ANNE LONGUET MARX : Vous avez souvent déclaré que le Deutsches Theater était dans une position idéale, à la frontière entre plusieurs traditions : une certaine tendance psychologique à la Stanislavski et un héritage de Brecht. Par ailleurs, le Deutsches Theater constituait avant 89 à côté de l’institution qu’était devenu le Berliner Ensemble après la mort de Brecht puis d’Helene Weigel, un lieu de réflexion, d’une forme de résistance que vous avez appelé « Innenaufklärung ». Qu’en est-il aujourd’hui ?
T. L.: C’est encore difficile à dire, car nous sommes au milieu du changement. Avant 89, c’était facile de résister. Le rôle du théâtre était de renouer avec ce dialogue intérieur, le véritable dialogue : le théâtre, ancien ou moderne, était ressenti comme le lieu de la liberté intérieure. Avec la chute du Mur, nous avons perdu quelque chose, puisque nous pouvons tout dire. Nous avons un ennemi qui n’est plus saisissable. C’est notre grand problème de civilisation en Europe. Nous n’arrivons plus à saisir le capitalisme global. Qui combattre ? Combattre contre des forces imaginaires n’a aucun sens. Le devoir du théâtre est de s’adresser au spectateur de plus en plus isolé, de l’orienter de manière nouvelle, de trouver les nouvelles questions. Car nous ne sommes pas là pour donner des réponses. Quand nous l’avons fait, nous nous sommes fourvoyés. Voilà donc ce que nous cherchons, mais nous n’y parvenons pas toujours. Il nous arrive aussi d’être rétrogrades, car nous avons peur que quelque chose se brise. Les Allemands ont peur de perdre quelque chose de leur identité, quelque chose qu’il nous faut habiter, qu’on pourrait appeler « devoir ». Seule la tradition peut nous aider à surmonter ce malaise.
A. L. M.: Quelle tradition ?Est-ce un rapport à la langue ? À une mémoire ?
T. L.: C’est un concept vivant, un feu, mais il ne s’agit pas de s’en rapprocher pour s’y réchauffer ; c’est un feu que chaque génération doit entretenir pour qu’il ne s’éteigne pas. Nous avons appris de l’histoire, de la pensée, d’une certaine dialectique : c’est notre école, il faut la poursuivre, sans quoi nous aurions vécu pour rien.
A. L. M.: Qu’en est-il justement des différentes école de l’Est et de l’Ouest ?
T. L.: J’ai toujours été des deux côtés et j’ai pensé que je pourrais jouer un rôle d’intégrateur ; ça ne s’est pas fait comme je l’espérais. Maintenant il y a une nouvelle génération, mais aussi une différence toujours très nette entre deux traditions :à l’Est, un travail très technique sur le corps et la voix, à l’Ouest, le diktat de l’émotion et du sentiment. J’ai tenté une expérience avec la Baracke afin de trouver une nouvelle voie théâtrale. Thomas Ostermeier incarne cette rencontre Est-Ouest, venant de l’Ouest et formé à la Ernst BuschSchule. Du point de vue du répertoire, il est clair que les textes ne fonctionnaient pas de la même manière à l’Est ou à l’Ouest : Botho Strauss par exemple, chroniqueur de la R.F A. des années 70, ne pouvait en aucune façon intéresser les Allemands de l’Est. À la première représentation après la chute du Mur, les berlinois de l’Ouest sont venus à 80 %. Les autres sont progressivement partis. Toute une génération de l’Est qui était proche s’est effondrée : il y a eu un choc des cultures pour ceux qui avaient quarante ou cinquante ans.
A. L. M.: N’est-ce pas justement à ceux-là qu’il faut s’adresser ? Ils sont aussi le réel de la situation.
T. L.: Ils sont dépressifs et déçus. Ils avaient un idéal et ils se sont retirés. Ça m’attriste beaucoup parce que ce sont les miens. Mais je n’ai plus de contact avec eux, je suis plutôt avec des gens comme Ostermeier.
A. L. M.: Et le grand absent ? Heiner Müller n’est plus programmé. Signe des temps ?
T. L.: C’est un signe. Müller s’est toujours confronté à l’histoire allemande, à des textes de philosophie, de littérature, à Kleist, à Hülderlin, à la langue allemande. Il s’est toujours inscrit dans une tradition, une histoire, pour la prendre à parti. C’est un absolu traditionaliste en ce sens. Or, il y a aujourd’hui une rupture avec la tradition. Je lis beaucoup ses textes, ce sont souvent des oratorios. Mais je dois l’avouer, je ne saurais pas aujourd’hui quel texte choisir pour la scène. La langue est menacée :Les jeunes travaillent avec une centaine de mots. Les ordinateurs prennent la suite ; que sera la langue de demain ?
A. L. M.: Mais dans ce cas, il faudrait fermer les théâtres.
T. L.: Oui, à moins qu’après l’aphasie une nouvelle langue naisse.
A. L. M.: Parlons du rapport entre langue et corps ? À quelles métamorphoses assiste-t-on ?
T. L.: C’est un fait : le théâtre de textes n’était pas suffisant. Ce retour au corps est important. Pina Bausch a eu, certes, avec le Tanztheater, une grande influence, mais aussi Peter Brook. Mais il y a aussi une raison négative : les jeunes acteurs ne sont tout simplement le plus souvent pas encore assez bons.
A. L. M.: Vous parlez d’une certaine frustration ?
T. L.: Oui, avant 89 il y avait des enjeux bons et utiles dans ce socialisme perdu. Il faut à présent retourner cette perte en victoire. Pour l’heure, nous nous trouvons dans une période de désenchantement. Les Allemands de l’Est s’intéressent à présent aux actions, à l’argent, à la vie de tous les jours. Et le contrecoup de tout ceci est qu’une certaine génération se rassemble dangereusement autour d’anciennes valeurs d’un « Volkskunst ». C’est terrible de voir ce retour des drapeaux et des uniformes. Nous avons raté un point essentiel : au moment de la réunification, il nous aurait fallu une nouvelle constitution. Et ce ratage a des conséquences énormes.
A. L. M.: Quel rôle alors peut avoir le théâtre ?
T. L.: Celui de renforcer notre identité, une conscience de soi plus claire qui enraye cette menace noire qui accompagne le capitalisme triomphant. C’est notre devoir d’y résister, c’est la seule manière de nous sauver. Car cette menace est bien réelle quand on regarde l’Europe. C’est le devoir de l’homme, de l’art, du théâtre.
A. L. M.: Et les auteurs ?
T. L.: C’est un fait, il y a peu de choses dans la jeune littérature, peu de traces de ces questions. La tradition du Deutsches Theater a toujours été liée aux classiques. L’expérience de la Baracke en ce sens a été absolument nouvelle. Il nous faut combiner deux choses : rester dans l’insécurité et servir un certain art bourgeois, un art de la langue. Je recherche cette synthèse entre avantgarde et tradition. C’est pourquoi mes dernières mises en scène s’attaquent à des textes politiques : LE CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN de Brecht et LA VISITE DE LA VIEILLE DAME de Dürrenmatt. Il faut remonter ces textes didactiques. C’est cela que le spectateur veut voir.

