Jean-Pierre Vincent « La production d’idées est toujours le résultat d’un travail collectif »
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Jean-Pierre Vincent « La production d’idées est toujours le résultat d’un travail collectif »

Entretien avec Micheline et Lucien Attoun

Le 22 Oct 1998

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MICHELINE ATTOUN : Notre pre­mière ren­con­tre avec Jean-Pierre Vin­cent, c’é­tait en novem­bre 1968, à Châlons, le soir de la pre­mière de son for­mi­da­ble spec­ta­cle LA NOCE CHEZ LES PETITS-BOURGEOIS au Théâtre de Bour­gogne. Nous avions assisté au spec­ta­cle puis au débat qui suiv­it en présence de Jean-Pierre Vin­cent et de Jean Jour­d­heuil, ceux qu’on a appelés ensuite les « Brechtiens méchants ». À la fin de la soirée, un jeune homme nous a demandé si on pou­vait le remon­ter à Paris. Il est mon­té dans notre voiture. C’é­tait Jean-Pierre Vin­cent. Il nous a pour­tant fal­lu 150 kilo­mètres et une crevai­son sur l’au­toroute pour m’en ren­dre compte.

Lucien Attoun : Les années de tes débuts me sem­blent être celles de la nais­sance d’une généra­tion, for­mée par le théâtre uni­ver­si­taire, qui allait mar­quer le théâtre : en même temps que toi débu­tent Ari­ane Mnouchkine, Michel Batail­lon, Jean-Claude Penchen­at, Philippe Léo­tard, Jérôme Deschamps, Jacques Nichet, Georges Lavau­dant, Patrice Chéreau… sous le regard frater­nel de Bernard Dort. Avec le recul, com­ment relis-tu cette péri­ode ?

Jean-Pierre Vin­cent : C’é­tait une aven­ture col­lec­tive. On éprou­vait le sen­ti­ment d’ap­partenir à une même généra­tion, un sen­ti­ment com­pa­ra­ble à celui que j’ai cru décel­er, il y a cinq ou six ans, dans la nou­velle généra­tion. Nous étions une généra­tion qui s’est pour beau­coup con­sti­tuée au tra­vers du théâtre uni­ver­si­taire : il y a eu d’abord le Groupe Antique de la Sor­bonne puis le Théâtre de l’Aquar­i­um, le Groupe Théâ­tral du Lycée Louis-le-Grand, le Théâtre Uni­ver­si­taire de Nan­cy, le Théâtre Uni­ver­si­taire de Greno­ble … C’é­tait aus­si le moment de la guerre d’Al­gérie, une époque de rad­i­cal­i­sa­tion des esprits et de poli­ti­sa­tion intense. Pour moi, les années essen­tielles auront plutôt été 1963 – 64, celles de la fédéra­tion nationale du théâtre uni­ver­si­taire ; l’in­ven­tion théâ­trale et l’en­gage­ment poli­tique avaient alors par­tie liée. Nous fai­sions un théâtre fondé sur la con­nais­sance, sur l’utilisation agres­sive de la con­nais­sance envers nos aînés. Nous étions plus vio­lents que ceux qui débu­tent aujour­d’hui. Notre vio­lence, nous l’ex­er­cions con­tre les pio­nniers de la décen­tral­i­sa­tion. Ils étaient reliés à Copeau, et Copeau, c’é­tait celui qui avait plus ou moins pactisé avec Pétain en 1940, il représen­tait une esthé­tique lit­téraire française liée au catholi­cisme à la française, aux man­darins de l’u­ni­ver­sité, à la France telle que nous la détes­tions. Aus­si nous sommes-nous appuyés sur l’Alle­magne, sur Brecht, sur la dra­maturgie alle­mande en remon­tant jusqu’à Less­ing pour dyna­miter la dra­maturgie française du bien-dire.

L. A. : Com­ment avez-vous débuté avec Jean Jour­d­heuil ?

J.-P. V. : Grâce à Jacques Fornier du Théâtre de Bour­gogne. Il a fait appel à de jeunes met­teurs en scène, à Lavel­li, à Jour­d­heuil et à moi, à un cer­tain nom­bre d’autres, pour venir tra­vailler avec sa troupe. Nous avions avec lui un rap­port très cri­tique : il s’agis­sait de se servir de ses out­ils pour les trans­former com­plète­ment. Il y avait à l’époque sept Cen­tres Dra­ma­tiques Nationaux, cinq Maisons de la cul­ture, une ving­taine de Com­pag­nies de Théâtre et c’é­tait tout. Nous voulions opér­er un saut dialec­tique, repren­dre et dépass­er, con­tredire et dépass­er. C’é­tait sim­ple et tranché. La sit­u­a­tion actuelle est incom­pa­ra­ble et, je crois, beau­coup plus dif­fi­cile à penser et douloureuse à vivre.

L. A. : Mais avant de créer la Com­pag­nie Vin­cent-Jour­d­heuil, tu avais tra­vail­lé avec Patrice Chéreau au Théâtre des trois Baudets, où Miche­line et moi avions vu L AFFAIRE DE LA RUE LOURCINE, à Sartrou­ville. Com­ment cela s’est-il passé ?

J.-P. V. : On avait fait du théâtre ensem­ble au lycée. Puis Patrice a signé sa pre­mière mise en scène FUENTE OVEJUNA de Lope de Vega. C’é­tait un spec­ta­cle mag­nifique mon­té dans l’e­sprit de ses deux maîtres Brecht et Strehler : comme le fai­sait Brecht, il a adap­té une pièce clas­sique de façon à ce que le dis­cours en devi­enne brechtien : chez Strehler, il pui­sait la sen­su­al­ité, le goût des belles images et cela mag­ni­fait la lucid­ité cri­tique qu’il expri­mait. Chéreau était allé à Berlin et à Milan voir tous leurs spec­ta­cles. Il avait assim­ilé leur dra­maturgie et tis­sait déjà son étoffe per­son­nelle imprégnée de sa pro­pre vio­lence.

L. A. : Le Vis­con­ti de SENSO ne vous a‑t-il pas égale­ment influ­encé ?

J.-P. V. : Nous allions ensem­ble cinq fois par semaine à la ciné­math­èque, voir et revoir tous les Buster Keaton, les films d’Or­son Welles, les west­erns d’An­tho­ny Mann. Je me rap­pelle que devant GO WEST de Buster Keaton, Chéreau hurlait telle­ment de rire qu’il a cassé un siège de la salle ; ça a déclenché la colère d’un cinéphile acharné, assis der­rière lui, qui essayait de pren­dre des notes plan par plan. Nous avons donc beau­coup été influ­encés par le ciné­ma. Nous voulions que le théâtre en tant qu’art atteigne le même niveau d’at­trait, de séduc­tion, d’ap­pel que le ciné­ma. C’é­tait une époque néces­saire. Aujour­d’hui, on revient aux out­ils pro­pre­ment théâ­traux du réc­it.

L. A. : Chéreau et toi avez mon­té votre pre­mier spec­ta­cle en même temps : lui c’é­tait FUENTE et toi LA CRUCHE CASSÉE.

J.-P. V. : Oui, et c’é­tait très mau­vais. Mon sec­ond spec­ta­cle l’an­née suiv­ante était bien meilleur : c’é­tait SCÈNES POPULAIRES d’Hen­ri Mon­nier où Jérôme Deschamps et moi fai­sions un mémorable duo d’ac­teurs. Bernard Dort était venu au lycée voir le spec­ta­cle de Chéreau. Il avait emmené Bernard Sobel avec lui. Bernard Sobel qui reve­nait de Berlin-Est s instal­lait tout juste à Gen­nevil­liers. Il nous a pro­posé de faire un spec­ta­cle pour le Fes­ti­val de Gen­nevil­liers. C’est là que Claude Sev­e­nier qui dirigeait le théâtre de Sartrou­ville (et le dirige encore) a pro­posé à notre com­pag­nie de venir s’in­staller dans son théâtre de Sartrou­ville. Je jouais en général le rôle prin­ci­pal dans les spec­ta­cles de Patrice et, dans la journée, j’al­lais dans des lycées, j’en fai­sais cinq ou six par jour. J’avais une 4 C.V. et, pen­dant deux ans, j’ai sil­lon­né la région de Sartrou­ville.

M. A. : Pour faire de l’an­i­ma­tion ?

J.-P. V. : Oui. Nous jouions des spec­ta­cles assez vio­lents, on se don­nait des coups ; je per­dais en général deux kilos par représen­ta­tion. Ces spec­ta­cles ressem­blaient à des matchs de rug­by. J’é­tais épuisé. Au point d’en tomber malade. Mais heureux !

L. A. : J’y reviens : Com­ment as-tu ren­con­tré Jean Jour­d­heuil ?

J.-P. V. : Je suis né dans une famille très éloignée du monde des arts. Au lycée, mon meilleur copain, qui voulait absol­u­ment faire du théâtre, m’a entraîné au groupe théâ­tral. C’est là que j’ai ren­con­tré Chéreau. Je n’avais pas de voca­tion si ce n’est que j étais le meilleur imi­ta­teur comique de ma classe. Je suis tou­jours un imi­ta­teur comique qui a attrapé un cer­tain nom­bre de capac­ités sup­plé­men­taires …

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Écrit par Jean-Pierre Vincent
Le par­cours de Jean-Pierre Vin­cent com­mence dès le lycée, en 1959, dans le groupe théâtral de Louis-le-Grand où...Plus d'info
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