Fables du monde sauvage de l’Est

Fables du monde sauvage de l’Est

Le 29 Juin 2000

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
64
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

Quand serons-nous sexy

J’AI POUR LA PREMIÈRE FOIS évo­qué la ques­tion en pré­parant un dis­cours avec des amis du Fes­ti­val inter­na­tion­al de Ham­bourg. Ils m’ont sug­géré un titre provo­ca­teur : « Pourquoi l’Est n’est plus sexy ». Je me suis instinc­tive­ment sen­ti blessé. Quoi, moi, pas sexy ? Qu’en­tendaient-ils par cela ? Sexy com­ment ? Selon quels critères ? Sexy, quel pau­vre mot ! J’ai réen­vis­agé la ques­tion. « Plus sexy ? » Cela impli­quait que nous ayons été sexy avant. Avant quoi ? Quand pré­cisé­ment avons-nous été sexy ? 

Cela voulait-il dire que l’Est était sexy quand il n’é­tait pas sexy ? Quand il se débat­tait sous le joug stal­in­ien ? Et qu’il ne l’é­tait plus aujourd’hui qu’il essayait de le devenir au sens occi­den­tal du terme ? Étaitil sexy quand il se voulait inno­cent et naïf, et ne l’est plus aujourd’hui qu’il se dit raf­finé et plein d’ex­péri­ence ? Était-il sexy quand il était passéiste et folk­lorique, et ne l’est plus aujourd’hui qu’il veut imiter l’Oc­ci­dent et combler ses lacunes avec des nou­veaux mots en « isme » ?
Mes amis du Fes­ti­val sont intel­li­gents. Peut-être leur propo­si­tion était-elle seule­ment ironique, ou sérieuse en dia­ble, ou encore les deux à la fois. N’empêche que j’ai mor­du à l’hameçon. J’ai com­mencé à me creuser la cervelle sur le sujet. Fal­lait-il être cynique, sérieux en dia­ble, ou les deux à la fois ? (Ce que je dirai, portera en tout cas, sur la sit­u­a­tion en ex-Yougoslavie, le pays où j’ai vécu et que je con­nais le mieux. Et je ne sais pas dans quelle mesure mes exem­ples sont égale­ment val­ables en ce qui con­cerne les autres pays d’Eu­rope ori­en­tale.)
L’Eu­rope ori­en­tale tente dés­espéré­ment de se trou­ver une nou­velle iden­tité. Ses artistes sor­tent d’une longue nar­cose his­torique. Ils se frot­tent les yeux, se débar­rassent de leurs illu­sions et remet­tent à jour leur mémoire. Ils véri­fient l’heure qu’il est sur l’horloge, s’assurent de l’en­droit où ils se trou­vent. Ils se regar­dent dans le miroir, déroutés. Ils se deman­dent com­ment s’ha­biller : « De quoi est-ce que je veux avoir l’air ?» « Qui suis-je ? »
La plu­part des vête­ments qu’on trou­ve en ce moment vien­nent de maisons de cou­ture occi­den­tales. Les politi­ciens d’Eu­rope de l’Est paradent sans honte habil­lés avec. Ils sont fers de deman­der de l’argent partout où ils en flairent. Ils changent avec bon­heur leur con­sti­tu­tion pour répon­dre aux attentes de l’Union Européenne, du FEM.I. ou de la Banque Mon­di­ale. Ils embrassent la reli­gion du monde glob­al de tout leur cœur, et appel­lent cela le pro­grès. Ce sont les mêmes politi­ciens qui ne payent plus leurs artistes. « Désolé, plus de con­trôle d’É­tat, plus d’argent d’État. Nous sommes tous sur le marché. » Mais en vérité, ils atten­dent un sou­tien tacite de ces mêmes artistes : ils les veu­lent quelque peu défenseurs de la pureté nationale, à la recherche de leurs racines, nos­tal­giques du bon vieux temps. Ils dis­ent : « Oui, nous venons d’a­cheter de nou­veaux ordi­na­teurs, mais conser­vons nos vieux logi­ciels. Oui, nous sommes tous sur le marché, nous avons ven­du nos usines et nos fess­es, à vous de ne pas ven­dre nos cœurs ni nos âmes. » Non seule­ment les politi­ciens affa­ment les artistes, mais ils leur deman­dent en plus de chanter.
On com­prend mieux que cer­tains artistes regret­tent les cer­ti­tudes de l’ancien régime. Ils dis­ent : « La cen­sure au moins nous accor­dait une atten­tion indé­fectible, et on avait chaud en hiv­er. Les exi­gences du par­ti n’é­taient pas aus­si cru­elles que la tyran­nie du goût pop­u­laire. Le réal­isme social­iste n’était pas pire que le réal­isme cap­i­tal­iste ». Cette ago­nie aigre-douce se pare du joli nom de « tran­si­tion sociale » ; qui est une autre façon de désign­er le viol spir­ituel.
Et pen­dant ce temps l’Oc­ci­dent baille. « On con­naît ça. Nous avons vécu la même chose, il y a déjà cent ans. C’est Le cap­i­tal­isme pri­maire d’O­liv­er Twist. Ennuyeux ! Il va vous fal­loir un siè­cle pour attein­dre notre démoc­ra­tie sociale. Il se peut qu’alors nous soyons déjà par­tis sur la lune. » Acculés chez eux à une pau­vreté indigne, les artistes de l’Est se voient voués à l’Ouest à une ringardise sans espoir alors qu’ils en attendaient leur salut. L’in­sulte s’a­joute à l’affront.
J’ai cessé de m’in­ter­roger au sujet de mon dis­cours pour le Fes­ti­val quand a com­mencé la guerre du Koso­vo. L’OTAN a bom­bardé la Ser­bie dans l’oubli. Comme pour la propulser dans la moder­nité. Cela nous rendait-il à nou­veau sexy pour un temps ? Je ne saurai jamais. 

Com­ment j’ai per­du mon his­toire 

Mon nom est Goran Ste­fanovs­ki. Voici l’histoire de ma vie en quelques phras­es. Je suis né en Macé­doine, qui à cette époque fai­sait encore par­tie de la République fédérale de Yougoslavie. Mon père était directeur de théâtre et ma mère était actrice. J’ai vécu les quar­ante pre­mières années de ma vie à Skop­je en tant qu’au­teur et pro­fesseur de théâtre. J’ai épousé Pat qui est anglaise. Nous avons eu deux enfants et nous étions heureux. Une belle his­toire.
Puis, com­mença, en 1991, la guerre de Yougoslavie. Notre vie bas­cu­la. Pat déci­da que l’avenir des Balka­ns ne serait pas celui de nos enfants. Ils démé­nagèrent en Angleterre. J’ai com­mencé à vivre entre Skop­je, où était mon passé et ma famille d’origine, et Can­ter­bury, où était mon avenir et ma famille atom­isée. J’ai com­mencé à vivre entre deux his­toires. J’ai dit à Pat : « Nous avons per­du notre his­toire. » « Non », dit-elle, « c’est l’histoire qui nous a per­dus. »
La pre­mière fois que je suis allé en Angleterre, alors que Sara­je­vo brûlait, j’ai ren­con­tré un pro­duc­teur bien inten­tion­né désireux de tir­er prof­it de mon his­toire et de la ren­dre publique. Pat me dit alors : « Goran, tu es un atout pour le moment. Mais cela ne dur­era que six mois. Tu dois te dépêch­er. »
Les six mois passèrent. Je ne rendis pas riche mon pro­duc­teur.
Désor­mais je passe mon temps à essay­er de trou­ver le lien entre mes deux his­toires et le rôle artis­tique que j’ai à jouer. À Skop­je, j’es­saye patiem­ment d’ex­pli­quer que je ne leur ai pas dit adieu à jamais et que je ne me suis pas réfugié dans le giron de lux­u­re de la terre promise occi­den­tale. En Angleterre, j’es­saye patiem­ment d’ex­pli­quer que je ne suis pas un auteur atteint d’une dépres­sion post-trau­ma­tique, un réfugié au cœur qui saigne. J’ai du mal à con­va­in­cre Les uns comme les autres. Il sem­blerait qu’ils ont tous une idée bien pré­cise de ce que je suis. Ils ont leurs clichés et leurs idées reçues. 

Com­ment mes amis ont per­du leur his­toire

Je vis donc désor­mais à Can­ter­bury, une petite ville pit­toresque du vieux monde avec sa cathé­drale. IL y a dans la rue prin­ci­pale un mag­a­sin de ban­des dess­inées qui vend les nou­veautés améri­caines. Dans la vit­rine, ils ont affiché une pho­togra­phie grandeur nature d’un per­son­nage de la série pop­u­laire BABYLONE 5. C’est une créa­ture avec une grande auréole couleur chair autour de la tête. Je recon­nais l’ac­trice. Elle est l’une de mes amies. Elle s’ap­pelle Mira Furlan. C’é­tait l’une des meilleurs actri­ces de ciné­ma, de théâtre et de télévi­sion en exY­ougoslavie. Elle était le per­son­nage prin­ci­pal de notre drame, l’héroïne de notre his­toire. Elle est main­tenant dev­enue une extrater­restre. Elle ne fait qu’un avec le stéréo­type de l’Européen de l’Est.
Un ami est venu me voir récem­ment à Can­ter­bury. Il s’ap­pelle Rade Serbedz­i­ja. C’é­tait l’un des acteurs légendaires d’ex-Yougoslavie. Il était Ham­let. Il a joué dans d’in­nom­brables films et créa­tions de pièces. Il était le per­son­nage prin­ci­pal de notre drame, le héros de notre his­toire. Rade est main­tenant une star inter­na­tionale qui joue dans des films hol­ly­woo­d­i­ens. Quel rôle ? Celui du mañoso d’Eu­rope de l’Est, un type infréquentable, à ten­dance psy­chopathe. Ham­let est devenu un per­son­nage acces­soire. Le per­son­nage cen­tral est devenu le faire-val­oir. Rade illus­tre aujourd’hui le cliché de l’Européen de l’Est.
Nous avions organ­isé un bar­be­cue domini­cal, un après-midi plu­vieux à l’anglaise, sous un grand para­pluie. On buvait du vin et par­lait du bon vieux temps. Et puis je l’ai emmené voir la pho­togra­phie de notre com­pa­tri­ote extrater­restre, Mira Furlan. Je les ai regardés l’un après l’autre. Les deux ex-héros dans la réal­ité virtuelle. Loin de leur passé, de leur pays et de leur his­toire. J’ai dit à Rade : « Nous avons per­du notre his­toire. » « Peut-être n’en avons nous jamais eue », me dit-il. J’en­tends les bâille­ments du gratin post-mod­erne. « His­toire. Con­ti­nu­ité. Des­tin. Vie. Mort. Pourquoi, vous, les Européens de l’Est, êtes telle­ment lugubres, pathé­tiques et para­noïaques ? Il faut un peu vous sec­ouer. Réveillez-vous ! Le monde est un jeu post-mod­erne. » Oui, sans doute. Ou plutôt il pour­rait l’être. S’il n’est pas la fos­se com­mune de la pré-moder­nité.
Qu’est-ce qu’une his­toire ? Une his­toire est un réc­it. Un compte-ren­du. Une série d’événe­ments. Elle nous racon­te ce que nous sommes, ce que nous avons été, ce que nous pour­rions devenir. C’est une inter­pré­ta­tion. Comme l’i­den­tité qui est aus­si l’histoire de ce que nous pen­sons être, une con­stante lec­ture et relec­ture du même. Comme le théâtre qui est en quelque sorte une vision du monde et de soi-même, une pro­jec­tion du passé et de l’avenir.
Lais­sez-moi vous faire part de mes remar­ques sur les dif­férences que je fais entre la mytholo­gie de l’Est et celle de l’Ouest, entre les deux réc­its fon­da­men­taux. Puis­sent-elles aider à définir ma vision du monde de l’Est et à expli­quer com­ment il est devenu tel. 

Réc­its fon­da­men­taux 

L’an­née dernière j’ai regardé un doc­u­men­taire à la B.B.C. sur le Koso­vo. Un maître d’école serbe racon­tait à ses élèves que cinq cents ans plus tôt, ils perdirent une bataille con­tre les Turcs et que leur devoir était aujourd’hui de venger cette défaite. Le maître d’école don­nait ain­si à ces enfants un réc­it, une trame pour définir leur iden­tité. C’é­tait plein de guer­ri­ers, de revanche, de dettes impayées, d’idéal nation­al. Il y avait trop de mon his­toire dedans.
Ma fille Jana avait six ans quand elle est arrivée en Grande-Bre­tagne. Son pre­mier livre d’école racon­tait les aven­tures d’une bande d’en­fants qui avaient per­du leur chien dans le métro de Lon­dres. Une his­toire amu­sante épicée d’une pincée de magie. Pas d’his­toire, pas de guerre, pas d’i­den­tité bien établie. Il n’y avait rien de mon his­toire dedans.
Je n’ai pas fini de me deman­der laque­lle de ces deux his­toires est la meilleure pour ma fille. Et puis, ces deux réc­its s’excluent-ils for­cé­ment ? Pou­vait-on trou­ver le juste milieu entre les deux ? Il me fal­lait très vite don­ner une réponse à ces ques­tions non seule­ment en tant que père, mais aus­si en tant que citoyen. Per­du, l’artiste.
Qui est l’auteur de ces réc­its ? Ils sont écrits par les fidèles servi­teurs des dif­férents min­istères de l’é­d­u­ca­tion. Ces réc­its fon­da­men­taux créent le con­texte social et l’ar­rière-plan cul­turel où évolue l’artiste. Ils sont les forces cen­trifuges de la société et de la cul­ture. L’artiste peut choisir de les endoss­er ou non, mais il doit en tenir compte. Comme de la force de grav­ité. 

Don­ald Duck con­tre Byzance 

J’aimerais exam­in­er ces deux réc­its fon­da­men­taux sous leur moins bel aspect, dans leur forme la plus vul­gaire. Lais­sez-moi qual­i­fi­er de byzan­tin le monde de l’Est. C’est une société fer­mée, ver­ti­cale, patri­ar­cale, machiste, rurale. Seule une per­son­ne au som­met de la pyra­mide sait tout ; c’est une société aux mailles ser­rées où l’on ne se sent jamais seul, mais où l’on ne peut jamais l’être non plus. On reste vis­sé à la même posi­tion sociale inchange­able, avec cha­cun un surnom ; le passé, le futur et Le présent prédéter­minés. Il n’y a pas de démoc­ra­tie, pas de tolérance ; bien enten­du, pas de place pour les homo­sex­uels, ni pour les femmes. L’in­di­vid­u­al­isme se paye au prix fort. C’est un monde d’intégrisme eth­nique. D’un côté les frères éter­nels, de l’autre les traîtres et les étrangers. Une his­toire sans nuances qui ne s’in­téresse qu’au devenir col­lec­tif de la tribu. On la voit essen­tielle­ment sur un seul grand théâtre nation­al, en dépit des autres. L’his­toire de l’Europe de l’Est n’a qu’une ser­rure et qu’une clef.

À l’op­posé de ce monde, on trou­ve Don­ald Duck. Il vit dans une société urbaine, rapi­de, glob­ale, con­sumériste et post-indus­trielle. Il n’a ni père, ni mère, ni femme, ni enfant. Il s’oc­cupe de ses trois neveux — qui vien­nent de dieu sait où. Il voit sa petite amie de temps en temps, mais cha­cun a sa pro­pre voiture, sa pro­pre mai­son. Don­ald Duck ne fait par­tie d’aucun corps plus grand que lui. Il est l’individualiste par excel­lence. Un soli­taire à la recherche du bon­heur. C’est un cow-boy dans un saloon dont la vie dépend de sa rapid­ité à la détente. Son his­toire est sans lieu, sans passé. Elle est éclatée, frag­men­tée, dis­per­sée. Don­ald Duck est le garant de la stéril­ité poli­tique et de l’échec méta­physique. 

Don­ald Duck est arrivé à Byzance 

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
1
Partager
auteur
Écrit par Goran Stefanovski
Goran Ste­fanovs­ki est dra­maturge. Il a conçu le pro­jet col­lec­tif HOTEL EUROPA qui réu­nit huit artistes et vingt-qua­tre...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
#64
mai 2025

L’Est désorienté

30 Juin 2000 — QUI SE SOUVIENT encore du roman À L'OUEST, RIEN DE NOUVEAU ? Le roman d’une guerre, le roman de plusieurs…

QUI SE SOUVIENT encore du roman À L’OUEST, RIEN DE NOUVEAU ? Le roman d’une guerre, le roman…

Par Georges Banu
Précédent
28 Juin 2000 — ALTERNATIVES THÉÂTRALES: Vous avez commencé à créer des mises en scène professionnelles l’année de l’indépendance de votre pays. Cela fait…

ALTERNATIVES THÉÂTRALES : Vous avez com­mencé à créer des mis­es en scène pro­fes­sion­nelles l’année de l’indépendance de votre pays. Cela fait cette année dix ans. Depuis THERE TO BE HERE, les con­di­tions de pro­duc­tions ont-elles changé…

Par Alternatives théâtrales et Julie Birmant
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total