Jacques Delcuvellerie « Trouver des méthodes pour entrer par effraction en nous-mêmes »
Entretien

Jacques Delcuvellerie « Trouver des méthodes pour entrer par effraction en nous-mêmes »

Entretien avec Julie Birmant et Nancy Delhalle

Le 13 Oct 1998

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JULIE BIRMANT : Com­ment êtes-vous venu au théâtre ? D’où venait le désir de faire cette école de mise en scène qu’est l’IN­SAS1 ?

Jacques Del­cu­vel­lerie : Ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Je n’ai pas désiré faire l’IN­SAS. Depuis très petit, je me suis tourné vers la lit­téra­ture. Je ne dis pas ça du tout pour faire enfant prodi­ge : à sept ans j’écris mon pre­mier son­net en vers sur les moissons, les blés murs, j’é­tais très fier de ça. Donc il était clair très tôt que je serais de ce côté là, par là. Ma pre­mière expéri­ence théâ­trale était d’un niveau de qual­ité dis­cutable : j’ai fait par­tie à Lille d’une troupe d’en­fants célèbre dans la région qui s’ap­pelait les enfants de Tante Ginette qui mélangeait des acteurs pro­fes­sion­nels et de très jeunes enfants autour de spec­ta­cles un peu mélo­dra­ma­tiques et ponc­tués de chan­sons. Je me suis sen­ti mal à l’aise dans le cadre sco­laire dès le lycée, sauf dans les matières lit­téraires, et puis j’ai eu à qua­torze ans, pour le meilleur et pour le pire, un grand choc qui a mar­qué un tour­nant dans ma vie : j’ai per­du dans des cir­con­stances vio­lentes mon père et ma mère. Une des con­séquences pos­i­tives de cet événe­ment par ailleurs assez désas­treux, c’est que j’ai pu influ­encer ma vieille tutrice, la sœur de mon père, qui m’a per­mis de quit­ter le sec­ondaire et de faire des études artis­tiques. Ma mère était eurasi­enne, ce qui explique la folie pour le Japon dont je me suis pris à ce moment-là. J’ai étudié toute son his­toire, je m’ha­bil­lais en Japon­ais, je pra­ti­quais les arts mar­ti­aux et je peignais des cal­ligra­phies et des paysages. J’ai donc cher­ché d’abord une école d’arts plas­tiques. La meilleure des envi­rons de Lille était Saint-Luc à Tour­nai en Bel­gique. Après ces trois années — bril­lam­ment réussies ! — je me suis tout de même ren­du compte que je n’é­tais pas fait pour la pein­ture. J’é­tais partagé entre plusieurs pas­sions qui se situ­aient toutes dans le monde des arts : pein­ture, archi­tec­ture, musique — je voulais aus­si devenir organ­iste. Après Saint-Luc, je me suis inscrit dans une école tournée vers la com­mu­ni­ca­tion sociale, l’I­HECS2, C’est là qu’ont com­mencé mes pre­mières expéri­ences de mise en scène et d’écri­t­ure dra­ma­tique pour la radio et la télévi­sion aux­quelles j’ai pris un goût extra­or­di­naire. Mais en 1968, en troisième année de l’I­HECGS, j’ai pris une part plutôt remar­quée aux événe­ments qui n ont pas man­qué de sec­ouer l’é­cole : nous en avons été expul­sés moi et deux de mes cama­rades puis réin­té­grés mais, à la ren­trée suiv­ante, nous avons été refusés à l’in­scrip­tion en dernière année. Par con­séquent nous étions à la rue et nous avons finale­ment frap­pé à la porte de l’IN­SAS dont la ren­trée avait déjà eu lieu, et son directeur de l’époque, Ray­mond Ravart, a bien voulu nous pren­dre en sachant que nous étions des boute­feux. Et ça n’a d’ailleurs pas man­qué : à peine étions-nous Inscrits dans son école que nous avons déclenché des grèves. Je serai tou­jours recon­nais­sant à Ray­mond Ravart de nous avoir recueil­lis, parce que c’est à l’IN­SAS que j’ai fait la ren­con­tre de la dernière pièce du puz­zle Lit­téra­ture / Arts plas­tiques / Sens de la tem­po­ral­ité :l’ac­teur. Et donc en étant assis­tant de met­teur en scène en ren­con­trant des pro­fesseurs comme Arlette Dupont, j’ai su que j’avais trou­vé ce qui rassem­blait tout pour moi. Je me suis aus­si ren­du compte que j’avais la qual­ité de pou­voir réu­nir et ani­mer les éner­gies d’une équipe, c’est-à-dire faire en sorte qu’au­tour d’un texte ou d’un pro­jet on puisse faire advenir ce que l’on porte, à tra­vers la créa­tiv­ité des autres, dans le dia­logue et la stim­u­la­tion de la créa­tiv­ité des autres. Voilà com­ment je n’ai pas choisi de faire l’IN­SAS. C’est l’ac­teur qui m’a d’abord déter­miné à faire du théâtre. Et puis le théâtre rassem­blait tous les domaines aux­quels j’avais été sen­si­ble, et troisième­ment, effec­tive­ment, c’é­tait un acte com­posé qui venait du monde et se repo­sait hic et nunc devant le monde.

J. B.: Ce qui me trou­ble c’est la diver­sité de votre par­cours. Vous ne vous focalisez pas sur la mise en scène de théâtre, mais investis­sez aus­si bien l’u­nivers de la radio que celui de la vidéo. Comme si peu impor­tait qu’on utilise une langue ou l’autre (le lan­gage radio­phonique, ciné­matographique ou théâ­tral) pourvu que l’on exprime ce que l’on à dire. Le pensez-vous ?

J. D.: Ma véri­ta­ble langue, c’est le théâtre. La radio et un peu plus tard la télévi­sion, à tra­vers mon émis­sion con­sacrée à la créa­tion vidéo­graphique, ont rem­pli pour moi une fonc­tion d’é­d­u­ca­tion per­ma­nente. Les émis­sions que j’ai créées ou aux­quelles j’ai par­ticipé comme celles con­sacrées aux arts con­tem­po­rains, au folk­lore, aux arts pop­u­laires, aux arts des minorités urbaines, de la classe ouvrière, étaient extrême­ment enrichissantes et allaient de pair avec un engage­ment prépondérant poli­tique qui fai­sait que la voca­tion artis­tique pas­sait après la préoc­cu­pa­tion poli­tique. J’ai à un moment don­né d’ailleurs aban­don­né et la radio et la télévi­sion pour directe­ment tra­vailler à l’u­sine.

J. B.: La pra­tique des médias radio­phoniques et télévi­suels vous ont-ils per­mis d’ac­quérir des méth­odes de tra­vail applic­a­bles au théâtre ?

J. D.: La radio et la télévi­sion s’adressent à une audi­ence beau­coup plus large, dans une rela­tion beau­coup plus immé­di­ate. La radio était à l’époque très écoutée. On avait le sen­ti­ment de pou­voir touch­er l’opin­ion. Comme au moment du putsch de Pinochet. Nous avons alors réal­isé plusieurs émis­sions con­sacrées entière­ment au Chili. Pen­dant deux trois heures d’af­filée, le same­di soir, nous avons invité des Chiliens et des jour­nal­istes pour ren­dre compte du mou­ve­ment cul­turel qui avait accom­pa­g­né l’u­nité pop­u­laire, et nous avons fait écouter ses musiques. À ce moment là, je n’avais pas de pra­tique théâ­trale directe. Et c’est peutêtre pen­dant cette péri­ode que je me suis for­mée l’idée, fon­da­men­tale pour la fon­da­tion du Groupov3, que le théâtre est un art minori­taire et que sa pra­tique doit rester archaïque par rap­port aux autres
moyens de com­mu­ni­ca­tion con­tem­po­rains s’il veut réalis­er pleine­ment ses pos­si­bil­ités. La pra­tique des autres médias m’a per­mis de ne jamais céder à la ten­ta­tion d’in­ve­stir la scène avec une sorte de nos­tal­gie du ciné­ma, par exem­ple. Je me suis plutôt dirigé sur une autre piste totale­ment éloignée de mes préoc­cu­pa­tions poli­tiques : celle du Théâtre Lab­o­ra­toire de Gro­tows­ki dont j’ad­mi­rais l’ex­i­gence. Ses méth­odes m’ont beau­coup influ­encé. Mais j’é­tais aus­si à l’é­coute d’un théâtre poli­tique comme le Théâtre Can­pessi­no fait par les Chi­canos, les ouvri­ers agri­coles mex­i­cains aux États-Unis. C’é­tait un théâtre très sim­ple, très pro­fondé­ment enrac­iné dans une cul­ture … J’ad­mi­rais aus­si le Liv­ing The­ater, le tra­vail de Dario Fo, un cer­tain nom­bre de pra­tiques authen­tique­ment théâ­trales

J. B.: Ne viviez-vous pas alors une con­tra­dic­tion : avec, d’un côté, le désir d’a­gir sur une large audi­ence, et de l’autre celui de faire un théâtre fon­da­men­tale­ment minori­taire ? Com­ment s’est opéré le choix de fonder le Groupov et de se con­sacr­er à cette pra­tique minori­taire ?

J. D.: J’ai effec­tive­ment tou­jours été tra­ver­sé par cette con­tra­dic­tion. Je crois qu’on ne peut pas extor­quer à un art quelque chose d’autre que ce qu’il est, même si l’on en bouge les lim­ites. Même si le théâtre ne s’adresse qu’à des audi­ences réduites, il les touche véri­ta­ble­ment. Et il n’est sus­cep­ti­ble de cette influ­ence de longue durée que s’il est dans son génie pro­pre. De fait, le théâtre de Gro­tows­ki, qui n’a été vu que par quelques mil­liers de per­son­nes, a con­tin­ué à exercer une influ­ence pro­fonde à tra­vers le monde — mais pas en France. De même le théâtre de Brecht4, qui n a pas seule­ment été un auteur mais un refaiseur des out­ils du théâtre, a une influ­ence dans le temps d’une autre qual­ité.

Je ne veux pas dire par là qu’il soit sat­is­faisant que le théâtre soit vu par si peu de monde. C’est un prob­lème citoyen dans lequel les artistes devraient s’im­pli­quer qui out­repasse la forme pro­pre dans laque­lle les artistes s’ex­pri­ment. On a beau­coup cri­tiqué la pra­tique de Jean Vilar, mais je crois qu’il a posé une ques­tion essen­tielle et qu’a­ban­don­ner ce ter­rain est une déser­tion inad­mis­si­ble. Mais ce n’est pas en mod­i­fi­ant la nature de ce qu’on pro­duit, qu’on résoudra la ques­tion : ce n’est pas parce qu’on fait du spec­ta­cle à car­ac­tère forain ou pop­u­laire qu’on répond à ce prob­lème citoyen. Dans ce moment d’en­gage­ment poli­tique où je tra­vaille dans les médias (que je retrou­verai par la suite pour gag­n­er ma vie), je ne fais pas de théâtre.

Quand je reviens vers le théâtre, je vis la con­tra­dic­tion que l’on vient d’évo­quer d’une manière aiguë : j’ai l’im­pres­sion que toutes les grandes ques­tions poli­tiques qui m avaient agité étaient désavouées par le monde, qu’elles n’é­taient pas capa­bles de se porter elles-mêmes ; les entre­pris­es révo­lu­tion­naires avaient dépéri, implosé. Mes ques­tions étaient restées sans réponse. Et ceux qui pré­tendaient qu’on s’é­tait trompé et que le monde était bien tel qu’il était, Je ne les croy­ais pas non plus. Donc les anci­ennes idéolo­gies, celles de mon enfance, du
chris­tian­isme, de la social-démoc­ra­tie, etc. ne m’in­téres­saient pas du tout. J’é­tais en souf­france de tout cela, et en même temps, je reve­nais vers un art qui me sem­blait avoir si peu de pris­es sur le monde par rap­port à la musique rock, pop ou le ciné­ma. C’est dans cet esprit, qu’est aus­si — dans la fin des années 1970 et 1980 — celui du mou­ve­ment punk et du no future, que le Groupov ‘ se forme. Les formes théâ­trales qui nous entouraient et qui pour cer­taines étaient très belles — c’é­tait le début de la somp­tu­osité wilsoni­enne — nous sem­blaient auto sat­is­faites par rap­port à l’é­tat du monde ; nous ne nous y recon­nais­sions pas. En même temps nous ne savions pas com­ment agir sur le monde ni quoi faire avec le théâtre. Aus­si déci­dons-nous d’aller au bout de ce con­stat assez noir, c’est-à-dire de faire quelque chose qui peut-être n est pas du théâtre : de nous enfer­mer dans une grande pièce et de voir ce qui pou­vait sor­tir de nos nerfs, de nos mus­cles, d nous-mêmes qui nous sen­tions orphe­lins, dans un sen­ti­ment de dérélic­tion et de perte, en plein désar­roi. Et notre regard devait être impi­toy­able : il fal­lait élim­in­er tout ce qui nous sem­blait reciter quelque chose de déjà vu, ou fonc­tion­ner sur des arché­types. Nous cher­chions à trou­ver les méth­odes qui puis­sent per­me­t­tre de ren­tr­er par effrac­tion en nous mêmes en étant per­pétuelle­ment dans a sur­prise de ce que nous pro­duisons. Le Groupov a d’abord tra­vail­lé en dehors de tout cadre de pro­duc­tion, de toute per­spec­tive de représen­ta­tion à échéance et même en refu­sant un rythme de tra­vail habituel : 1l y avait des semaines où l’on ne se quit­tait pas (une semaine de con­gé par exem­ple), d’autres où l’on ne se voy­ait qu’une seule fois … La manière de vivre et d’ac­couch­er était déjà dif­férente puisque l’ob­jet incon­nu à chercher était lui-même dif­férent ou plutôt comme nous le sup­po­sions d’une manière totale­ment méga­lo­ma­ni­aque « inouï ». Notre entre­prise était donc d’abord très puérile — croire qu on pou­vait comme ça accouch­er de l’i­nouï dans un endroit clos — mais aus­si très douloureuse. Nous avons tra­vail­lé pen­dant un an et demi à ce rythme bizarre, avant de présen­ter un spec­ta­cle devant un petit nom­bre d’in­vités FAITES CE QU’ON VOUS DÎT ET IL VOUS ARRIVERA UNE SURPRISE QUE PERSONNE ME PEUT IMAGINER. C’é­tait le vrai début du Groupov, cinq heures et demie de spec­ta­cle. Je ne sais pas si c’é­tait vrai­ment du théâtre, c était plutôt quelque chose à offrir et pro­pos­er devant et pour des autres. Ça com­mençait même de façon extrême­ment rad­i­cale pour les autres, puisque les spec­ta­teurs entraient dans un petit sas assez som­bre où sut un pupitre un mag­né­to­phone dif­fu­sait un mes­sage sur la troisième guerre mon­di­ale qui enjoignait les gens à faire preuve de cour­toisie et de pru­dence en cette péri­ode de pré-cat­a­stro­phe et les invi­tait, afin de pou­voir pass­er le temps dans cet esprit, à louer ce soir un des acteurs. Après quoi entraient cinq acteurs. Les spec­ta­teurs devaient choisir un acteur et cha­cun lui don­ner cent francs (belges): il par­tait ensuite avec lui dans un local où il pou­vait lui deman­der pen­dant une demi-heure tout ce qu’il voulait.

Nan­cy Del­halle : Pourquoi l’ar­gent ?

J. D.: Cela rendait plus man­i­feste cette respon­s­abil­ité directe que vous prenez en achetant un bil­let de théâtre. Il y a une grande équiv­oque dans l’his­toire du théâtre en occi­dent, notam­ment pour les femmes, entre actrice et pros­ti­tuée.

J. B.: Com­ment le spec­ta­cle a‑t-il été reçu ?

J. D.: Par une igno­rance totale de la presse. Mais il y avait une rumeur. Isabelle Pousseur, Jean-Marie Piemme, Chan­tal Ack­er­man.… sont venus. De la même manière que nous nous étions inven­tés des méth­odes et des tem­po­ral­ités dif­férentes, il fal­lait appren­dre à gér­er la rumeur, plutôt que d’ap­pli­quer les tech­niques habituelles de « man­age­ment de com­mu­ni­ca­tion ».

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Jacques Del­cu­vel­lerie a fondé le Groupov en 1980. Met­teur en scène et théoricien, il enseigne au Con­ser­va­toire de...Plus d'info
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