L’enfant et l’eau sale du bain

L’enfant et l’eau sale du bain

Roumanie

Le 16 Juin 2000

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L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
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PENDANT CE QU’ON A APPELÉ la révo­lu­tion roumaine, la présence des hommes de théâtre et de ciné­ma a été mas­sive, ce qui, rajouté à la présence déter­mi­nante de la télévi­sion, a con­tribué — et non dans une moin­dre mesure — à la sen­sa­tion de fic­tion dégagée par ces événe­ments. Lorsque les choses se sont apparem­ment calmées, les acteurs ont quit­té les foules des places publiques et les bal­cons du pou­voir ; dans les bureaux se sont instal­lés les acteurs d’une pièce unique ; les hommes de théâtre, avec un cer­tain sen­ti­ment d’in­sat­is­fac­tion, sont revenus, aux fards et aux décors en car­ton pâte qu’ils avaient pour quelques jours aban­don­nés au prof­it de la réal­ité. À ce moment-là, en jan­vi­er 1990, per­son­ne ne s’est don­né la peine de savoir si Le geste d’un groupe de gens indignés — ils ont brisé les vit­rines du théâtre où jouait un des plus grands acteurs roumains qui venait d’ex­primer bru­tale­ment ses sen­ti­ments et ses options anti­com­mu­nistes — avait été spon­tané ou dirigé. Mais il est clair que depuis lors, la rela­tion du théâtre à son pub­lic est entrée dans une nou­velle phase.
Le pre­mier mau­vais signe a été la déser­tion des salles. Des spec­ta­cles, qui fai­saient salle comble jusqu’en décem­bre 1989, étaient joués désor­mais avec seule­ment quelques spec­ta­teurs dans la salle. Moins pour des raisons esthé­tiques que pour des raisons de rythme. Dans les théâtres, les pro­jecteurs sem­blaient avoir per­du de leur puis­sance, tout parais­sait lent et terne. Il était évi­dent que le temps avait man­qué pour adopter une stratégie théâ­trale à longue échéance dans ces con­di­tions nou­velles de lib­erté, et que le proces­sus se dévelop­perait par tâton­nements et ratages suc­ces­sifs. Ten­ant compte de ce qui est arrivé sur scène et dans les couliss­es ces dix dernières années, il est dif­fi­cile de sépar­er l’histoire des insti­tu­tions des caprices des hommes, de leurs hési­ta­tions entre le dévoue­ment à la cause com­mune et leur préoc­cu­pa­tion de car­rière. 

L’héritage 

L’in­ven­taire de l’héritage mélange les bonnes et les mau­vais­es choses dans un éche­veau dif­fi­cile à démêler. Nous nous retrou­vons devant soix­ante-deux insti­tu­tions théâ­trales sub­ven­tion­nées par l’état, dont dix-neuf de mar­i­on­nettes, cha­cune avec sa troupe et son directeur, ses met­teurs en scène et ses ate­liers de pro­duc­tion, avec ses sièges et ses pro­grammes. Com­paré à la télévi­sion, le théâtre représen­tait l’éch­e­lon supérieur aux yeux de la pro­pa­gande. La présen­ta­tion de la réal­ité par le biais d’un con­flit, par la poly­sémie de la métaphore scénique, nuançait et don­nait du lus­tre au dis­cours poli­tique. C’est aus­si pour ces raisons que le tal­ent artis­tique pou­vait s’ex­primer au théâtre. C’est dans cet espace étroit et par­fois très acci­den­té, qu’on gag­nait la lib­erté créa­trice, qu’on par­ve­nait aus­si à exprimer sa révolte. L’of­fre du régime était, en apparence, généreuse : troupe per­ma­nente pour le chéâtre de réper­toire, pièces jouées dans les langues des minorités, toutes payées par l’é­tat, encadrement des artistes dans des caté­gories salar­i­ales supérieures à la moyenne, titres et hon­neurs. Mais elle était accom­pa­g­née d’exigences pré­cis­es : la pro­duc­tion théâ­trale était sévère­ment con­trôlée — du point de départ jusqu’à la fin ; le réper­toire devait être approu­vé par les autorités cen­trales ; les spec­ta­cles étaient soumis à un « vision­nage » avant la pre­mière et s’il y avait des obser­va­tions, la pre­mière était reportée et on véri­fait à nou­veau avant d’ac­cepter qu’elle soit don­née si les coupures, les pas­sages à refaire ou à rajouter avaient été respec­tés ; les affich­es, les pro­grammes ne pou­vaient pas être imprimés sans un visa préal­able — dou­ble — des organes du Par­ti et de l’É­tat. Le mou­ve­ment théâ­tral ama­teur, davan­tage con­nec­té aux impérat­ifs du moment (les équipes d’a­ma­teurs étaient oblig­ées de jouer unique­ment des pièces roumaines d’ac­tu­al­ité, ou celles qui célébraient le passé glo­rieux réadap­té selon les cir­con­stances) était lui aus­si dirigé jusqu’au dernier détail et financé selon sa fidél­ité à la pro­pa­gande du Par­ti. Les deux écoles de théâtre étaient tout aus­si sévère­ment encadrées, de sorte que des artistes de tal­ent, mais pas très sûrs en ce qui con­cer­nait leur dévoue­ment au Par­ti, étaient sur­veil­lées par d’autres artistes, irréprochables. La sup­pres­sion des Fac­ultés théoriques (qui for­maient les cri­tiques et his­to­riens des arts du spec­ta­cle) a con­tribué elle aus­si à red­i­men­sion­ner les aspi­ra­tions intel­lectuelles de l’école de théâtre roumaine. Par con­séquent, durant les années de la dic­tature com­mu­niste, dans le théâtre roumain offi­ciel, ont coex­isté toutes les formes esthé­tiques et idéologiques : la tra­di­tion et l’avant-garde, le dévoue­ment à l’idéolo­gie offi­cielle et sa con­tes­ta­tion, le réal­isme et la métaphore. Dans Les dernières années de la dic­tature ces car­ac­téris­tiques ont con­nu une évo­lu­tion para­doxale :la sub­ven­tion dimin­u­ait chaque année, tan­dis que la pres­sion du pou­voir était de plus en plus forte. Le prix des places était réduit, ce qui a con­tribué à attir­er dans les salles de spec­ta­cle beau­coup de monde — sou­vent avec une cul­ture som­maire, mal pré­parés aux sub­til­ités d’un vocab­u­laire spé­ci­fique. Le mécan­isme était cepen­dant bien réglé et fonc­tion­nait de manière autonome. La révolte s’exprimait comme dans les fables d’Esope, à la grande sat­is­fac­tion d’une par­tie du pub­lic, qui n’at­tendait que ça : dans les années 80, les gens restaient des heures durant dans les salles de spec­ta­cle sans chauffage, où en hiv­er on voy­ait la buée de la res­pi­ra­tion, pour applaudir une réplique à dou­ble sens. Dans ces moments priv­ilégiés, le peu­ple aimait les artistes, mais il ne se sen­tait pas sol­idaire avec eux : les artistes gag­naient bien leur vie et ils ne sem­blaient pas être soumis aux mêmes pénuries. La con­tri­bu­tion vis­i­ble de beau­coup d’artistes aux man­i­fes­ta­tions qui célébraient le régime con­fir­mait ce statut ambigu. Il fal­lait être bien atten­tif pour remar­quer que cer­tains d’entre eux n’y par­tic­i­paient que spo­radique­ment ou pas du tout.

La dra­maturgie 

La chute de la dic­tature a sus­cité un immense sen­ti­ment de lib­erté de créa­tion qui s’est exprimé dans l’euphorie. Les gens de théâtre pou­vaient enfin réin­té­gr­er le sys­tème uni­versel artis­tique blo­qué par la poli­tique cul­turelle autar­cique du régime de Ceaus­es­cu.
La dra­maturgie roumaine a été la pre­mière vic­time de l’ou­ver­ture à l’Oc­ci­dent :Les pièces inter­dites ou mutilées au temps de la dic­tature com­mu­niste sem­blaient ternes en com­para­i­son de celles venues de l’é­tranger, elles n’avaient pas un poten­tiel révo­lu­tion­naire assez fort. On a récupéré presque inté­grale­ment la dra­maturgie de Matei Vis­niec, représen­tant de tal­ent de la décon­struc­tion et du post­mod­ernisme. Sous le régime de Ceaus­es­cu, on avait inter­dit la représen­ta­tion de ses pièces, parce qu’il avait choisi de vivre en Occi­dent. La reprise en 1990 de ses pièces sur les scènes de Bucarest et de province a été une grande joie pour le monde artis­tique, qui con­sid­érait qu’on avait accom­pli ain­si un acte de jus­tice, mais elles n’étaient pas une décou­verte, ni pour ses col­lègues écrivains, ni pour les acteurs. D’un autre côté, la fas­ci­na­tion du fruit si longtemps inter­dit ne fonc­tion­nait plus. Aïn­si la dra­maturgie occi­den­tale con­tem­po­raine occu­pa les scènes dans un flux mas­sif, mais rel­a­tive­ment désor­gan­isé : Jar­ry, Vit­rac, Arra­bal, Michael Frayn, Joshua Sobol, etc.
Beau­coup de spec­ta­cles ont sus­cité des débats : lorsqu’on se rap­pelle les faits on retient davan­tage les con­tes­ta­tions dic­tées par ce que les esprits pudi­bonds ont cru voir comme une offen­sive de la débauche et de la pornogra­phie. Cepen­dant, seules Les pièces clas­siques, les tragédies antiques mais surtout les pièces de Shake­speare, ont obtenu la recon­nais­sance de la cri­tique et du pub­lic. Les dra­maturges con­tem­po­rains étrangers qui ont écrit sur la révo­lu­tion le firent avec encore plus de can­deur que les Roumains. Mais, en ces temps si trou­blés, per­son­ne ne tessen­tait le besoin d’entendre des pièces pleines de can­deur. 

L’Oc­ci­dent et les mineurs 

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Écrit par Magdalena Boiangiu
Mag­dale­na Boiangiu est cri­tique de théâtre et col­la­bore aux revues DILEMA et SCENA.Plus d'info
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