Des personnages coincés dans la banalité du quotidien
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Des personnages coincés dans la banalité du quotidien

Entretien avec Paul Emond

Le 14 Mar 1999
Gilles Arbona et Christian Maillet dans LES PUPILLES DU TIGRE, mise en scène Philippe Sireuil. Photo Paul Versele.
Gilles Arbona et Christian Maillet dans LES PUPILLES DU TIGRE, mise en scène Philippe Sireuil. Photo Paul Versele.

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Gilles Arbona et Christian Maillet dans LES PUPILLES DU TIGRE, mise en scène Philippe Sireuil. Photo Paul Versele.
Gilles Arbona et Christian Maillet dans LES PUPILLES DU TIGRE, mise en scène Philippe Sireuil. Photo Paul Versele.
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Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
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ALTERNATIVES THÉÂTRALES : Com­ment s’est déclenchée chez vous l’écri­t­ure théâ­trale ? 

Paul Emond : Vers 1984, Philippe Sireuil m’a pro­posé d’écrire une pièce et il en est résulté LES PUPILLES DU TIGRE qu’il a mon­té deux ans plus tard. Mais cette arrivée au théâtre était sans doute pré­parée par le plaisir que j’avais trou­vé à manier les codes de l’oralité dans Les romans que j’avais déjà pub­liés à cette époque. Je sup­pose que c’est d’ailleurs cela qui avait intéressé Sireuil. LA DANSE DU FUMISTE et PLEIN LA VUE sont des nar­ra­tions à la pre­mière per­son­ne, où celui qui racon­te en a sans cesse plein la bouche et où le flux d’his­toires et de com­men­taires qu’il débite sem­ble être cela même qui le tient en vie. Dès que je me suis mis à écrire pour le théâtre, j’ai sen­ti que je me trou­vais là avec une forme par­ti­c­ulière­ment appro­priée pour pour­suiv­re ce type d’écri­t­ure : on peut dire, je pense, que chez nom­bre de per­son­nages de mes pièces la parole est le moyen essen­tiel de sur­vivre, sinon la seule façon de ne pas som­br­er. 

A. T.: Cela revient-il à dire que, pour vous, le geste de l’écriture romanesque et celui de l’écri­t­ure théâ­trale sont sem­blables ? 

P. E.: Il me sem­ble que les raisons fon­da­men­tales qui poussent à écrire ne changent guère, qu’il s’agisse de roman ou de théâtre. L’envie ou le besoin de façon­ner des per­son­nages, d’ex­plor­er à tra­vers eux telle ou telle dimen­sion de l’ex­is­tence, l’envie aus­si de créer une forme et une musi­cal­ité avec des mots, tout cela appar­tient autant à l’écri­t­ure théâ­trale qu’à l’écri­t­ure romanesque. Ceci étant dit, j’ai appris très vite que les modal­ités étaient dif­férentes. L’écri­t­ure théâ­trale sup­pose que l’on prenne en compte ce que le met­teur en scène et le comé­di­en apporteront, il faut donc pou­voir leur laiss­er de la place, il faut pour cela que le texte ne soit pas cade­nassé, qu’il ait du « jeu », et donc du sous-texte, du non-dit. Mais la fron­tière est floue et l’on a vu d’ailleurs de grands met­teurs en scène tra­vailler au théâtre des morceaux romanesques. Voyez ce qu’à fait Vitez avec LES CLOCHES DE BÂLE d’Aragon ou Grüber avec LE RÉCIT DE LA SERVANTE ZERLINE de Broch. D’ailleurs, je n’ai pas trop envie, non plus, d’écrire du théâtre sur mesure. J’aime tra­vailler à la lisière des deux gen­res, garder dans mes pièces une place impor­tante pour le réc­it. C’est ain­si que À L’OMBRE DU VENT, une de mes dernières pièces, mêle sans cesse les temps gram­mat­i­caux du présent et du passé et donne dès lors aux pro­tag­o­nistes un statut mixte de per­son­nages et de nar­ra­teurs. 

A. T.: Écrivez-vous vos pièces avec un souci de la représen­ta­tion ?

P. E.: Oui, même s’il s’ag­it de la pren­dre volon­taire­ment en porte-àfaux, comme dans le cas que je viens d’évo­quer. Ou dans celui de CONVIVES, où cer­tains per­son­nages oscil­lent entre une dimen­sion réal­iste et une con­no­ta­tion théâ­trale exhibée presque à l’ex­cès, de façon volon­taire­ment car­i­cat­u­rale. Mais plus je vais, plus j’ai envie de don­ner au comé­di­en un matéri­au qui lui con­vi­enne, qu’il puisse s’ap­pro­prier comme il l’en­tend. Cela va jusqu’à des choses très physiques : voyez le per­son­nage de Barat, par exem­ple, quand, à la fin de MALAGA, il éclate de rire au milieu d’une crise de dés­espoir. Il est évi­dent que là, on est loin du roman… Ceci dit, je m’en tiens aux mots et aux phras­es, je visu­alise peu en écrivant, je ne cherche d’ailleurs pas à le faire. 

A. T.: Dans vos pièces vous accordez, comme vous venez de le dire, une grande place au réc­it. En quoi cette tech­nique est-elle pro­pre­ment théâ­trale ?

P. E.: L’est-elle ? Cela sup­poserait une déf­i­ni­tion pré­cise du « pro­pre­ment théâ­tral » qui peut m’in­téress­er en tant qu’ob­ser­va­teur extérieur mais cer­taine­ment pas au moment où je suis embar­qué dans l’écriture d’une pièce et où je me débats avec les mots de mes per­son­nages. J’ai répon­du d’ailleurs à ceux qui dis­ent de mon théâtre : « c’est trop bavard ». J’ai dit à peu près ceci : pour Le type de per­son­nages qui m’in­téresse, pour ces sans grade, le plateau d’un théâtre est sans doute le dernier lieu où ils peu­vent avoir droit à une parole publique. Alors, lais­sez-les par­ler tant qu’ils le veu­lent, lais­sez-les se van­ter, racon­ter leurs trucs et leurs machins et même men­tir à tire-lar­ig­ot pour cacher ce qu’ils cherchent à cacher. Je vois d’ailleurs bien com­ment cette « par­lerie » est à la fois ce qui intéresse les met­teurs en scène de mes pièces et ce qui leur fait prob­lème, au sens où cela les provoque, ce qui est loin d’être inin­téres­sant. J’ai eu avec Jean-Claude Berut­ti, par exem­ple, de superbes dis­cus­sions à ce sujet. Et puis, mon théâtre est loin de n’être que du réc­it. GRINCEMENTS ET AUTRES BRUITS, ma dernière pièce, y recourt même très peu. 

Pascale Vander Zypen et Olivier Thomas dans CONVIVES, mise en scène Jules-Henri Marchant. Photo Nicole Hellyn (A.M.L.).
Pas­cale Van­der Zypen et Olivi­er Thomas dans CONVIVES, mise en scène Jules-Hen­ri Marchant. Pho­to Nicole Hellyn (A.M.L.).

A. T.: Je posais la ques­tion de la théâ­tral­ité, parce qu’il me sem­ble que le réc­it soit de l’ordre du passé et ait peu à faire avec le présent de la représen­ta­tion.

P. E.: Le présent, ce sont toutes les raisons qui déclenchent le réc­it : on peut racon­ter pour séduire, pouf se faire plain­dre, pour ne pas aller se sui­cider. Ces raisons-là me parais­sent pro­fondé­ment théâ­trales. Même dans le mono­logue MOI, JEAN-JOSEPH CHARLIER, DIT JAMBE DE BOIS, HÉROS DE LA RÉVOLUTION BELGE, qui est un réc­it d’un bout à l’autre. Le per­son­nage y racon­te son odyssée à la fois grandiose et grotesque mais ce qu’il racon­te, il l’a déjà racon­té six cents fois, avec son his­toire il casse les oreilles de ses audi­teurs dans un bistrot lié­geois ou ailleurs, il n’est plus qu’un pau­vre homme, qu’un aigri obsédé par l’idée qu’il a droit, pour tous ces actes de bravoure qu’il ressasse par le menu, à la pen­sion que le jeune État belge lui refuse. Pour lui, refaire son réc­it, même si c’est pour la six-cen­tième fois, revivre ce qui fut sa gloire, jus­ti­fie à ses yeux tout le reste de sa médiocre exis­tence. C’est un acte de vie, de survie. Toute la mise en scène de Jules-Hen­ri Marchant le mon­trait d’ailleurs par­faite­ment. 

A. T.: Il s’agit donc fon­da­men­tale­ment dans vos pièces d’in­ven­ter une ou des sit­u­a­tions qui déclenchent les réc­its de vos per­son­nages ? 

P. E.: Ce sont des sit­u­a­tions qui amè­nent sou­vent les per­son­nages, ou cer­tains per­son­nages, à se livr­er. Mais il s’y passe aus­si d’autres choses. 

A. T.: Com­ment écrivez-vous vos pièces ? Partez-vous d’un ou de plusieurs per­son­nages ? 

P. E.: Je pars de bribes de paroles. De bribes de dis­cours qui au départ ne s’accrochent pas néces­saire­ment tout de suite à des per­son­nages bien défi­nis. Asseyez-vous dans un bistrot ou un autre lieu pub­lic, fer­mez les yeux et lais­sez entr­er dans vos oreilles ce que l’on racon­te aux tables voisines. C’est pas­sion­nant : vous enten­dez des mots, des morceaux d’his­toires mais vous ne savez pas encore à qui cela appar­tient. Puis, d’un coup, vous regardez : ça y est, le per­son­nage est là, vous pou­vez ajuster sur lui les mots qui l’habillaient à l’aveugle. Eh bien, ça se passe un peu comme ça au départ de l’écri­t­ure. Sou­vent, cela com­mence par quelque chose qui ressem­ble à de l’autojustification. Peut-être le per­son­nage par­le-t-il à un autre mais, en même temps et à coup sûr, il se par­le, il par­le à.son moi idéal. J’adore Tchekhov ; tous ses grands per­son­nages fonc­tion­nent à par­tir de cette auto­jus­ti­fi­ca­tion. 

A. T.: Com­ment à par­tir de cela, la pièce se struc­ture-t-elle ? 

P. E.: J’es­saie en tout cas le plus longtemps pos­si­ble de ne pas trop savoir où ça va, de faire con­fi­ance à la façon dont ces mots vont s’entrechoquer. Dès que des per­son­nages sont mis ensem­ble, très vite les sit­u­a­tions sont con­flictuelles et donc dynamiques. Quand, par exem­ple, un « casse-oreille » vous envahit les tym­pa­ns, cela génère un cer­tain nom­bre de réac­tions. De toute façon, très vite, une crise s’in­stalle. Plus tard, le plus tard pos­si­ble, je reprends tout d’un point de vue plus « nar­ratif » : entrées inat­ten­dues, rup­tures, thèmes récur­rents, con­tre­points, nou­veaux per­son­nages, COUPS de théâtre, etc. Il m’ar­rive de lorgn­er sans ver­gogne du côté de la mécanique du vaude­ville, d’en réu­tilis­er les codes à con­tre­sens. 

A. T.: Un dis­cours d’autojustification peut-il être le point de départ d’un change­ment, d’une évo­lu­tion des per­son­nages ou de la sit­u­a­tion ? 

P. E.: Cela me sem­ble évi­dent. Dans INACCESSIBLES AMOURS, par exem­ple, ce qui pour­rait éventuelle­ment se pass­er dans la ren­con­tre de Cara­cala et de la serveuse, de ces deux âmes soli­taires (pour par­ler comme dans les feuil­letons), est stop­pé net par l’irruption, à deux repris­es, de « l’homme au vis­age ensanglan­té » et de l’histoire de ses aven­tures amoureuses qu’il leur rabâche, alors qu’elle ne les intéresse pas du tout. Idem en ce qui con­cerne Barat et Astrid, dans MALAGA : la crise de leur cou­ple est exac­er­bée par tout ce que leur racon­te Flam­bard sur les bonnes raisons qu’il a de divorcer. Il y a, dans ces réc­its, une dimen­sion que les lin­guistes appelleraient per­for­ma­tive : dire, en même temps, c’est faire…

A. T.: Mais qu’est-ce que le ressasse­ment apporte au per­son­nage même de Flam­bard ?

P. E.: Un per­son­nage qui suit son obses­sion, qui s’y accroche, le fait comme à une bouée. Pour nous, qui voyons cela de l’ex­térieur, c’est drôle ou grotesque. Pour lui, c’est très sérieux, cela a une impor­tance énorme, même si en réal­ité cela n’en a que très peu. C’est d’ailleurs ce décalage-là qui con­stitue un des principes fon­da­men­taux d’un cer­tain genre de comédie. Donc, toutes les his­toires sur lesquelles revient Flam­bard dans MALAGA, son divorce, son méti­er de représen­tant, l’en­tre­tien de son corps, etc., ce sont des choses pour lui pri­mor­diales, qui l’occupent entière­ment, parce que, s’il n’y avait pas cela, il n’au­rait plus rien, il n’au­rait plus qu’à s’écrouler. Ces per­son­nages-là, ces mono­ma­ni­aques, réduisent leur vie à leur seule obses­sion. Voyez jusqu’où le théâtre de Thomas Bern­hard pousse le traite­ment de per­son­nages de ce type. 

A. T.: Mais le ressasse­ment chez Bern­hard pro­duit une cer­taine lucid­ité.

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