Mon cher Paul…
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Mon cher Paul…

Le 10 Juin 2004
Article publié pour le numéro
Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
60
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COMME IL EST DIFFICILE de le trou­ver ce temps pour se par­ler. Je le dis parce qu’il y a en moi cette colère, tou­jours cette colère con­tre le temps qu’il fait ici ou qui passe ailleurs et je me dis com­ment est-ce qu’il s’arrange Paul avec le temps qu’il se donne et avec celui qui lui file entre ses doigts qui écrivent tout ce théâtre ? Donc je pen­sais à tout ça, à ce temps passé depuis notre dernière ren­con­tre et voilà qu’on me demande … enfin, dis­ons les choses autrement et mieux. Donc une voix trou­blante au télé­phone me dit que te voilà dans un prochain numéro de cette revue qui par­le si bien du théâtre. Je lui dis que je trou­ve ça très bien et que ce numéro pour lui tout seul Paul Emond ça ressem­ble à s’y mépren­dre à une con­sécra­tion. Elle me dit oui, elle aus­si, très bien le mot « con­sécra­tion ». Mais elle dit qu’il faudrait aus­si par­ler de notre col­lab­o­ra­tion. À nous deux. À cause de ces PUPILLES DU TIGRE dit-elle. Mon cher Paul, tu imag­ines cette bouf­fée de passé dans ma tête et à elle je dis que ce qui est sûr c’est que ces PUPILLES nous avaient réu­nis toi qui pous­sais tes mots pour la pre­mière fois vers le théâtre, lui Philippe Sireuil qui les tirait à lui pour occu­per la scène et moi qui les arrachais au théâtre pour essay­er de les pro­jeter sur un écran bégayant entre théâtre et ciné­ma. Je me dis qu’elle a déjà douze ans cette ultime céré­monie sac­ri­fi­cielle en forme de comédie à laque­lle se livraient tes per­son­nages. Et que tu avais un cer­tain culot de te lancer dans l’aven­ture d’écrire pour le théâtre en prenant le théâtre par la fin, par un dernier spec­ta­cle !
Alors, voilà qu’au­jour­d’hui on voudrait que je dise quelques mots sur ce qui s’est passé entre nous pour ce numéro sur Paul Emond. Ce qui me trou­ble, c’est qu’on ne trou­ve même plus le temps de se ren­con­tr­er, ni de se par­ler et que tu as chez toi depuis deux ans un man­u­scrit de moi et qu’on n’en a tou­jours pas par­lé mon cher Paul. C’est comme ça. L’autre jour, l’année passée, je me dis­ais tiens je vais voir la dernière pièce de Paul Emond au Théâtre qui est sur cette place de Brux­elles qui nous fait rou­gir de honte où l’on risque sa peau, son argent, sa voiture, pour aller voir du théâtre. Ce soir là un type arrachait le sac ou le bras d’une dame qui allait voir la dernière pièce de Paul Emond et j’ai pas bien vu si le bras par­tait avec mais c’é­tait vio­lent. Donc, je me suis dit c’est risqué de venir au théâtre de nos jours pour voir les caprices et les images d’un auteur et je pen­sais en marchant très vite que ce serait bien s’il y avait plus de risques au théâtre que dans Le quarti­er autour du théâtre. Peut-être alors qu’on serait très fier, je ne sais pas ce que tu en pens­es toi qui écris pour le théâtre, si Le théâtre nous fai­sait peur, arrachait nos sacs et nos cer­ti­tudes et nous plan­tait un couteau là où il faut ! Je me dis­ais en entrant dans la chaleur du théâtre qu’à la sor­tie je tra­verserais alors plus gail­larde­ment la vie du quarti­er de la ville où j’habite et où tu habites aus­si et je me dis main­tenant qu’il faudrait qu’on en par­le de cette dernière pièce un de ces jours et voilà qu’on te con­sacre tout un numéro de la revue qui par­le bien du théâtre et qu’on me tombe dessus pour ce numéro sur toi et qu’on veut que je par­le des PUPILLES DU TIGRE.
Main­tenant, je l’avoue, cette pièce de toi je l’aimais vrai­ment beau­coup. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi j’emploie l’imparfait, c’est pas comme un livre qui finit au pilon le théâtre, c’est de l’écri­t­ure en mou­ve­ment c’est du réper­toire et ça ron­ronne dans un tiroir en atten­dant son heure. Alors ces PUPILLES là je suis vrai­ment con­tent de les réveiller parce que c’est du théâtre qui me plaît bien. Et ce for­mi­da­ble comé­di­en Chris­t­ian Mail­let, le fou­et à la main, Meis­ter­lich maître domp­teur, à genoux éta­lant sa con­di­tion de bouch­er, me met­tait les larmes aux yeux. Je me dis­ais heureuse­ment, heureuse­ment il y a le film, il y a ce film que j’ai réal­isé comme tou­jours en vil traître à la scène, traître amoureux de la scène comme dirait Del­cu­vel­lerie, de la scène et du texte de Paul Emond et de la mise en scène de Philippe Sireuil. Quand même, lorsqu’il s’est trou­vé dans sa vie aux pris­es avec les griffes du Tigre, Chris­t­ian Mail­let j’ai cru un instant que la télévi­sion allait mon­tr­er à son pub­lic qui ne va pas au théâtre qu’elle savait, la télévi­sion, que c’é­tait un grand comé­di­en Chris­t­ian Mail­let et qu’elle mon­tr­erait Meis­ter­lich dans son grand numéro de dres­sage, tu vois ce que je veux dire Paul, et je n’ai rien vu sur l’écran. Pour­tant les images sont là on peut en témoign­er et peut-être qu’il faudrait aus­si un numéro de la revue pour Chris­t­ian Mail­let qui pre­nait des notes du genre : « Depuis un an et demi que me hante la pièce de Paul Emond, je suis passé par tous les stades de la ten­dresse et de la répul­sion envers tous les héros de ce chef-d’œu­vre. » Il écrivait « chef-d’œu­vre », Chris­t­ian Mail­let qui jouait Meis­ter­lich et auquel la télévi­sion n’a pas ren­du hom­mage.
Je me sou­viens main­tenant, ce que je voulais dire c’est que ce pro­jet des PUPILLES avec un met­teur en scène-directeur-de-théâtre qui tra­vail­lait là-dessus, qui favori­sait cette écri­t­ure, ça me sem­blait un truc ter­ri­ble, en tous cas ter­ri­ble­ment exci­tant et j’avais envie d’y croire à ce chantier de théâtre où l’on se fai­sait con­fi­ance mutuelle­ment mais dans la peur. Tu vois c’est ça, on revient à la peur, au théâtre où on risque sa vie comme près de celui qui est sur cette place avec une pyra­mide à Brux­elles.
Je me sou­viens aus­si qu’à l’époque on était des con­spir­a­teurs. Pour la pre­mière et la dernière fois dans l’histoire de la télévi­sion belge on avait réus­si à sign­er ce con­trat pour faire ce film avant que ce soit vis­i­ble là sur la scène. À cette époque la télévi­sion fai­sait encore sem­blant d’aimer le théâtre autant que le ciné­ma mais la peur a été la plus forte et s’est emparée de ceux qui avaient signé avec le Tigre. Finale­ment, on l’a fait ce film. Je crois que c’est un beau film. Il faudrait le revoir pour être sûr de ça. De « ce lieu d’où l’on voit » qu’est le théâtre, une direc­tion de regard m’a tou­jours fasciné peut-être parce que j’aime lire et voir au dos des choses c’est l’axe en direc­tion de la salle, le con­tre­sens du regard du spec­ta­teur. J’ai donc fer­mé ce mur là d’un écran sur lequel était pro­jeté une image-décors, une pein­ture de Jacques Mono­ry, LA STRATÉGIE DES TERMITES. Les PUPILLES DU TIGRE c’é­tait donc aus­si pour moi cette STRATÉGIE DES TERMITES. Ma façon à moi de m’emparer de la scène, de grig­not­er la peau du tigre et les planch­es avec pour avoir ce point de vue inédit sur tes mots mon cher Paul. Une traftrise par l’ar­rière. Tou­jours la prise de risque, la prise de vue, et l’im­por­tance don­née à la caméra fil­mant l’in­stant mag­ique d’une représen­ta­tion par l’utilisation de plans séquences très longs dans lesquels nous nous enga­gions comé­di­ens et tech­ni­ciens, un enjeu de taille qui nous rap­prochait et nous sol­i­dari­sait avec la peur du théâtre.
On devrait se faire une petite pro­jec­tion avec des amis pour revoir ça en buvant un coup à tout ce temps qui est passé et nous a grig­notés.
Et puis, tu vois j’al­lais oubli­er cette vision de toi, l’écrivain penché sur son car­net à la pre­mière pro­jec­tion du film sur la table de mon­tage. Fasciné et inqui­et à la fois je te regar­dais ne regar­dant pas le film, écoutant le texte et notant ce qui n’y était plus, ce que l’écri­t­ure ciné­matographique avait fait bouger de ton écri­t­ure à toi. Tu étais là, prostré, le cray­on à la main et Le film se déroulait sans toi qui écoutais. Et puis le film ter­miné, ton regard per­du, tes reproches, ta per­plex­ité. Je me sou­viens avoir dû t’ex­pli­quer tout ça, le ciné­ma, que ça ne peut pas fonc­tion­ner comme le théâtre. je croy­ais notre ami­tié foutue. Après je fai­sais atten­tion à tous les coins de rue, m’at­tendais au pire, et me pré­parais à mourir poignardé par un écrivain de théâtre, mon corps aban­don­né dans un ter­rain vague de cette ville Brux­elles où nous vivons l’un et l’autre et où nous ne trou­vons pas le temps de par­ler de tous ces mots que nous écrivons pour le Théâtre et pour le Ciné­ma.
Et puis cette pre­mière pro­jec­tion publique des PUPILLES DU TIGRE en 1988 au Théâtre Varia qui sen­tait bon la pein­ture fraîche. Il y a cet écran qui masque la scène du théâtre et je me dis plus jamais je ne voudrais de cela, de ce ciné­ma inspiré du théâtre pro­jeté comme ça à la place du théâtre.
Voilà ce que je te racon­te de tout ça qui est loin déjà et qui nous a réu­nis dans cet ancien pavil­lon de chas­se où six per­son­nages pré­paraient cet ultime spec­ta­cle dont le hasard était exclu. Et il y a ce film qu’on devrait revoir un de ces soirs en invi­tant quelques amis que ça intéresserait peut-être ce film de théâtre de Paul Emond con­sacré main­tenant grand auteur dra­ma­tique. Avec mes félic­i­ta­tions mon cher Paul. On se télé­phone bien­tôt. 

Jan­vi­er 1999.

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Écrit par Michel Jakar
Michel Jakar écrit et réalise des films qui, pour l’essen­tiel, se situent hors des codes, hors des normes,...Plus d'info
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