« Tout l’enjeu était de rendre vivante une langue qui résiste à la chair comme au théâtre. »
Entretien

« Tout l’enjeu était de rendre vivante une langue qui résiste à la chair comme au théâtre. »

Entretien avec Manuel Pereira

Le 17 Oct 1998

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Débuter-Couverture du Numéro 62 d'Alternatives ThéâtralesDébuter-Couverture du Numéro 62 d'Alternatives Théâtrales
62
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

FABIENNE VERSTRAETEN : Tu as présen­té il y a un an, à Brux­elles, MARINS SINBAD, ton cinquième spec­ta­cle. Com­ment en es-tu arrivé là ? Pour­rais-tu revenir sur le par­cours qui aboutit à ce spec­ta­cle ?

Manuel Pereira : Je ne peux pas par­ler de par­cours sans pré­cis­er que l’écri­t­ure a été là bien avant la mise en scène, qu’elle m’ac­com­pa­gne depuis très longtemps. La mise en scène com­mence vrai­ment en 1995, avec THÉSÉE ( VARIATIONS ). un texte que j’ai écrit moi-même. La même année j’ai col­laboré avec Thier­ry Salmon à l’écri­t­ure et à la mise en scène de FAUSTAE TABULAE qui a été joué au Kun­sten Fes­ti­val des Arts à Brux­elles et à Bologne. Dans la foulée, tou­jours en 1995, le Fes­ti­val Inter­ci­ty de Flo­rence m’a passé com­mande d’un spec­ta­cle — je suis d’o­rig­ine por­tu­gaise et le Fes­ti­val avait pour thème « Lis­bonne » ; j’y ai présen­té UN FADO PER SINBAD. Tout de suite après, Philippe Delaigue, met­teur en scène de la Com­pag­nie Travaux 12 et aujour­d’hui directeur de la Comédie de Valence, m’in­vi­tait en rési­dence d’écri­t­ure pour trois mois, ce qui m a per­mis d’écrire une autre pièce, SOLDAT RUIZ. En 1996 j’ai mis en scène un petit spec­ta­cle à Brux­elles, au Plan K., POLZOUNKON, d’après une nou­velle de Dos­toïves­ki. Puis l’échange avec Philippe Delaigue, à Valence, s’est pour­suivi. J’ai pro­posé en 1997 un stage pour comé­di­ens pro­fes­sion­nels sur le thème de la parole révo­lu­tion­naire, à tra­vers des textes his­toriques de la Révo­lu­tion russe, LA DÉCISION de Brecht et MAUSER de Müller. À l’is­sue de ce stage, un groupe de comé­di­ens m’a demandé de trans­former ce tra­vail en spec­ta­cle. L’idée de pro­longer aus­sitôt cette pre­mière recherche me plai­sait, et le spec­ta­cle fut créé la même année. Il s’ap­pelait MAKHNO, UNE HISTOIRE DES PAYSANS INSURGÉS D’UKRAINE. Il ne s’agis­sait pas d’incarner des per­son­nages his­toriques, mais d’interroger et de pren­dre en charge une parole dans l’op­tique d’un théâtre doc­u­men­taire. Ce fut une expéri­ence de théâtre « dévoilé », où étaient exprimés ouverte­ment sur la scène nos dif­fi­cultés, nos désirs et nos doutes quant à l’ex­péri­ence com­mu­nau­taire des com­munes libres d’Ukraine. C’est durant la tournée de ce spec­ta­cle en 1998, que j’ai créé MARINS SINBAD, à Brux­elles, avec le sou­tien d’Isabelle Pousseur et de Michel Boer­mans du Théâtre Océan Nord, troisième étape de tra­vail sur le thème du nomadisme et de l’errance, après Cler­mont-Fer­rand et Flo­rence. Dans cette troisième étape, j’ai voulu inclure, dans un souci plus doc­u­men­taire, les témoignages de migrants con­tem­po­rains à mes pro­pres textes, à la musique et à l’im­pro­vi­sa­tion des comé­di­ens. Il y a là une matière énorme dont je ne suis tou­jours pas venu à bout. Ce thème de la migra­tion et du déracin­e­ment me touche intime­ment, puisque j’ai quit­té mon père et le Por­tu­gal et tra­ver­sé la fron­tière clan­des­tine­ment à l’âge de cinq ans.

F. V.: En qua­tre années, tu as réal­isé énor­mé­ment de choses !

M. P.: Oui, peut-être trop, sou­vent trop vite. C’est pourquoi, après ce dernier spec­ta­cle, j’ai voulu m’ar­rêter pen­dant quelque temps. Avec le recul, c’est comme si j’avais réal­isé une série de spec­ta­cles de for­ma­tion per­son­nelle. Ils m’ont per­mis d’ex­plor­er et de pré­cis­er ce que je cherche dans le rap­port au pub­lic, dans la direc­tion d’ac­teurs … Avant de me lancer dans de nou­veaux pro­jets, j’ai besoin d’assimiler tout cela, de com­pren­dre ce que je fais, pourquoi ce théâtre-là. Cela fait du bien de retrou­ver le rythme de la réflex­ion, de l’écri­t­ure, de la con­tem­pla­tion. C’est aus­si pour moi une façon de résis­ter au « mar­ket­ing » du théâtre, qui oblige à un ren­de­ment, à une pro­duc­tion régulière : sans nous en ren­dre compte nous finis­sons par con­fon­dre le rythme de notre néces­sité intérieure avec celui des exi­gences de pro­duc­tion, peu à peu nos spec­ta­cles se font mal­gré nous. Nous sommes déjà dans le rythme, les désirs et les attentes des autres, alors que nous croyons encore que ce sont là notre pro­pre ryhtme, nos pro­pres envies, nos purs désirs.

Après SINDBAD, dans la vie comme au théâtre, j’avais l’im­pres­sion d’en être resté aux pro­logues, comme si je n’avais fait que jeter les bases de plus vastes pro­jets… Il fal­lait à présent abor­der les chapitres. J’ai tra­ver­sé une longue péri­ode de doute : je n’ar­rivais même plus à écrire une phrase, cout cela me parais­sait vain, le théâtre, la lit­téra­ture. Au même moment il y a eu la mort de Thier­ry Salmon.

F. V.: Puisque tu par­les de Thier­ry Salmon, le met­teur en scène qui a accom­pa­g­né tes débuts, peux-tu retrac­er ce qui a précédé cette ren­con­tre ?

M. P.: J’ai com­mencé à faire du théâtre en France, à Cler­mont-Fer­rand, au Con­ser­va­toire de région, puis au sein d’une petite com­pag­nie que j’avais mon­tée avec des amis. Nous nous sommes pro­duits dans de petits fes­ti­vals. Puis je me suis con­cen­tré sur mes études de philoso­phie jusqu’en deux­ième année. C’est à ce moment-là que j’ai tra­vail­lé pour la pre­mière fois sur le thème de Sind­bad, avec quelques amis. C’é­tait mon pre­mier essai de mise en scène, et ça s’est très mal passé. J’avais pré­sumé de mes capac­ités. Très vite, les rap­ports avec les comé­di­ens sont devenus con­flictuels. Cette expéri­ence pénible a été le déto­na­teur pour moi : soit j’a­ban­don­nais tout, soit je me don­nais les vrais moyens de résoudre ces dif­fi­cultés. J’ai choisi de quit­ter Cler­mont-Fer­rand et de suiv­re une for­ma­tion. Je voulais surtout acquérir une assur­ance en direc­tion d’ac­teurs. J’ai passé le con­cours de l’IN­SAS1 en 1992. J’ai beau­coup appris en pre­mière année et Je suis par­ti au milieu de la deux­ième ; j’avais fait l’ex­péri­ence de ce que je cher­chais : tra­vailler avec des gens, en con­fi­ance, se don­ner le droit à l’er­reur, se per­me­t­tre de douter. C’est d’ailleurs venu très vite, dès les épreuves du con­cours d’en­trée. Pour le reste, j’avais vingt-cinq ans, je me sen­tais un peu en décalage par rap­port à d’autres étu­di­ants plus jeunes et j’avais envie de pass­er à la mise en scène. Cer­tains sémi­naires m’ont beau­coup apporté :celui d’Anne-Marie Loop, une comé­di­enne pour qui j’ai un grand respect, celui d’Éric Pauwels en ciné­ma, qui est venu ten­ter avec nous une recherche sur Œdipe. Il nous a con­crète­ment fait sen­tir com­bi­en chaque geste, élé­ment, acces­soire, est sig­nifi­ant sur le plateau, ou encore les cours de Jean-Marie Piemme qui a été un des pre­miers lecteurs de THÉSÉE ( VARIATIONS ).

Quand j’ai écrit cette pre­mière pièce, je n’é­tais pas tout à fait novice. J’écrivais depuis longtemps. Au lycée j’ai eu la chance d’avoir un excel­lent pro­fesseur de français qui est devenu un ami et un lecteur pré­cieux. Avec lui j’ai expéri­men­té de l’in­térieur ce qu’est une métaphore, une cor­re­spon­dance poé­tique. Je me sou­viens de la phrase qui m’en a fait pren­dre con­science : je voulais exprimer une place inondée de soleil, mar­quée par les ombres des arbres, et j’ai trou­vé cette image « une place mouil­lée d’om­bre » … J’ai donc fait mes pre­mières expéri­ences lit­téraires et poé­tiques en France, mais c’est en Bel­gique que j’ai con­nu mes expéri­ences théâ­trales les plus fortes. Et c’est Jean-Marie Piemme qui m’a fait sen­tir à quel point l’acte théâ­tral est aus­si un acte poli­tique, au sens fort. Par la suite, la pra­tique de Philippe Delaigue à Valence a con­fir­mé sur le ter­rain ce sens poli­tique : il avait mon­té LES DERNIERS JOURS DE L’HUMANITÉ de Karl Kraus et LA VIE DE GALILÉE de Brecht. J’ai com­mencé à écrire THÉSÉE (VARIATIONS) au moment de mon départ de l’IN­SAS. J’en ai don­né une pre­mière lec­ture publique au Botanique avec deux comé­di­ens, Pierre Renaux et Paul Camus. Puis j’ai envoyé le man­u­scrit à plusieurs per­son­nes par­mi lesquelles Thier­ry Salmon et Enzo Cor­mann qui m’a répon­du et dont la let­tre m’a énor­mé­ment encour­agé. Thier­ry Salmon est venu assis­ter aux pre­mières répéti­tions en févri­er 1995 à l’Ate­lier Saint Anne et c’est à ce moment que nous nous sommes réelle­ment ren­con­trés.

F. V.: Quelle est la fil­i­a­tion de THÉSÉE ( VARIATIONS), quelles sont les écri­t­ures qui t’ont mar­qué ?

M. P.: THÉSÉE ( VARIATIONS) con­den­sait une série de choses que j’avais accu­mulées depuis des années. On sen­tait une urgence dans ce texte. C’é­tait une sorte d’ex­or­cisme. J’ai très vite perçu l’écri­t­ure théâ­trale comme une lutte entre la lit­téra­ture et le théâtre : la lit­téra­ture, la langue résis­tent au théâtre ; mais à la fin le théâtre doit réus­sir à s appro­prier la langue la plus récal­ci­trante, cette matière qui lui est réfrac­taire. J’ai été influ­encé par des auteurs dont l’écri­t­ure man­i­feste cette lutte : pour le théâtre Büch­n­er, Müller dont j avais tra­vail­lé quelques textes à l’IN­SAS, Koltès aus­si pour sa langue « métèque » ; puis, en marge du théâtre, Artaud surtout, Pasoli­ni, Guy­otat, tous ceux qui ont pétri et décon­stru­it la langue depuis Rim­baud d’UNE SAISON EN ENFER… Dans T’HÉSÉE ( VARIATIONS ), tout l’en­jeu pour moi était de met­tre en chair, de ren­dre vivante à l’ex­trême une langue qui résiste à la chair comme au théâtre. Dans ce tra­vail, j’ai l’im­pres­sion d’être allé au bout d’un ques­tion­nement. L’élab­o­ra­tion du texte s’est étalée sur un an, il me fal­lait « épuis­er le thème » comme dit Müller, « dévor­er toute cette matière pour la recracher ensuite », c’é­tait le seul moyen de m’en défaire. Je suis arrivé aux répéti­tions très con­fi­ant, avec l’en­vie que les comé­di­ens, Pierre Renaux et Fab­rice Rodriguez, s’ap­pro­prient ce texte, me l’enlèvent, me le ren­dent à nou­veau étranger. J’ai pu me con­cen­tr­er sur le tra­vail gestuel : tra­vailler le texte par le corps. Je ne voulais absol­u­ment pas tomber dans un théâtre de texte tel qu’on le pra­tique la plu­part du temps en France, mais réus­sir à don­ner de la chair aux mots au sens où l’en­tendait Artaud, « faire danser l’anatomie humaine ».

On a joué le spec­ta­cle dans la cave du théâtre Le Pub­lic. Les spec­ta­teurs étaient accueil­lis dans un bar, le Gam­bri­nus, et on les menait à tra­vers les rues jusqu’à cette cave qui n’é­tait pas encore amé­nagée. Les con­di­tions de tra­vail étaient éprou­vantes, il fal­lait tenir avec peu de moyens, lut­ter pour impos­er chaque idée. Mal­gré tout, le résul­tat fut artis­tique­ment rigoureux, exigeant, intè­gre dans sa démarche et depuis je n ai plus retrou­vé le sen­ti­ment d’être allé ain­si au fond des choses.

F. V.: Sur le plan insti­tu­tion­nel, com­ment cela s’est-il passé pour THÉSÉE ( VARIATIONS ) ?

M. P.: J’avais tra­vail­lé sur SABENA mis en scène par Jean-Christophe Lauw­ers à l’Ate­lier Saint-Anne Les directeurs du théâtre, Serge Ran­go­ni et Benoît Vreux, avaient vu mon tra­vai et quand je leur ai par­lé du pro­jet de mon­ter THÉSÉE ( VARIATIONS ), ils m ont pro­posé comme sou­tien une salle de répéti­tions et la prise en charge de la pro­mo­tion. J’ai aus­si remis un dossier à la C.C.A.P.T.2, qui a été accep­té. Le dossier était blindé, avec une analyse dra­maturgique plutôt dense. J’y posais la ques­tion du crime sur lequel est bâtie notre civil­i­sa­tion, depuis la fon­da­tion des cités grec­ques. Vaste pro­gramme … Car si ma pièce se situe dans le Sao Polo con­tem­po­rain, elle racon­te en fil­igrane la ren­con­tre mythique de Thésée et du Mino­tau­re Une con­fronta­tion qui inter­roge la ques­tion du sac­ri­fice néces­saire, le sac­ri­fice des mon­stres, de la part irra­tionnelle, de l’animalité, d’une vio­lence archaïque, pour fonder la cité de la rai­son. Pour moi THÉSÉE (VARIATIONS) racon­te ce pas­sage du temps du mythe au temps du logos. J’avais aus­si cher­ché à reli­er le théâtre et la musique, en inclu­ant trois musi­ciens de fla­men­co dans le spec­ta­cle. Je voulais cet accom­pa­g­ne­ment archaïque qui venait soutenir le rythme de la langue : enclume, barre de fer, cane en bois, cajon, gui­tare, chant. J’ai donc reçu l’aide de la C.C.A.P.T. au pre­mier pro­jet, Soit une somme de huit cent mille francs belges (130 000 FF).

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Entretien
Partager
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Débuter-Couverture du Numéro 62 d'Alternatives Théâtrales
#62
mai 2025

Débuter

Précédent
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total