La difficulté de renaître
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La difficulté de renaître

Albanie

Le 7 Juin 2000
Article publié pour le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
64
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DANS LES SOCIÉTÉS DICTATORIALES, le théâtre alter­natif n’ex­iste pas. C’est que la dic­tature ne souf­fre aucun autre goût que le sien. Cette sit­u­a­tion a con­duit notre pays à cess­er toute recherche artis­tique pen­dant cinquante ans. 

Si on l’avait pronon­cé chez nous, le mot « alter­natif » cela aurait été la pire des hérésies. Il était le syn­onyme d’un blas­phème con­tre l’Albanie, une honte absolue. Tout ça pour dire qu’il a été com­plète­ment ban­ni de notre vocab­u­laire pen­dant toute la péri­ode com­mu­niste. D’une manière générale, l’imag­i­na­tion artis­tique avait les mains liées, on aurait dit que des inquisi­teurs l’avaient jetée en prison et avaient lancé à l’eau la clef de sa cel­lule. Dans les années 90 est né un mou­ve­ment alter­natif ; mais il ne repo­sait sur aucun con­cept fort ; il était donc chétif, naïf, mimé­tique et banal ; ses pre­miers bal­bu­tiements anar­chiques et sans émo­tion, con­sti­tués unique­ment d’amalgames d’idées ; son mot d’or­dre sim­pliste : il s’agis­sait de détru­ire toute forme de struc­ture théâ­trale. Ces artistes con­ce­vaient l’art comme un mur sur lequel pro­jeter toute la boue de leur incon­scient. Le chaos des idées pré­valait dans cette foire totale où des char­la­tans prô­naient de pseu­do con­cepts artis­tiques. Un peu partout prospéraient les imi­ta­teurs du théâtre de l’ab­surde dans la veine de Beck­ett ; ils con­stru­i­saient leurs spec­ta­cles en s’in­spi­rant de cas­settes de cast­ing occi­den­tales. Cette infla­tion de spec­ta­cles noya toute inti­tia­tive venue de l’intérieur de la struc­ture théâ­trale qui aurait voulu pro­pos­er une réelle alter­na­tive à la con­cep­tion clas­sique du théâtre. Kum­baro, un pro­fesseur de l’école d’ac­teurs, est un exem­ple de met­teur en scène qui signe ses spec­ta­cles du sceau de l’imitation grossière. Il faut croire qu’il ne com­pre­nait pas ce qu’il fai­sait. Un grand cri­tique a dit un jour : « même si vous avez une voix de cra­paud, mieux vaut que vous chantiez avec ». Sous l’égide de cette maxime, je rejette toute imi­ta­tion et tout con­cept créés arti­fi­cielle­ment par la mode. Celle-ci éradique la per­son­nal­ité artis­tique, crée des vides spir­ituels, décon­necte la psy­cholo­gie du spec­ta­teur de l’artiste et force l’œuvre à impos­er un mode de pen­sée. Il en est ain­si car la mode est elle-même une éma­na­tion dic­ta­to­ri­ale, bien que des génies parvi­en­nent à en naître et à impos­er leur pro­pre per­son­nal­ité. Ain­si pour que le monde de la cul­ture ne soit pas glob­al­isé, il faut qu’il soit relié aux tra­di­tions qui lui appor­tent des couleurs. C’est pourquoi la tra­di­tion théâ­trale doit repenser ses orig­ines, ses raisons d’êtres et Les direc­tions de ses recherch­es si elle veut être créa­tive. 

Car il est évi­dent que seules les formes et les idées nou­velles créent la véri­ta­ble alter­na­tive. On ne pour­rait jamais appel­er « nou­velle » une pan­tomime par exem­ple. Elle tente d’ex­primer sa vision du monde par le geste et le lan­gage du corps, et ne saurait en aucun cas rem­plac­er ce que les philosophes appel­lent le « roi théâtre ». Pour­tant il existe dans notre folk­lore cer­taines dans­es expres­sives qui mélan­gent la plas­tique, le con­flit, et les cris ; elles peu­vent par­fois, un très bref moment, embrass­er toute la prob­lé­ma­tique artis­tique qu’a tra­ver­sée notre cul­ture en un siè­cle. Ce qu’on pour­rait appel­er une « con­ci­sion théâ­trale » d’une incroy­able expres­siv­ité. Les romans de Kadare racon­tent les légen­des du siè­cle où la « parole don­née » (Besa en albanais) con­stitue la pierre angu­laire de la nation et son pou­voir de survie ; ils sont en eux-mêmes une alter­na­tive artis­tique car ils intro­duisent de nou­velles couleurs dans la lit­téra­ture dom­inée par les valeurs de l’Oc­ci­dent nihiliste.

Il y a cepen­dant de nom­breux jeunes artistes désireux de pro­pos­er une con­cep­tion du théâtre rad­i­cale­ment nou­velle. Ils en appel­lent autant que pos­si­ble à la gestuelle et au tra­vail théâ­tral, capa­bles de con­fér­er au mot un pou­voir authen­tique. Le grotesque occupe une place impor­tante dans leurs spec­ta­cles. Il vient s’in­staller sou­vent pour soulign­er une idée de l’auteur. 

Tous ces élé­ments con­stituent une palette de couleurs et d’ef­fets d’où peut naître le spec­ta­cle et sa magie sacrée. Car en effet, la tech­nique ne saurait jamais se sub­stituer au spec­ta­cle. Le théâtre est le dernier endroit où spec­ta­teurs et artistes peu­vent se regarder dans les yeux ; un cir­cuit élec­trique se crée alors que ne saurait rem­plac­er aucun arti­fice émo­tion­nel. Les effets n’ont en com­para­i­son qu’un faible pou­voir et la magie sus­citée ne saurait se répéter en suiv­ant une quel­conque recette. C’est que le théâtre ne répète jamais la même émo­tion, même s’il se sert des mêmes mots. 

Texte traduit par Julie Bir­mant.

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Écrit par Ilirjan Bezhani
Ilir­jan Bezhani est auteur et dra­maturge albanais.Plus d'info
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