Le théâtre peut beaucoup là où du moins il y a suffisamment de vie.
Bertolt Brecht1
Le numéro 12 – 13 de la revue Cahiers de l’Est, dirigée par Dumitru Tsépéneag, a été consacré aux théâtres de l’autre côté du rideau de fer. Ce texte, paru en 1978, a servi de préambule. Nous le reprenons ici par un devoir de mémoire, rappel d’un passé peu lointain aux blessures pas entièrement cicatrisées.
1956 — 1968…
QUELLE VÉRITÉ AXIOMATIQUE : dans son épanouissement ou dans sa mort le théâtre est fonction de la société, c’est elle qui l’engendre ou le tue, car il existe seulement là où « du moins il y a suffisamment de vie ». Sans cela, il reste muet ou gueulard, c’est-à-dire absent. Si le fascisme ou le stalinisme déploient fastueusement la théâtralisation de la vie sociale, le théâtre, lui, dans les mondes où ils règnent, n’existe pas. Il n’y a pas assez de vie. car seul un pouvoir qui n’écrase pas systématiquement la vie en libère assez pour que la scène puisse se manifester. Le théâtre, par sa nature de production collective, ne peut pas agir dans la clandestinité et seule une frange de liberté, si réduite soit-elle, lui permet de s’exprimer. Son travail consiste ensuite à élargir, à franchir les limites de cette liberté partielle qui n’a été que prémisse indispensable à sa résurrection. Hormis cette libéralisation initiale accordée par un pouvoir qui, lui aussi, se confirme ainsi comme vivant, point d’espoir pour le théâtre.
Les pays de l’Est, la Pologne, la Roumanie, la Tchécoslovaquie témoignent de cette vérité. Le théâtre s’y manifeste après 1956, après Le vingtième congrès du Parti Communiste soviétique, lorsque le carcan confus et volontairement chaotique de la notion esthétique la plus vague, le réalisme socialiste2, se relâche, lorsqu’une brise d’espoir ranime le corps tuméfié de ces sociétés immobilisées. Le théâtre réagit aux signes de vie où d’ailleurs lui-même puise ses énergies.
C’est donc le tournant de 1956 qui ranime un théâtre autrement moribond. À partir de ce scintillement, il commence à se manifester comme organisme vivant. Désormais, la coexistence du public et des acteurs dans un climat de confiance fait de lui l’espace privilégié de la rencontre, « le seul endroit où le dialogue est possible », comme dit Andrzej Wajda. Cette vie premièrement éprouvée en commun sera en réalité la force subversive du théâtre. Il prendra le dessus par rapport à une société paralysée dont la libéralisation reste, en dehors des salles, à peine perceptible, et à laquelle le théâtre, par son effervescence même, renvoie, en ricochet, l’image idéale de ce qu’elle devrait être. Les grandes représentations fonctionnent comme modèles d’une socialité exemplaire, toujours absente hors de cet endroit où l’imaginaire retrouvé assure l’accès à la liberté, où l’errance, le dérisoire, la panique fascinent, car la vie quotidienne est truffée de clichés triomphalistes et la banqueroute de l’espoir institutionnalisé ne cesse d’envahir jour après jour Les esprits. La sensation de tout un chacun est que le théâtre libère ce que la société refoule. Il institue un présent ressenti en commun au milieu d’une absence grise, fantomatique, oubliée Le temps de ses nuits lumineuses. Ce n’est pas tant par son dir, que par son vécu que le théâtre se dérobe au pouvoir.
Puis il y a eu août 1968, Varsovie, Prague, et la frange de liberté que chaque artiste digne de ce nom a essayé d’élargir commence à se rétrécir en raison d’un pouvoir qui va vers la sclérose à toute allure. La censure, légèrement endormie depuis un temps, reprend force et vigueur, les chemins se rapetissent, les portes se ferment. comme une planète folle, la nébuleuse du théâtre s’en va. Restent seulement, ici et là, quelques espoirs. Aujourd’hui, les gens qui ont fait le théâtre de ces pays errent sans voir ni sens, ni chance dans leur périple. Ils s’écrivent seulement et leurs lettres sillonnent la planète. Krejca travaille à Düsseldorf, Esrig en Allemagne, Pintillé, Petrika, Jonesco à Paris, Penciulescu partout et nulle part, Serban à New York. Mais peut-on oublier que l’exil est comme le vestibule de la mort pour l’homme de théâtre, dont la force vient tout d’abord de l’entente avec ses comédiens, avec le public auquel il s’adresse, qu’il connaît ?
1956 — 1968 : de l’espoir au silence, de la vie à la disparition. Comme les eaux d’une marée haute, le théâtre se retire, s’éteint. Il s’ankylose dans la banquise du soupçon que le pouvoir dresse autour de lui. Les sociétés de l’Est, de nouveau, n’ont plus « suffisamment de vie » pour qu’il vive vraiment. Il survit, ici et là.
Le politique n’est pas toujours là où l’on croit
Dans un contexte où pour le pouvoir, tout commentaire sur le réel se charge de sens « politique », qu’il s’agisse de la récolte du maïs ou des records sportifs, de la musique légère ou de la production d’allumettes, l’écart par rapport à cette contagion prend à chaque instant un sens politique. Si le théâtre à l’Est ne peut pas tenir, pour des raisons de censure, un discours politique dans les mêmes termes qu’à l’Ouest, il ne s’en abstient pas pour autant. À cette différence près que c’est en se dérobant à la parole officielle qu’il est politique. L’écart se manifeste par rapport à un référant dont tout spectateur éprouve le poids et n’oublie jamais la présence. Il lit ce que le théâtre ose taire, il perçoit le sens de l’absence comme dissidence camouflé. Le politique ne résulte donc pas d’un énoncé, mais d’un rapport que seule saisit la salle imprégnée de la réalité quotidienne du pays.
L’écart, se manifeste grâce à la censure. Elle finit donc par être utile à l’homme de théâtre qui trouve ainsi un terme de référence auquel il se rapporte, qui lui sert, paradoxalement, de phare indiquant les interdits à briser. Turbulent, il s’‘aventure justement là où lepouvoir capitalise le danger, où l’accès lui est refusé. Le politique s’exerce tout d’abord comme distance par rapport à ce qui se présente comme programme culturel officiel, celui au nom duquel tout censeur parle. Détail intéressant : celui-ci, aussi, ne s’affirme que par une suite de refus, car il n’y a pas véritablement un modèle théâtral que le pouvoir voudrait instaurer. En effet, entre le censeur et l’artiste il ne s’agit bas du conflit entre deux affirmations, mais entre deux refus. C’est dans ce réseau des rejets que le politique se manifeste, dans les pays du communisme qui, en principe, devaient nous enseigner l’art d’affirmer.
Nombreuses sont les hypostases du politique. L’écart formel en est une. Lorsqu’en Roumanie Ciulei ou en Tchécoslovaquie Radok imposent de nouvelles formes jusqu’alors rejetées, ils pénètrent dans la politique. Tarkovski, récemment, parlait du pouvoir libérateur des formes, car leur expansion suppose la mise en échec de l’unicité d’une forme à laquelle tout censeur veut ramener le théâtre.
Les metteurs en scène se sont souvent épuisés pour pouvoir travailler avec des moyens d’expression tout particulièrement corporels qui, à l’Ouest, avaient déjà connu leurs moments d’apogée. En dépit du retard, le fait de pouvoir Les imposer prend le sens d’une conquête, d’une percée politique de l’interdit. Mais, en réalité, c’est justement là que Le tragique s’insinue, car l’écart n’est pas seulement une ruse de l’artiste, mais aussi un piège du pouvoir. Si l’écart formel par rapport aux dogmes se charge de sens politique, pour un regard étranger cette victoire peut paraître dérisoire : elle découvre des terres déjà connues. Le pouvoir oblige l’artiste à mener de fausses batailles, au bout desquelles la défaite aussi bien que la victoire ont l’odeur du frelaté.
Si, pour le théâtre à l’Est, la subversion par les formes a été importante, c’est toutefois à la subversion par l’écart idéologique qu’il doit sa popularité. Mais c’est justement ce travail qui ne sera pas perçu comme politique par un regard occidental. Là où règne la perspective de l’«avenir radieux », s’appuyer sut Kafka, comme le Théâtre de la Balustrade de Prague signifie déjà une première option, dont la portée morale égale la portée politique. Aucun des mots prononcés sur la scène n’ignore la chape de l’optimisme officiel qui pèse à tout instant sur la totalité du pays. Rapporté à cela, le discours de Kafka reste inquiétant, mais le fait de réussir à le restituer théâtralement prend le sens réconfortant d’une mise en échec du faux espoir institutionnalisé. De même pour la grande percée du théâtre de l’absurde : Beckett, Ionesco… Les miracles s’efhilochent, les grands mots tombent à l’eau et la scène, par ce détour, devient le miroir géant où se reflète le désenchantement de la salle. En apparence, aucun rappel du monde, et pourtant il ne s’agit que de cela : affirmer l’incohérence là où tout se veut organisé en vue du bonheur à venir, c’est le comble du politique. Lorsqu’on s’approche de ce travail, on ne doit jamais oublier qu’il s’oppose ainsi aux valeurs perverties, démantelées, que le discours officiel du pouvoir ne cesse de proclamer. Avant de porter tout jugement sur la scène, il faut se rappeler la grande désillusion qui l’entoure, et dont elle arrive parfois à être la loupe. Brecht, dans les CINQ DIFFICULTÉS POUR ÉCRIRE LA VÉRITÉ, reconnaissait que là où on ne parle que des victoires il faut « du courage. pour dire la vérité sur soi, sur le vaincu que l’on est »3 . Reconnaître le tragique, l’absurde, devient acte dissident, et à l’Est Beckett est aussi subversif que Dario Fo à l’Ouest.
Se dérober, toujours et encore — voilà l’acte politique sans cesse renouvelé de l’homme de théâtre à l’Est (On ne compte pas ici l’épisode tragique du Printemps de Prague, où, une fois, espoir et histoire se sont joints. Quelques mois). En plein triomphalisme, se revendiquer de l’absurde — ce n’est qu’un premier retrait. Ensuite, là où on ne parle que d’horizon et perspectives, où tout n’est que projet, se replonger dans le passé, dont les classiques aussi bien que les archétypes nationaux sont les foyers, ce n’est qu’un second retrait tout aussi radical.
Bernard Dort me disait une fois, près de NotreDame, le passé, les classiques ont quelque chose d’obsessionnel chez les gens de théâtre de l’Est. La remarque est — oh, combien —, juste. Se réclamer des classiques ou plutôt, parler par leur biais signifie jeter le doute sur un présent tourné vers l’avenir que la totalité du corps social considère comme frauduleux. Travailler sur le passé signifie, pour le metteur en scène responsable, œuvrer, par ce détour, à la démystification du présent et enseigner au spectateur le retour vers soi-même, vers ce qui n’est pas devenu domaine public. Se référer au passé suppose la revendication d’une identité, individuelle aussi bien que nationale. C’est une arme contre le protectionnisme de tout pouvoir suprême, celui du Parti aussi bien que celui de l’Union Soviétique.
Le théâtre de l’Est, loin de se refuser à la politique, s’y enfonce à corps perdu. Mais, par rapport à l’Ouest, le politique surgit là où on ne s’y attend pas. Pour le saisir il ne faut jamais oublier l’histoire.
Multiplier les points chauds
À la stratégie de l’écart, la contestation théâtrale joint souvent celle de la dissémination. À défaut de pouvoir formuler une mise en question radicale de l’état de la société, le théâtre dissémine ses propos critiques. 97 98 Il évite ainsi l’affrontement direct, car la ruse est celle de la multiplication des points chauds, de la dispersion des accrochages.
Sur quelle base l’artiste s’appuie-t-il ? Sur le fait que le théâtre réunit des êtres vivants, qu’il peut rendre, un instant, véritablement solidaires. Tout s’articule autour de cette présence d’un public apte à saisir les brefs instants où la scène ose dire à haute voix les vérités, autrement, à peine murmurées. Ainsi Les réactions homogénéisent la salle et, en même temps, elles jouissent du privilège de l’anonymat. Le spectateur peut donc rejoindre un groupe qui se manifeste, de temps à autre, comme sceptique à l’égard du pouvoir sans courir pour autant les risques impliqués par toute réunion de dissidents.

