Un petit bout d’histoire
LE THÉÂTRE SLOVÈNE est sans doute un des grands inconnus du mouvement théâtral européen. Aux yeux des grandes nations — peu familiarisées avec le système fédéral de l’ex- Yougoslavie et les gouvernements autonomes des républiques fédérées —, le théâtre slovène était englobé à l’intérieur du terme généralisant de « théâtre yougoslave ». Au couts de la longue période de la monarchie des Habsbourg, dont la Slovénie a fait partie six siècles durant, mise à part la censure viennoise, le théâtre slovène était l’affaire des Slovènes eux-mêmes. On peut donc dire que le premier, et peut-être le seul grand changement apporté par l’indépendance de 1991 a plutôt un caractère « extérieur », et consiste en l’intérêt, qu’au-delà des Slovènes eux-mêmes, la Slovénie, son aft et son théâtre, ont commencé à susciter à l’étranger. Ce n’est qu’il y a dix ans que le terme d’«art slovène » (et donc de théâtre slovène) est apparu pour la première fois dans le contexte international, alors que, pour les Slovènes, ce concept est vieux de près d’un millénaire.1
De son côté, le monde occidental s’est forgé sa propre image de l’Est, sans beaucoup de liens avec l’état réel des choses : un cliché, un stéréotype politique renforcé par la méconnaissance de la géographie et de l’histoire, surtout de la part des ressortissants de « grands pays », un peu anesthésiés par la conscience rassurante d’appartenir à une grande nation, à un monument intouchable et éternel.
Un de ces clichés est celui de la fermeture. La Slovénie n’a jamais été refermée sur elle-même ou préservée des influences de la culture de masse et des grands médias. Géographiquement, elle est au croisement de trois grands systèmes linguistiques et culturels européens : slave, germanique et latin (sans compter la Hongrie, dont elle est également limitrophe). Ljubljana, la capitale, s’est confirmée au cours de l’histoire comme un carrefour du multiculturalisme et du métissage des populations de ces trois systèmes fondamentaux de l’Europe. Cette caractéristique se lit jusque dans l’architecture de la ville, qui mélange le baroque italien et allemand, le bidermeier autrichien et la variante slave du Jugendstil. Dans les années vingt et trente, cette ouverture naturelle a connu des transformations liées à la montée du nazisme en Allemagne et en Autriche, et du fascisme en Italie : en première ligne du fait de ses frontières avec ces deux pays, la Slovénie a accentué son rapprochement, amorcé dès la fin du dix-neuvième, après le printemps des nations, avec les pays slaves du sud, et spirituellement avec le monde slave en général.
Et si nous en venions au présent
À Ljubljana, les années 80 ont connu une véritable explosion. La « dernière station du métro de Moscou », comme certains avaient coutume de l’appeler, de petite ville provinciale, s’est réveillée en capitale de la culture alternative, animée par l’esprit de la « révolution éternelle » militante pour ses droits et, dans un élan romantique, pour les droits de tous les inconnus, anonymes, humiliés et offensés. Les mouvements punk, gay et lesbien, ainsi que tous les autres groupes « queer » et « strange » ont pris place avec force dans cette petite province endormie, qui avait toujours eut peur de tout ce qui était inhabituel, excentrique ou lié, d’une manière ou d’une autre, au versant non officiel de la création et de la culture.2
Dans cette arène de passions créatrices, le théâtre s’est posé en conquérant des grandes scènes, sans précisément se considérer comme théâtre. Les metteurs en scène se donnaient le nom de « constructeurs des arts unis » ou d’«inscénateurs ». Leur champ de manœuvre n’était pas les salles de théâtre, mais l’État lui même. Comment conquérir l’État, le transformer en « État d’art » ?
Le théâtre comme porteur de cette grande utopie. L’appel permanent aux grands révolutionnaires Meyerhold, Tairov, Craig, Appia, Vahtangov ; les rêves en rouge d’un théâtre qui aurait la force de changer le monde, de changer l’État. Porter la Slovénie sur la carte de l’Europe, inaugurer Ljubljana comme sa capitale culturelle. Fasciner ! Séduire ! Conquérir !
Comme pour oublier les années de plomb qui avaient précédé, Ljubljana est devenue la capitale clandestine de tous les excentriques à la recherche de quelque chose de différent, de non établi. Elle est devenue une scène. Le théâtre comme explosion des esthétiques, des stratégies et des tactiques. Il y avait de grands thèmes, de grandes histoires : Faust, la Divine Comédie, des machines à prier, des combats entre les artistes et l’État. Tomaz Pandur, Dragan Zivadinov, Vito Taufer, Marko Peljhan, Emil Hrvatin, Vlado Repnik, Bojan Jablanovec, Matjaz Berger, Matjaz Pograjc : tous des metteurs en scène, diplômés de la seule Académie slovène pour le théâtre, la radio, le cinéma et la télévision, tous des chercheurs du nouveau. La génération des années 80 a bouleversé l’ordre théâtral en Slovénie pour un peu moins d’une courte décennie. Elle a remis en question toutes les conventions en vigueur jusque là et proposé des formes nouvelles, de nouvelles interprétations, de nouveaux modèles. Le monde de l’art théâtral s’est ouvert au nouveau, aux recherches sur les limites du théâtre, sur les relations entre l’art, la science et les nouvelles technologies, à l’exploration du corps, à d’autres principes de dramaturgie, de montage, de mise en scène, aux nouveaux espaces et, comme point extrême, au théâtre en apesanteur, au théâtre dans le cosmos. Cette périodesi riche du point de vue esthétique n’était pas relayée au niveau structurel et financier. Avec des moyens budgétaires très limités, des artistes ont ainsi produit de grands projets, techniquement très exigeants, tout en luttant pour leur reconnaissance internationale, en même temps que pour celle de l’État. Ils n’ont pu, bien sûr, tenir jusqu’au au bout un effort aussi démesuré. Le rêve s’est brisé. Les intrigues politiques locales et les intérêts personnels ont bloqué l’activité de ceux qui avaient réussi à accéder à la direction d’institutions nationales. Quant à ceux qui travaillaient en dehors des institutions, ils ont brûlé leur énergie dans les couloirs de bunkers bureaucratiques, dans leur lutte pour la reconnaissance publique et l’amélioration de leur situation matérielle.
Dans les années 80, Le nouvel art a été le fait des artistes nés au tournant des années soixante, comme le nouvel art des années soixante-dix avait été celui des artistes nés au tournant des années cinquante. Provocation ! Provocation ! Provocation ! Décomposer l’ordre établi, décomposer les institutions existantes, décomposer l’État. Manifestes, concepts. Nouvel art slovène. Nouvelle Acropole. Nouvelle Europe. Nouvelle Slovénie. Et en 1990, l’État a effectivement changé.
En 1990, l’État a changé, so what ?



