AU COURS DES ANNÉES 90, le gros du théâtre croate était malheureusement au service du pouvoir. Aussi ses productions, en dépit de leur nature politique, ne pouvaient-elles être qualifiées de « théâtre politique ». Il était aisé, même lorsqu’elles semblaient avoir des intentions critiques, de Les fausser pour en faire un instrument du pouvoir.
Exception faite de quelques débordements, il ne faut toutefois pas se figurer l’engagement politique de La majorité des gens de théâtre comme une incitation délibérée à la haine contre les minorités politiques, nationales, voire raciales. Dans l’ensemble, il s’‘épuisa, parfois sur le fond des rires que suscitaient ses piques satiriques émoussées ; il s’évertuait à passer sournoisement sous silence ou à étouffer les brigandages commis durant les dix années de règne de Franjo Tudjman, dont le régime parvint à dénaturer la guerre de défense en Croatie en une guerre de conquête en BosnieHerzégovine ; à souiller les victimes en légitimant les bourreaux ;à réorganiser un État démocratique en clan mafñeux. Certaines figures en vue de la majorité théâtrale se chargèrent d’orner ces métamorphoses politiques de foritures : ils scénographièrent les meetings vindicatifs du mouvement nationaliste au pouvoir, Les parades militaires menaçantes, la célébration pompeuse de l’anniversaire de l’autocrate au Théâtre national croate et, pour finir — puisqu’ainsi va la vie — son déplorable enterrement.
La soumission de la majorité des gens de théâtre au pouvoir qui, sous des airs de société démocratique, avait fondé la soi-disant souveraineté de la nation sur l’autorité pratiquement absolue (constitutionnelle ou non) d’un seul homme, d’un seul parti veillant aux intérêts d’une seule communauté, s’épanouissait pleinement dans le langage dramatique le plus conventionnel, mimétique et réaliste ! Un langage utilisé comme outil de propagande, apte à véhiculer l’image recherchée du monde, ou plutôt de la Croatie. Dans cette optique, la représentation ne devait être que l’exécution des intentions de l’auteur : le spectacle est d’abord conçu comme une matérialisation de sa vision du monde dans laquelle une perturbation des rapports aboutit toujours à un dénouement ne serait-ce que momentané, mais en aucun cas à un véritable changement ; dans le meilleur des cas un « frisson de catharsis » de type néo-nationaliste traversera le spectateur, sans pour autant réveiller en lui une conscience critique trop subversive. On confère donc au théâtre le rôle d’assumer une noble transition spirituelle, de rénover les valeurs intangibles du patrimoine littéraire national et international qui, en retour, pansera ses plaies et ses complexes de provincial et l’encouragera dans sa lutte contre ses ennemis extérieurs. Pour que puisse avoir lieu, ne serait-ce que sur scène, un tel retour à la patrie spirituelle imaginaire, le gros du théâtre croate n’avait qu’à renforcer le « schéma du théâtre théologique »1, également privilégié à l’époque de l’ancien ordre social et politique, et organisé hiérarchiquement. L’acteur y est au premier plan et d’autant mieux contrôlé, car il est le passeur du message du texte et donc seul fauteur de trouble potentiel de l’ordre établi.
Cette majorité théâtrale comptait certes des metteurs en scène moins enclins à une conception conservatrice du théâtre, mais en essayant de « prendre la parole » moyennant quelque transformation du texte dramatique, ils n’avaient aucune intention d’ébranler l’ordre, mais au contraire de le sauvegarder, avec une nouvelle redistribution du pouvoir en leur faveur.
Quittant sa soumission délibérée au discours des gouvernants qui dominait alors, une fraction de cette même majorité essaya en vain de la démasquer de façon critique : leur théâtre était en réalité fasciné par ce système auto/auteurcratique qu’ils semblaient dénoncer à première vue. Le « théâtre théologique » put ainsi continuer à être Le générateur, Le narrateur et le promoteur d’une « illusion du réel stable et d’un ordre social suffisant et incontestable »2. Ses bâtisseurs et partisans zélés reçurent évidemment de l’État — bâti sur une structure analogue — de généreux soutiens financiers, des prix décernés lors des festivals de théâtres nationaux, et des fauteuils de décideurs dans les plus puissantes institutions théâtrales de Croatie.
Par bonheur, l’histoire du théâtre croate des années 90 ne s’arrête pas là. Je veux croire qu’en fait, c’est là qu’elle débute.
Il ne faut pas s’imaginer l’autre théâtre croate3 des années 90 comme un groupe minoritaire relativement homogène, mais plutôt comme un « forum de minorités », un ensemble d’individus et les diverses façons qu’ils ont de régler leurs comptes esthétiques et politiques avec la conception d’un théâtre où le texte est au centre et seul détient la vérité. L’autre théâtre croate s’efforce de priver tout texte, et pas seulement dramatique, du pouvoir de (pré)disposer et de museler le sens, et à plus forte raison du droit d’asséner une vérité. Il tente ainsi de lutter contre le « contrôle politique » latent. Tout d’abord, on procéda à un renversement dans le rapport entre texte dramatique et représentation théâtrale : le premier est éliminé en tant que source d’un spectacle potentiel, et l’éventuel matériel textuel est maintenant le produit de diverses procédures d’écriture — dont la plupart relèvent du bricolage et de l’improvisation. Le texte scénique apparaît dès lors, libre du contrôle d’un auteur unique et se disperse souvent en lui-même, sans réussir ni même vouloir contenir Le mouvement sémiotique frémissant de ses signes, jusqu’au moment du moins où ils pénétreront dans la sphère de la mise en scène interprétative du spectateur.
Dans un deuxième temps, on a aussi « marché sur les pieds » des conventions fondamentales de la représentation théâtrale : fictif-réel, faux-vrai, absent présent. La prise de conscience du caractère contestable de ces cloisonnements a remis en question Les oppositions conventionnelles : théâtre et monde, acteur et personnage, signe et référent, texte et corps.
Ce qui n’a pu être réalisé qu’au moment où le théâtre théologique s’est trouvé remplacé par des rapports nouveaux (et potentiellement par une nouvelle hiérarchie). On conférait enfin une place centrale à l’acteur, entouré de spectateurs, joueur vulnérable mais passionné, encouragé à investir ses propres expériences (pseudo) autobiographiques dans le processus d’élaboration de la pièce, ce qui permettait de les élargir, de les remettre en question et les redéfinir sans les résoudre.
Certes — ce qui malheureusement ne s’est pas démontré dans les années 90 en Croatie — le théâtre à schéma théologique savait lui aussi nous faire prendre conscience de telles hésitations et les éclairer, et ce au niveau même du texte dramatique, offrant ainsi, finalement, des réponses et des solutions apaisantes. En marge de l’alliance flagrante et dangereuse unissant la politique répressive au théâtre, les représentants de l’autre théâtre croate des années 90 ont su organiser de façon plus ou moins spontanée un front de théâtre politique doté d’un regard toujours critique, qui n’a pris la parole qu’au nom de « l’opposition indéterminée ». Dans un perpétuel état de tension, ils ont résisté à tout système, acceptant le danger permanent de la dislocation. Aussi essaya-t-on, dans la Croatie des années 90, de bâillonner ce genre de théâtre en lui refusant toute attention, tout soutien financier, en le maintenant dans des institutions marginales ou en l’abandonnant à une existence incertaine hors des institutions, et en sous-estimant son succès significatif en dehors des frontières nationales.
Dans la pièce RALENTISSEMENTS ( Usporavanja) de Bobo Jelcic, les phrases crues, les corps écorchés et brisés, flottent dans des bribes de dialogues ou dans leurs monologues qui avouent le courant de leur conscience ; le sens se réfugie voire disparaît parfois totalement dans les lézardes paralinguistiques des groupes de mots. Ces lézardes, précisément, sont le lieu d’élaboration du discours autonome et intime d’une famille « ordinaire » composée de cinq membres, mais aussi des acteurs eux-mêmes, dont les récits personnels sont greffés sur la structure fictionnelle de la pièce. Ils y restent blottis jusqu’au moment où le comédien, à la faveur d’une identification renouvelée avec leur contenu émotif et narratif, les réactive, prenant Le risque d’exposer la représentation aux aléas du hasard. La pièce RALENTISSEMENTS ne peut être fixée dans un texte (qu’il soit dramatique ou scénique), pour la simple raison que son contenu fondamental ne se résume pas : c’est l’intuition des acteurs qui leur donne l’impulsion du signe suivant. Entre les personnages de RALENTISSEMENTS tout comme entre les acteurs, on perçoit une confiance, une proximité et une dimension émotive extrêmes, confinant véritablement à l’amour : envers la mère, la sœur, le frère, l’amant, le métier de comédien, le partenaire, le théâtre.
Dans LE SEAU (Hamper), de Rene Medvesek, on essaye tout d’abord, là aussi en recourant à un langage à part, de composer puis d’isoler un groupe minimal d’individus qui se réfugient dans la solidarité pour lutter contre un environnement idéologiquement et politiquement empoisonné, en réalisant un projet expérimental de guérison de toute une « communauté discursive ».4 Dans la projection utopique de Medvesek, la conception de la famille en tant que noyau social où l’amour peut encore survivre comme valeur fondamentale est appliquée de façon plus large à tout un groupe de marginaux, pauvres hères regroupés sur une décharge, qui atteignent un degré de communauté de plus en plus élevé (grâce à l’aide qu’ils s’apportent mutuellement dans la difficulté) en surmontant graduellement leur propre autisme et les antagonismes qui les opposent, en apprenant à connaître et à respecter la symbolique personnelle de chacun d’entre eux et ses systèmes langagiers. Le texte verbal de la pièce ne peut embrasser et neutraliser entièrement les codes des langages privés, qui inventent un langage alternatif truffé de nouveaux mots. La preuve nous en est donnée par la représentation théâtrale qui s’accomplit en tant que média de connaissance et de rapprochement.
Dans la pièce CEZAR de Branko Brezovec, la pâte textuelle hétérogène est faite d’accolement et d’opposition, de recouvrement et d’imprégnation de textes apparemment incompatibles, puis soumis à une constante destruction et à une nouvelle mise en forme. Les acteurs combinent de façon étonnante au moins quatre différents modes de jeu : démonstration ironisante et citation de leurs actes et opinions, identification occasionnelle avec les éclats de leur éventuelle (sub )conscience fictive, violents assauts de passion effrénée, ou simplement mise en lumière du matériau scénique. Ce faisant, ils provoquent de constantes explosions des noyaux signifants de la pièce et empêchent sa soumission finale dans un système cohérent et ordonné. Dans le théâtre de Branko Brezovec, seule est constante et certaine sa position critique radicale vis-à-vis de chaque systématisation et de chaque ordre, qu’il soit esthétique, éthique, politique ou idéologique, aspirant à l’immuabilité, à la domination et, à plus forte raison, au pouvoir. C’est pourquoi, tout comme Borut Separovic, Branko Brezovec n’a pu, dans les années 90, réaliser ses projets Les plus importants qu’en théâtre off ou à l’étranger.
Avec PYLADE d’Ivica Buljan, on croit avoir affaire à un type classique de théâtre où la voix de Pasolini-auteur résonne dans la densité des signes verbaux et parle de la signification recherchée, et où les mots eux-mêmes, ainsi prononcés, transmettent beaucoup plus clairement les messages et représentent beaucoup mieux les pensées que ne le feraient les corps. PYLADE de Buljan n’ébranle pas le schéma du théâtre théologique, mais en revanche le dénonce en mettant en œuvre une stratégie d’autocritique. Le texte énoncé est formateur et transmetteur d’idéologie : chaque personnage défend une position idéologique dans un système classique où valsent les autorités au pouvoir : un ordre nouveau remplace l’ancien, de nouvelles divinités remplacent les anciennes, une révolution de gauche suscite une révolution de droite, d’un côté se tiennent les riches, de l’autre les pauvres. Oreste est conformiste, Pylade révolutionnaire ; seule Athéna n’a pas de pendant, mais son caractère est double et sa décision pragmatique, en faveur de la stabilisation de l’ordre. Les mots que le texte tisse sont quant à eux tendus en groupes fonctionnels rhétoriques et ainsi leur matérialité, leur nature littéralement corporelle, trouve son expression dans une diction particulière, à travers laquelle ils sont, pourrait-on dire, visualisés au moyen d’une densification et d’un façonnage du son, entravés par une chorégraphie stricte, reprise par la suite dans les mouvements des corps des acteurs.
Enfin, dans la pièce CONFESSIONS (Ispovijedi) de Goran Sergej Pristas, autoréférentielle dans chacun de ses segments, le metteur en scène tout comme le média théâtral lui-même, se voient confrontés à leur propre nature répressive institutionnalisée. Ce qui est mis en question, c’est tout matériau qui aurait le pouvoir d’enfermer le sujet dans un code idéologique mais qui peut aussi lui donner sa liberté créative au sein de ses propres sous-codes ; le sujet manipule et utilise le savoir, tout en s’en faisant le gardien ; le savoir c’est la loi qui veut avoir main-mise sur le corps, mais aussi la matière que le corps peut déchirer et toujours recoller différemment. Le texte est un lieu de perte d’identité, mais aussi un miroir flou où Le sujet peut, ne serait-ce qu’un instant, s’apercevoir. Mais ne s’en suit pas la salvation, car malgré tout, le corps de l’acteur est déjà désespéré lorsqu’il crie furieusement ces mots : « Je tue le souverain en moi ! »
Traduit du croate par Evaine Le Calvé-Tvicevic.
- Cf. L’ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE de Jacques Derrida. ↩︎
- Cf. PERFORMING DRAMA / DRAMATIZING PERFORMANCE de Michael Vanden Heuvel. ↩︎
- L’autre théâtre croate n’a pas surgi brusquement de nulle part dans les années 90. Au contraire, il germa à la fin des années 60 et se maintint obstinément pendant vingt ans sans qu’aucun droit au futur lui soit garanti. C’est à la fin des années 80, après le lancement du Festival du nouveau théâtre Eurokaz, qu’il a trouvé son refuge esthétique puis, au milieu des années 90, son refuge théorique et critique dans la revue FRAKCIJA. ↩︎
- Cf. Irony’s Edge, The Theory and Politics of Irony de Linda Hutcheon. ↩︎



