COMME IL EST DIFFICILE de le trouver ce temps pour se parler. Je le dis parce qu’il y a en moi cette colère, toujours cette colère contre le temps qu’il fait ici ou qui passe ailleurs et je me dis comment est-ce qu’il s’arrange Paul avec le temps qu’il se donne et avec celui qui lui file entre ses doigts qui écrivent tout ce théâtre ? Donc je pensais à tout ça, à ce temps passé depuis notre dernière rencontre et voilà qu’on me demande … enfin, disons les choses autrement et mieux. Donc une voix troublante au téléphone me dit que te voilà dans un prochain numéro de cette revue qui parle si bien du théâtre. Je lui dis que je trouve ça très bien et que ce numéro pour lui tout seul Paul Emond ça ressemble à s’y méprendre à une consécration. Elle me dit oui, elle aussi, très bien le mot « consécration ». Mais elle dit qu’il faudrait aussi parler de notre collaboration. À nous deux. À cause de ces PUPILLES DU TIGRE dit-elle. Mon cher Paul, tu imagines cette bouffée de passé dans ma tête et à elle je dis que ce qui est sûr c’est que ces PUPILLES nous avaient réunis toi qui poussais tes mots pour la première fois vers le théâtre, lui Philippe Sireuil qui les tirait à lui pour occuper la scène et moi qui les arrachais au théâtre pour essayer de les projeter sur un écran bégayant entre théâtre et cinéma. Je me dis qu’elle a déjà douze ans cette ultime cérémonie sacrificielle en forme de comédie à laquelle se livraient tes personnages. Et que tu avais un certain culot de te lancer dans l’aventure d’écrire pour le théâtre en prenant le théâtre par la fin, par un dernier spectacle !
Alors, voilà qu’aujourd’hui on voudrait que je dise quelques mots sur ce qui s’est passé entre nous pour ce numéro sur Paul Emond. Ce qui me trouble, c’est qu’on ne trouve même plus le temps de se rencontrer, ni de se parler et que tu as chez toi depuis deux ans un manuscrit de moi et qu’on n’en a toujours pas parlé mon cher Paul. C’est comme ça. L’autre jour, l’année passée, je me disais tiens je vais voir la dernière pièce de Paul Emond au Théâtre qui est sur cette place de Bruxelles qui nous fait rougir de honte où l’on risque sa peau, son argent, sa voiture, pour aller voir du théâtre. Ce soir là un type arrachait le sac ou le bras d’une dame qui allait voir la dernière pièce de Paul Emond et j’ai pas bien vu si le bras partait avec mais c’était violent. Donc, je me suis dit c’est risqué de venir au théâtre de nos jours pour voir les caprices et les images d’un auteur et je pensais en marchant très vite que ce serait bien s’il y avait plus de risques au théâtre que dans Le quartier autour du théâtre. Peut-être alors qu’on serait très fier, je ne sais pas ce que tu en penses toi qui écris pour le théâtre, si Le théâtre nous faisait peur, arrachait nos sacs et nos certitudes et nous plantait un couteau là où il faut ! Je me disais en entrant dans la chaleur du théâtre qu’à la sortie je traverserais alors plus gaillardement la vie du quartier de la ville où j’habite et où tu habites aussi et je me dis maintenant qu’il faudrait qu’on en parle de cette dernière pièce un de ces jours et voilà qu’on te consacre tout un numéro de la revue qui parle bien du théâtre et qu’on me tombe dessus pour ce numéro sur toi et qu’on veut que je parle des PUPILLES DU TIGRE.
Maintenant, je l’avoue, cette pièce de toi je l’aimais vraiment beaucoup. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi j’emploie l’imparfait, c’est pas comme un livre qui finit au pilon le théâtre, c’est de l’écriture en mouvement c’est du répertoire et ça ronronne dans un tiroir en attendant son heure. Alors ces PUPILLES là je suis vraiment content de les réveiller parce que c’est du théâtre qui me plaît bien. Et ce formidable comédien Christian Maillet, le fouet à la main, Meisterlich maître dompteur, à genoux étalant sa condition de boucher, me mettait les larmes aux yeux. Je me disais heureusement, heureusement il y a le film, il y a ce film que j’ai réalisé comme toujours en vil traître à la scène, traître amoureux de la scène comme dirait Delcuvellerie, de la scène et du texte de Paul Emond et de la mise en scène de Philippe Sireuil. Quand même, lorsqu’il s’est trouvé dans sa vie aux prises avec les griffes du Tigre, Christian Maillet j’ai cru un instant que la télévision allait montrer à son public qui ne va pas au théâtre qu’elle savait, la télévision, que c’était un grand comédien Christian Maillet et qu’elle montrerait Meisterlich dans son grand numéro de dressage, tu vois ce que je veux dire Paul, et je n’ai rien vu sur l’écran. Pourtant les images sont là on peut en témoigner et peut-être qu’il faudrait aussi un numéro de la revue pour Christian Maillet qui prenait des notes du genre : « Depuis un an et demi que me hante la pièce de Paul Emond, je suis passé par tous les stades de la tendresse et de la répulsion envers tous les héros de ce chef-d’œuvre. » Il écrivait « chef-d’œuvre », Christian Maillet qui jouait Meisterlich et auquel la télévision n’a pas rendu hommage.
Je me souviens maintenant, ce que je voulais dire c’est que ce projet des PUPILLES avec un metteur en scène-directeur-de-théâtre qui travaillait là-dessus, qui favorisait cette écriture, ça me semblait un truc terrible, en tous cas terriblement excitant et j’avais envie d’y croire à ce chantier de théâtre où l’on se faisait confiance mutuellement mais dans la peur. Tu vois c’est ça, on revient à la peur, au théâtre où on risque sa vie comme près de celui qui est sur cette place avec une pyramide à Bruxelles.
Je me souviens aussi qu’à l’époque on était des conspirateurs. Pour la première et la dernière fois dans l’histoire de la télévision belge on avait réussi à signer ce contrat pour faire ce film avant que ce soit visible là sur la scène. À cette époque la télévision faisait encore semblant d’aimer le théâtre autant que le cinéma mais la peur a été la plus forte et s’est emparée de ceux qui avaient signé avec le Tigre. Finalement, on l’a fait ce film. Je crois que c’est un beau film. Il faudrait le revoir pour être sûr de ça. De « ce lieu d’où l’on voit » qu’est le théâtre, une direction de regard m’a toujours fasciné peut-être parce que j’aime lire et voir au dos des choses c’est l’axe en direction de la salle, le contresens du regard du spectateur. J’ai donc fermé ce mur là d’un écran sur lequel était projeté une image-décors, une peinture de Jacques Monory, LA STRATÉGIE DES TERMITES. Les PUPILLES DU TIGRE c’était donc aussi pour moi cette STRATÉGIE DES TERMITES. Ma façon à moi de m’emparer de la scène, de grignoter la peau du tigre et les planches avec pour avoir ce point de vue inédit sur tes mots mon cher Paul. Une traftrise par l’arrière. Toujours la prise de risque, la prise de vue, et l’importance donnée à la caméra filmant l’instant magique d’une représentation par l’utilisation de plans séquences très longs dans lesquels nous nous engagions comédiens et techniciens, un enjeu de taille qui nous rapprochait et nous solidarisait avec la peur du théâtre.
On devrait se faire une petite projection avec des amis pour revoir ça en buvant un coup à tout ce temps qui est passé et nous a grignotés.
Et puis, tu vois j’allais oublier cette vision de toi, l’écrivain penché sur son carnet à la première projection du film sur la table de montage. Fasciné et inquiet à la fois je te regardais ne regardant pas le film, écoutant le texte et notant ce qui n’y était plus, ce que l’écriture cinématographique avait fait bouger de ton écriture à toi. Tu étais là, prostré, le crayon à la main et Le film se déroulait sans toi qui écoutais. Et puis le film terminé, ton regard perdu, tes reproches, ta perplexité. Je me souviens avoir dû t’expliquer tout ça, le cinéma, que ça ne peut pas fonctionner comme le théâtre. je croyais notre amitié foutue. Après je faisais attention à tous les coins de rue, m’attendais au pire, et me préparais à mourir poignardé par un écrivain de théâtre, mon corps abandonné dans un terrain vague de cette ville Bruxelles où nous vivons l’un et l’autre et où nous ne trouvons pas le temps de parler de tous ces mots que nous écrivons pour le Théâtre et pour le Cinéma.
Et puis cette première projection publique des PUPILLES DU TIGRE en 1988 au Théâtre Varia qui sentait bon la peinture fraîche. Il y a cet écran qui masque la scène du théâtre et je me dis plus jamais je ne voudrais de cela, de ce cinéma inspiré du théâtre projeté comme ça à la place du théâtre.
Voilà ce que je te raconte de tout ça qui est loin déjà et qui nous a réunis dans cet ancien pavillon de chasse où six personnages préparaient cet ultime spectacle dont le hasard était exclu. Et il y a ce film qu’on devrait revoir un de ces soirs en invitant quelques amis que ça intéresserait peut-être ce film de théâtre de Paul Emond consacré maintenant grand auteur dramatique. Avec mes félicitations mon cher Paul. On se téléphone bientôt.
Janvier 1999.

