AU COMMENCEMENT — c’est comme dans le grand livre ! — il y a des mots. Des mots qui se pressent. Qui cherchent, qui insistent. Qui cherchent un corps à habiter. Qui insistent pour devenir une voix. Un corps et une voix qui par exemple s’apprêteraient à dire, comme le fait Caracala au commencement d’‘INACCESSIBLES AMOURS, qu’on est toujours seul, toujours, même quand vous croyez ne plus être seul, même quand vous…
Oui, c’est bien cela : des mots qui cherchent un corps et une voix pour pouvoir y faire irruption, pour que la bonde, enfin, puisse être lâchée. Car ils ne demandent que ça, les mots : une telle fièvre les pousse ! Depuis si longtemps ! Ces mots-là, manifestement, ont besoin d’être dits…
Et il arrive parfois que ces mots — miracle ! — trouvent un corps et une voix qui très exactement leur conviennent. Caracala ! Ça y est, j’y suis, je l’ai, je l’entends. Dans un bistrot. La connexion est faite, la bonde va lâcher, les mots se pressent, font irruption, Caracala d’un coup s’ébroue, le voilà qui déclare qu’on est toujours seul, toujours, même quand vous croyez ne plus être seul, même quand vous… le voilà qui très précisément, naît de ces mots-là. Théâtre !
Puis, Marinette ! Ça y est, je l’ai aussi, je l’entends qui s’accroche à deux mots de Caracala, lui réplique que pour travailler, les hauts talons, ce n’est pas pratique — et Marinette très précisément naît de ces hauts talons-là. (Caracala et Marinette ! Brusquement il n’y a plus que ces noms pour mes deux personnages, aucun autre, c’est sûr, ne leur collerait ; mais quand plus tard naîtra l’homme au visage ensanglanté, cette seule expression, allez savoir pourquoi, suffira à nommer le personnage…)
C’est donc toujours ainsi que ça se passe : des mots, des mots, des mots, words, words, words, comme disait l’autre. J’écris pour le théâtre et, pourtant, je ne vois que des mots. Des mots qui peu à peu investissent un corps et une voix. Alors seulement viennent des noms, des lieux. Le reste, je n’en sais rien, ou pas grand-chose. Le reste, c’est l’affaire des comédiens, du metteur en scène, de tous ceux qui vont faire le spectacle, de tous ceux à qui je passerai ces mots-là qui un beau jour — miracle ! — ont trouvé les corps qu’il leur fallait…
Mais si, pourtant, il y a encore une chose que je sais : plus les mots vont sortir et plus les corps prendront consistance, épaisseur, chair, plus ils construiront de véritables personnages. Qui ne vivront que de ces mots. Des personnages verbophages, en somme. Car ces mots sont leur seule chance. Il faut qu’ils en profitent, il faut qu’ils ne ratent pas leur coup, qu’ils en disent un maximum, qu’ils en disent des tonnes, s’ils le peuvent. Après, plus de théâtre. Après, plus de corps, plus de mots. Après, fini. Et ils ont tant à dire, il y a tant de mots qui se pressent…
Pour une fois qu’on les entendrait ! Qu’on les entendrait, eux qui sont trop communs, trop paumés pour que d’habitude on les entende ! Curieux, tout de même, que ce soient toujours des personnages trop communs, trop paumés qui s’en viennent prendre en charge ces mots qui au commencement se pressent … Curieux, tout de même, ces personnages qui ne poussent devant eux qu’une bête vie quotidienne, une vie qu’ils s’humilient à vivre, une vie un peu grotesque, une vie qui se décompose derrière le masque !
Oui, oui, c’est très exactement ce qui arrive : au commencement, ils y a les mots qui se pressent, qui insistent, qui cherchent un corps et une voix, et alors, eux, ces personnages trop communs, trop paumés, hop ! hop ! ça y est, les voilà qui débarquent avec leur air affamé et leur mine affairée, et c’est comme s’ils se mettaient à crier de tous leurs poumons : pour moi, pour moi, ces mots ! laissez-les-moi ! Laissez-moi tenter ma chance !
Je finirai par croire que ce qui m’habite, c’est une sorte de cour des miracles. Oh ! discrète, bien élevée, presque ! Pas des vrais marginaux, pas des truands, pas des dealers, pas des crève-la-faim, même pas des clochards. Non, rien que des exilés de l’intérieur. Des traîne-la-patte. Des tassés. Des recroquevillés. Qui ne savent plus où ils en sont. Qui ne savent peut-être même plus où sont leurs rêves. Qui décrochent. Des grandes gueules, parfois, pourtant ; mais qui ne s’en sortent pas trop : la vie est si féroce…
Mais vous direz qu’ils prêtent à rire ? Qu’ils ont une bonne tête bien rigolote, avec tous ces mots qui leur bruissent de partout ? Qu’ils ont bravement ravalé leurs sanglots, pour une bonne part en tout cas ? Et si c’était parce que, tant qu’ils le peuvent, ils essaient encore de porter le masque ?Et si tous ces mots-là, alors, tous ces mots pour le théâtre, c’était pour eux le meilleur des masques ?

