante.
Zumira Pereira Semedo a dû voir plus d’éléphants que de barres de chocolat, c’est pour ça qu’elle est partie.
J’évite du mieux que je peux un spécimen de la faune qui hante la gare. Cette faune-là ne change pas. J’ai déjà eu à faire à lui. Il s’accroche au bras d’un touriste hagard. Un mètre quatre-vingt cinq, légèrement attardé ; sa paranoïa est proportionnelle à son taux d’alcoolémie : « ils » le persécutent, « ils » lui en veulent, « ils » le suivent, « ils » le poursuivent, « ils » vont le retrouver, « ils » vont le tuer. Demander qui sont ce « ils » est une erreur qu’on ne commet qu’une fois : il s’agrippe à la manche, ne lâche pas, serre fort le bras, insiste : il fait peur. Pas moyen de s’en débarrasser. Une seule solution, l’accompagner au poste de police de la gare : les policiers le connaissent par cœur, ça les fait rire à chaque fois. Enfin, devant le touriste.
Si Zumira Pereira Semedo avait elle aussi suivi l’aventure, je ne sais pas si ça l’aurait autant amusée que moi. Elle y aurait vu la preuve de la folie qui règne sous ces latitudes, ou un mauvais présage. Et si j’avais croisé son regard, je n’aurais pas ri aussi longtemps. Basta. Ce n’est pas mon histoire, d’ailleurs Zumira Pereira Semedo n’a pas débarqué gare du midi (Bruxelles), mais à Douai (France).
Je fuis les vapeurs de pisse chaude. Autant gagner la fraîcheur du théâtre le plus rapidement possible. Je m’offre le taxi. Je laisse Zumira Pereira Semedo. Qu’elle arrête de me poursuivre. Son malheur m’ennuie. Moi je suis très occupée, je suis une actrice, ce soir je serai une Médée. Ce n’est pas rien. D’ailleurs, Zumira Pereira Semedo ne peut pas payer sa part, qu’elle aille à pieds. « Rue Vandeweyer ? » Il cherche son plan avant de tourner vers moi un sourire d’excuse. « Quelle commune ? Jamais allé. » D’ici, il conduit surtout ses clients à la Grand Place. J’ouvre la bouche pour expliquer — par où commencer ? —, j’agite mes deux mains comme si je chiffonnais une feuille de papier virtuelle, avant de tout suspendre et de lui indiquer la rue sur le plan. « Plus facile ». Je dis en souriant. Jamais plus de deux mots par phrase : on devrait arriver à se comprendre. Nous continuons de sourire. Un ange passe et nous transpire dessus. Je capitule : « Allez Grand Place ». Il est ravi : « Pas problèmes ». Malgré mon sens de l’orientation déplorable — même chez moi il m’arrive de me retrouver dans la salle de bain quand je croyais fermement être en route pour la cuisine — je vois bien qu’il est en train de me balader, guettant à intervalles réguliers dans le rétroviseur, avec force sourires rassurants, une éventuelle protestation. Il a sans doute compris qu’outre le fait que je suis écrasée par la chaleur, j’adore me faire conduire.

