Jacques Lassalle « J’ai plus appris de mes révoltes que de mes adhésions »
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Jacques Lassalle « J’ai plus appris de mes révoltes que de mes adhésions »

Rencontre avec Georges Banu

Le 23 Oct 1998

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GEORGE BANU : Il y à mon sens deux grands types de début : les débuts-événe­ments et les débuts proces­sus. Com­ment envis­agez-vous votre pro­pre début ?

Jacques Las­salle : En ce qui me con­cerne je pour­rais par­ler de début invo­lu­tion. En effet à peine avais-je com­mencé que je m’ar­rê­tais aus­sitôt. Je pense que je n’en finis pas de débuter parce que je n’en finis pas d’in­ter­roger le théâtre en général et la mise en scène en par­ti­c­uli­er. Com­ment définir ce que je fais ? Mon éton­nement face à cette ques­tion quo­ti­di­enne est tou­jours resté le même.

Com­ment ai-je pu con­sacr­er ma vie au théâtre alors qu’il n’é­tait pas con­sciem­ment le but de ma vie, com­ment ai-je pu faire théâtre de mon désir de ce qui n’est pas théâtre ?

J’ai ten­té plusieurs échap­pées, plusieurs rup­tures et le théâtre m’a tou­jours repris. Je crois que je suis désor­mais lié au théâtre par un rap­port d’ap­par­te­nance, mais ce lien n’a pas été évi­dent d’emblée, il résulte d’une longue pra­tique de la rébel­lion, de l’in­sur­rec­tion quo­ti­di­enne.

G. B. : Par quels chemins êtes-vous arrivé au théâtre ? La voca­tion, si on peut employ­er le terme, com­ment s est-elle affir­mée ?

J. L. : Les raisons sont à chercher, me sem­ble-t-il, dans l’en­fance. Je suis auvergnat, Comme André Antoine, comme Mau­rice Pialat. Mais eux mis à part, les Auvergnats sont peu nom­breux à être entrés dans le monde du spec­ta­cle. Parce que c’est un pays dur, un pays d’ex­il obligé. Quand mon grand-père était mécon­tent de moi, il me traitait d’artiste et crachait dans l’âtre pour se laver la bouche. C’est sans doute pourquoi j’ai éprou­vé une sorte de cul­pa­bil­ité intéri­or­isée à tra­vailler dans le monde du théâtre jusqu’au jour où j ai réus­si à avoir le sen­ti­ment
d’a­gir en citoyen. Alors je me suis dit que j’avais le droit de faire l’artiste ; j’ar­rivais à pronon­cer le mot. « Artiste ». Mais ça m’a demandé beau­coup de temps.

Mon désir de théâtre Je l’ai ressen­ti dès l’âge de douze ans. À l’époque je croy­ais que j’avais une voca­tion de prédi­ca­teur : au retour de la messe, tous les dimanch­es, avant le déje­uner, je me met­tais un tor­chon sur l’é­paule et j’in­fligeais à mes frères et sœurs (dont j’é­tais l’aîné) une réap­pro­pri­a­tion de l’homélie ecclési­as­tique. Il me sem­blait être investi d’une mis­sion ! Je pense que tout désir de théâtre est à l’o­rig­ine nar­cis­sique et que toute vie dans le théâtre racon­te le renon­ce­ment à cet amour de soi orig­inel. On a au départ une con­cep­tion ingénue de l’ego et on en arrive à l’ac­cep­ta­tion dif­fi­cile mais essen­tielle de la dis­so­lu­tion de l’ego dans l’autre.

Après avoir cru que je deviendrais prêtre, je me suis pris de pas­sion pour les grands maîtres du bar­reau, c’é­tait l’époque des Mau­rice Garçon, des Maître Flo­ri­ot… Enfin, après quelques temps d’é­cole buis­son­nière à Cler­mont-Fer­rand et à Nan­cy, il a fal­lu que je m’in­scrive au Con­ser­va­toire munic­i­pal de Nan­cy. Pourquoi ? Je ne sais pas vrai­ment. Depar­dieu dis­ait qu’il y était allé pour voir les filles.

Je me sou­viens avec ten­dresse d’un pro­fesseur qui ressem­blait à Gaby Mor­lay1. Qui avait atten­du toute sa vie que Gaby Mor­lay ait une grippe pour la rem­plac­er. Il y avait à l’époque deux types de car­rières : les car­rières lumineuses et les car­rières d’om­bre portée. À Nan­cy, je m’é­tais sen­ti encour­agé, on m’avait don­né un pre­mier prix de Comédie, un autre de Tragédie pour LORENZACCIO (je m’i­den­ti­fais alors à Gérard Philipe que j’avais décou­vert au fes­ti­val d’Av­i­gnon et je tra­vail­lais tous les textes que le T.N.P. mon­tait).

Je me sen­tais prêt à « mon­ter à Paris » pour ten­ter le con­cours du Con­ser­va­toire. Car dans les années 50, dans l’en­vi­ron­nement qui était le mien, si l’on voulait faire du théâtre, il fal­lait entr­er au Con­ser­va­toire,

Je suis entré dans un cours de pré­pa­ra­tion, le cours Gra­mont. Le pre­mier jour, je monte sur le plateau pour présen­ter une scène de LORENZACCIO. Je n’ai pas dit trois mots que Béa­trice Dus­sanne, qui était une émi­nente péd­a­gogue, m’in­ter­rompt : « Dis, donc mon gros, tu descends immé­di­ate­ment de là, et pour demain, tu me tra­vailles le gros René ». Depuis ce jour je me suis résigné à jouer Gros René tout en restant à l’in­térieur Loren­zo. La vio­lence de cet événe­ment m’in­ter­roge en tant que pro­fesseur. Serais-je aujour­d’hui capa­ble de don­ner à un élève un cel diag­nos­tic, à ce point réd­hibitoire ? Car si je n’ai cessé d’en­seign­er depuis une ving­taine d’an­nées, si je suis péd­a­gogue, ce n’est pas pour enseign­er, mais pour appren­dre. Un péd­a­gogue reçoit tou­jours plus que ce qu’il donne, c’est un priv­ilège exor­bi­tant. Je suis donc entré au Con­ser­va­toire avec l’emploi de valet. À l’époque on entrait au Con­ser­va­toire avec un emploi, et on en sor­tait de même, n’ayant tra­vail­lé qu’avec le pro­fesseur en fonc­tion auquel cet emploi était attribué.

Mon par­cours a donc com­mencé de façon somme coute très con­ven­tion­nelle, mème si dans mon envi­ron­nement famil­ial se con­sacr­er au théâtre était con­sid­éré comme une atti­tude de rébel­lion. Peu de temps avant sa mort, un jour que nous étions par­tis ensem­ble fumer la pipe, mon père — qui me par­don­nait mal d’avoir East du théâtre m’a dir : « Mon vieux Jacques, je ce remer­cie de m’avoir désobéi. » Je lui ai répon­du : « Je te remer­cie de m’avoir for­cé à te désobéir. » Je racon­te cette his­toire parce qu’au fond j’ai tou­jours beau­coup plus appris de mes révoltes que de mes adhé­sions. Je dis tou­jours à mes élèves que je les souhaite réfrac­taires, que je n’at­tends aucune adhé­sion de leur part, si agréable soit-il d’avoir des dis­ci­ples. Il ne faut pas se résign­er à imiter, mais se con­stituer con­tre ses maîtres ou en tout cas au-delà.

Ma rébel­lion vis-à-vis du père c’é­tait cela : crois années de Con­ser­va­toire. J’éprou­vais un sen­ti­ment d’é­trangeté ter­ri­ble, de damna­tion douce. Nous étions en pleine guerre d’Al­gérie. Je n’avais pas de con­science poli­tique. Cette guerre colo­niale nous la trou­vions sale, nous ne voulions pas la faire ; c’é­tait tout. Alors qu’à côté de nous, à la fron­tière encre le théâtre pub­lic et le théâtre privé s’in­ven­tait un théâtre inter­mé­di­aire nova­teur qui lui était engagé et analy­sait l’his­toire poli­tique. Je me sou­viens être sor­ti des NÈGRES de Genet mon­té par Roger Blin en me deman­dant « Mais qu’est-ce que tu fais là ? »

Ain­si pen­dant ces crois années mal­gré un change­ment de classe et l’ar­rivée pour moi déter­mi­nante de Fer­nand Ledoux, c’est Le sen­ti­ment d’é­trangeté qui domine, un sen­ti­ment que je n’ai réus­si À sur­mon­ter que récem­ment. J’ai cru avoir à me con­stru­ire con­tre et mal­gré cette for­ma­tion ini­tiale et c’est seule­ment quand je suis entré à la Comédie Française, que j’ai décou­vert que ma rébel­lion était demeurée tout à fait intacte, mais qu’y par­tic­i­pait aus­si un sen­ti­ment d’ap­par­te­nance : j’é­tais sidéré de ressen­tir qu’à peine arrivé, j’é­tais déjà chez moi. Comme si j’avais fait une très longue fugue et que j’é­tais revenu à la mai­son, sans avoir rien oublié des raisons qui m’avaient décidé à par­tir. La boucle était en fin de compte rel­a­tive­ment bien bouclée. Je retrou­vais un lien avec ce qui me sem­blait être une erreur d’ori­en­ta­tion : j’al­lais davan­tage à la ciné­math­èque rue d’Ulm qu’au théâtre, je lisais Les Cahiers du Ciné­ma et pas la revue du Théâtre Pop­u­laire, j’al­lais au bistrot plutôt qu’aux col­lo­ques spé­cial­isés … Aujour­d’hui je mesure tout ce que je dois à ces années de for­ma­tion même con­trar­iées, même incer­taines. Je crois que le théâtre fait ven­tre de tout, des détress­es, des désar­rois. Après ce début-là, j’ai renon­cé au théâtre, et il a fal­lu que la vie m’y ramène : j’é­tais mar­ié, J avais deux enfants, bien­tôt trois, j’ai donc dû démé­nag­er, dans un H.L.M. à Vit­ry sur-Seine.

En même temps que je décou­vrais la ban­lieue, je retour­nais étudi­er à la Sor­bonne et c’est là qu’un de mes pro­fesseurs, mon pro­fesseur de gram­maire Robert Léon Wag­n­er m’a dit : « Aban­don­ner le théâtre est je trou­ve sui­cidaire de votre part, allez donc voir cet Insti­tut d’É­tudes Théâ­trales qu’un de mes amis, Jacques Scher­er, est en train de créer ».

J’ai fait en même temps la ren­con­tre de l’U­ni­ver­sité qui m’a per­mis de don­ner un sens à la pra­tique de l’ac­teur, et la ren­con­tre de Vit­ry, une ban­lieue vio­lente. C’est cette dou­ble ren­con­tre qui m’a ramené au théâtre. À Vit­ry, j’é­tais un peu sus­pect, je n’avais pas ma carte du Par­ti Com­mu­niste, mais c’est là que j’ai com­pris que faire du théâtre au cœur de la cité avait un sens, tout comme c’en avait un de faire du théâtre pour ceux qui n’y vont pas, de jouer Shake­speare, Goldoni ou Molière devant des salles pas tou­jours pleines. Vit­ry me don­nait l’oc­ca­sion de faire le citoyen et c’est alors que je me suis don­né le droit de faire un peu l’artiste, bien mod­este­ment. Ça a com­mencé par la vis­ite d’un voisin quelques jours avant Noël : il m’a demandé de pré­par­er un spec­ta­cle à par­tir de trois con­tes de Pag­nol, his­toire de rassem­bler les gens de la cité. J’ai accep­té, et cela a con­tin­ué tout aus­si mod­este­ment par la propo­si­tion qui m’a alors été faite de m’oc­cu­per le same­di des ado­les­cents de la Cité. Il ne s’agis­sait pas de for­mer des acteurs, encore moins d’amorcer l’embryon d’une com­pag­nie, mais plus sim­ple­ment de faire pass­er quelque chose que j’aimais du théâtre. Je fai­sais ça bénév­ole­ment, je vivais à l’époque en enseignant le français au lycée. Ça avait un coté exal­tant, non seule­ment parce que je m’at­ti­rais une cer­taine grat­i­tude des par­ents mais surtout parce que j’ap­pa­rais­sais — c’é­tait très vis­i­ble dans l’as­censeur — comme un per­vers poly­mor­phe… Il était temps que je décou­vre Brecht et sa sus­pi­cion envers le bénévolat.

Des années plus tard, je ren­con­tre le fils de l’homme qui m’avait entraîné dans cette his­toire, il me dit que son père a été assas­s­iné dans des con­di­tions ter­ri­bles et me demande de témoign­er en sa faveur au procès. J’ai témoigné en sa faveur, son assas­sin avait dix-neuf ans, et je revois son regard, un regard qui ne dis­ait rien. Il a été con­damné à quinze ans de prison. Je me dis­ais la ter­ri­ble respon­s­abil­ité que j’avais dans cette affaire, je me demandais pour com­bi­en d’an­nées j’é­tais, par ma dépo­si­tion, dans cette con­damna­tion. Je ne suis pas si loin du théâtre qu’on pour­rait le penser. Les assis­es m’ont tou­jours fasciné : on y voit des gens absen­tés d’eux-mêmes, des gens à qui ont par­le d’eux-mêmes et qui ne se recon­nais­sent plus. Et cela a à voir avec l’ac­teur. Car on ne devient acteur que dès lors qu’on a con­nu cette absence à soi-même, cet éton­nement de l’autre en Soi, cette étrangeté à soi. Je crois que l’art de l’ac­teur com­mence par cette accep­ta­tion à ren­dre son iden­tité prob­lé­ma­tique, à la met­tre en dan­ger. Il n’y a pas de plus grande générosité, de plus grand dan­ger à vivre.

G. B. : Vous avez com­mencé votre tra­vail au Stu­dio-Théâtre de Vit­ry. Com­ment cette implan­ta­tion à long terme s’est-elle décidée ? Quelles furent ses MOTIVATIONS ?

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Portrait de George Banu
Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
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