DANS LES SOCIÉTÉS DICTATORIALES, le théâtre alternatif n’existe pas. C’est que la dictature ne souffre aucun autre goût que le sien. Cette situation a conduit notre pays à cesser toute recherche artistique pendant cinquante ans.
Si on l’avait prononcé chez nous, le mot « alternatif » cela aurait été la pire des hérésies. Il était le synonyme d’un blasphème contre l’Albanie, une honte absolue. Tout ça pour dire qu’il a été complètement banni de notre vocabulaire pendant toute la période communiste. D’une manière générale, l’imagination artistique avait les mains liées, on aurait dit que des inquisiteurs l’avaient jetée en prison et avaient lancé à l’eau la clef de sa cellule. Dans les années 90 est né un mouvement alternatif ; mais il ne reposait sur aucun concept fort ; il était donc chétif, naïf, mimétique et banal ; ses premiers balbutiements anarchiques et sans émotion, constitués uniquement d’amalgames d’idées ; son mot d’ordre simpliste : il s’agissait de détruire toute forme de structure théâtrale. Ces artistes concevaient l’art comme un mur sur lequel projeter toute la boue de leur inconscient. Le chaos des idées prévalait dans cette foire totale où des charlatans prônaient de pseudo concepts artistiques. Un peu partout prospéraient les imitateurs du théâtre de l’absurde dans la veine de Beckett ; ils construisaient leurs spectacles en s’inspirant de cassettes de casting occidentales. Cette inflation de spectacles noya toute intitiative venue de l’intérieur de la structure théâtrale qui aurait voulu proposer une réelle alternative à la conception classique du théâtre. Kumbaro, un professeur de l’école d’acteurs, est un exemple de metteur en scène qui signe ses spectacles du sceau de l’imitation grossière. Il faut croire qu’il ne comprenait pas ce qu’il faisait. Un grand critique a dit un jour : « même si vous avez une voix de crapaud, mieux vaut que vous chantiez avec ». Sous l’égide de cette maxime, je rejette toute imitation et tout concept créés artificiellement par la mode. Celle-ci éradique la personnalité artistique, crée des vides spirituels, déconnecte la psychologie du spectateur de l’artiste et force l’œuvre à imposer un mode de pensée. Il en est ainsi car la mode est elle-même une émanation dictatoriale, bien que des génies parviennent à en naître et à imposer leur propre personnalité. Ainsi pour que le monde de la culture ne soit pas globalisé, il faut qu’il soit relié aux traditions qui lui apportent des couleurs. C’est pourquoi la tradition théâtrale doit repenser ses origines, ses raisons d’êtres et Les directions de ses recherches si elle veut être créative.
Car il est évident que seules les formes et les idées nouvelles créent la véritable alternative. On ne pourrait jamais appeler « nouvelle » une pantomime par exemple. Elle tente d’exprimer sa vision du monde par le geste et le langage du corps, et ne saurait en aucun cas remplacer ce que les philosophes appellent le « roi théâtre ». Pourtant il existe dans notre folklore certaines danses expressives qui mélangent la plastique, le conflit, et les cris ; elles peuvent parfois, un très bref moment, embrasser toute la problématique artistique qu’a traversée notre culture en un siècle. Ce qu’on pourrait appeler une « concision théâtrale » d’une incroyable expressivité. Les romans de Kadare racontent les légendes du siècle où la « parole donnée » (Besa en albanais) constitue la pierre angulaire de la nation et son pouvoir de survie ; ils sont en eux-mêmes une alternative artistique car ils introduisent de nouvelles couleurs dans la littérature dominée par les valeurs de l’Occident nihiliste.
Il y a cependant de nombreux jeunes artistes désireux de proposer une conception du théâtre radicalement nouvelle. Ils en appellent autant que possible à la gestuelle et au travail théâtral, capables de conférer au mot un pouvoir authentique. Le grotesque occupe une place importante dans leurs spectacles. Il vient s’installer souvent pour souligner une idée de l’auteur.
Tous ces éléments constituent une palette de couleurs et d’effets d’où peut naître le spectacle et sa magie sacrée. Car en effet, la technique ne saurait jamais se substituer au spectacle. Le théâtre est le dernier endroit où spectateurs et artistes peuvent se regarder dans les yeux ; un circuit électrique se crée alors que ne saurait remplacer aucun artifice émotionnel. Les effets n’ont en comparaison qu’un faible pouvoir et la magie suscitée ne saurait se répéter en suivant une quelconque recette. C’est que le théâtre ne répète jamais la même émotion, même s’il se sert des mêmes mots.
Texte traduit par Julie Birmant.

