L’individualisme ou le refus de la politique
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L’individualisme ou le refus de la politique

Myriam De Clopper

Le 1 Juin 2000
Article publié pour le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
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ALTERNATIVES THÉÂTRALES : Vous dirigez la pro­gram­ma­tion du spec­ta­cle vivant au Sin­gel à Anvers. Pour­riez-vous rap­pel­er com­ment s’est man­i­festé votre intérêt pour le théâtre d’Eu­rope de l’Est ?

Myr­i­am De Clop­per : Nous avons accueil­li depuis des années des com­pag­nies d’Eu­rope de l’Est, et ce d’une façon très régulière. Le pre­mier grand fes­ti­val que nous avons organ­isé a eu lieu en juin 1989, en pleine péri­ode de Glas­nost, avant même la chute du Mur. Il s’ap­pelait « Les Russ­es vien­dront ». Nous nous étions exclu­sive­ment con­cen­trés sur l’immense Russie ; nous n’avons donc pas présen­té de spec­ta­cles venus de l’Europe cen­trale. Notre prob­lé­ma­tique était poli­tique : nous voulions dress­er un état des lieux. Nous col­lions à l’ac­tu­al­ité, c’est pourquoi il était, je crois, encore trop tôt pour percevoir Les con­séquences de ce boule­verse­ment poli­tique sur Le théâtre. Le fes­ti­val était tout autant théâ­tral que musi­cal et archi­tec­tur­al : on a pu, pen­dant tout un mois, assis­ter à des con­certs rock, voir des expo­si­tions d’ar­chi­tec­ture. En 1991, quand Boris Elt­sine a pris le pou­voir, Les républiques sovié­tiques de l’Asie cen­trale ont acquis leur indépen­dance les unes après les autres. Nous avons alors ressen­ti l’envie de nous inter­roger sur les dif­férentes iden­tités cul­turelles de ces républiques, très influ­encées par la cul­ture islamique : dans quel état se trou­vaient-elles après ce presque siè­cle d’impérialisme sovié­tique ? Ce ques­tion­nement a abouti en 1993 à un fes­ti­val con­sacré au théâtre de l’Asie cen­trale. Puis aujourd’hui, une décen­nie après la chute du Mur, nous avons pen­sé jus­ti­fié de dress­er une sorte de bilan. Mais c’est seule­ment grâce à l’ini­tia­tive de THEOREM que la déci­sion d’or­gan­is­er un fes­ti­val s’est effec­tive­ment prise. Le pro­jet avait d’abord une dimen­sion artis­tique :il était guidé par la curiosité de voir et de don­ner à voir ce qui était artis­tique­ment bien là-bas ; mais il avait aus­si une dimen­sion poli­tique : il s’agis­sait d’in­ter­roger une utopie, l’u­topie cul­turelle européenne — ce n’est pas par hasard que nous avons appelé notre fes­ti­val « Europa/Utopia ». En vérité l’Europe unifée n’a jamais existé, c’est vrai­ment une utopie. Par con­tre, nous avons des points en com­mun , il s’agis­sait de déter­min­er lesquels afin de dépous­siér­er les préjugés, de chang­er quelque peu les men­tal­ités, la façon qu’a l’Ouest de con­cevoir l’Europe cen­trale et ori­en­tale : elle ne se résume pas à la maña, aux réfugiés et aux immeubles HLM gris et tristes. Pour revenir à la ques­tion ini­tiale, l’in­térêt que nous avons pour le théâtre de l’Est est aus­si, évidem­ment, lié à la grande tra­di­tion théâ­trale de ces pays : ce sont eux qui ont don­né le jour à la plu­part des grands dra­maturges, péd­a­gogues et théoriciens du théâtre con­tem­po­rain. Les écoles d’ac­teurs sont remar­quables, il n’y a qu’à voir le tra­vail des comé­di­ens du Théâtre Stary pour s’en per­suad­er. Je suis égale­ment frap­pée par la grande intel­li­gence alliée à la grande cul­ture des jeunes met­teurs en scène que nous avons ren­con­trés ; ils ont un réel don pour l’analyse des textes. C’est pourquoi le mépris ou le dés­in­térêt à leur égard n’a absol­u­ment aucune rai­son d’être. 

A. T.: Y a‑t-il des spé­ci­ficités pro­pres au théâtre de cha­cun des pays d’Eu­rope de l’Est, ou bien la diver­sité est-elle telle qu’elle inter­dit tout regroupe­ment sous une même ban­nière ? 

M. De C.: Il y a en effet beau­coup de dif­férences entre cha­cun de ces pays ; des dif­férences com­pa­ra­bles à celles qui exis­tent entre le théâtre alle­mand et le théâtre français par exem­ple. Mais ce qui les rassem­ble, c’est qu’ils ont baigné dans la même sauce sovié­tique pen­dant de nom­breuses années. Et cela les a bien enten­du très forte­ment mar­qués, sur le plan struc­turel mais égale­ment d’un point de vue esthé­tique. Quand on se promène dans les villes, on voit la mesure du change­ment, la vitesse galopante à laque­lle il s’ef­fectue ; mais il n’en reste pas moins des traces des temps passés, des bâti­ments à l’architecture uni­forme. Après tout, ça ne fait que dix ans que le régime a chuté. Les deux pôles coex­is­tent : d’un côté l’empreinte sovié­tique et de l’autre l’élan du change­ment qui cherche à accentuer chaque iden­tité nationale. On le con­state à regarder Les archi­tec­tures des villes : les nou­veaux bâti­ments affichent une couleur locale évi­dente. On retrou­ve ces deux pôles dans le paysage théâ­tral : la tra­di­tion à côté des forces nova­tri­ces. En général, les jeunes met­teurs en scène s’intègrent assez facile­ment aux insti­tu­tions.

La Pologne, par exem­ple, reste un pays phare sur le plan théâ­tral (d’ailleurs, pra­tique­ment toute la région bal­tique est très vivante dans le domaine du théâtre); Krys­t­ian Lupa et son élève Grze­gorz Jarzy­na en sont la preuve. Jarzy­na reste forte­ment attaché à la tra­di­tion du grand réper­toire du dix-neu­vième siè­cle. À l’âge de trente ans, il se trou­ve déjà à la tête d’une grande insti­tu­tion théâ­trale, le théâtre Roz­maitosci. Et si l’on va dans un pays voisin, en Litu­anie par exem­ple, on sera frap­pé par le grand élan nova­teur qui le tra­verse. Quand nous sommes allés à Vil­nius l’année dernière, l’atmosphère artis­tique et intel­lectuelle était éton­nante. Pourquoi une telle vital­ité artis­tique existe-t-elle dans un cer­tain pays et non pas dans un autre ? Il parait que la Litu­anie, néan­moins tout petite, dis­pose d’une grande tra­di­tion cul­turelle. Le met­teur en scène Litu­anien Oskaras Kor­suno­vas y tra­vaille autour des textes con­tem­po­rains et s’adresse prin­ci­pale­ment à un pub­lic jeune. Prenons un autre exem­ple, celui de Zagreb en Croat­ie où nous sommes allés cette année, juste avant les élec­tions de févri­er 2000. Peut-être que la sit­u­a­tion a, depuis, com­plète­ment changé, mais à ce moment-là, le pays sem­blait encore très mar­qué par le régime autori­taire de Tudj­man. Alors qu’on s’imagine la Croat­ie comme un pays assez proche de l’Oc­ci­dent, j’ai été frap­pé de voir que les jeunes met­teurs en scène qui émergeaient n’é­taient pas encore sor­tis du cam­pus uni­ver­si­taire. Le théâtre de réper­toire à Zagreb était encore ensom­meil­lé. 

Je souhaite plutôt par­ler d’in­di­vidus en par­ti­c­uli­er et des ren­con­tres que j’ai faites car je n’ai pas assez voy­agé dans chaque pays pour pou­voir m’ex­primer de façon générale. Il y a tout de même une atti­tude que l’on retrou­ve chez tous les jeunes met­teurs en scène : c’est le dés­in­térêt pour tout ce qui touche au poli­tique. La poli­tique est à leurs yeux syn­onyme de cor­rup­tion et de pres­sions idéologiques. Ils sont très indi­vid­u­al­istes, et agis­sent en réac­tion à La façon dont on fai­sait du théâtre avant 1989. C’est car­ac­téris­tique de cette époque de tran­si­tion. Il n’y a qu’à regarder les résul­tats des élec­tions : ils sont majori­taire­ment con­ser­va­teurs. On con­state aus­si un très fort regain de la reli­gion. Nous l’avons immé­di­ate­ment ressen­ti à Zagreb mais aus­si en Roumanie. Nous étions à Bucarest durant la guerre du Koso­vo. La pop­u­la­tion ortho­doxe était très partagée ; elle veut absol­u­ment « plaire » à l’Ouest, mais à cause de leur reli­gion com­mune sym­pa­thi­sait avec les Serbes. Lors du même voy­age, nous avons passé le week-end de la Pâques ortho­doxe B‑bas. Or, le same­di soir, les rues étaient mortes, il n’y avait rien d’autre à faire que d’aller à l’église assis­ter à la messe de minu­it, ce que nous avons fait avec les jeunes met­teurs en scène et les acteurs qui étaient nos hôtes. Ce retour vers la reli­gion est aus­si une manière de réa­gir. Il est toute­fois indé­ni­able que bon nom­bre d’artistes d’au­jour­d’hui sont tra­ver­sés par un ques­tion­nement religieux. Lupa par exem­ple est très mys­tique et il s’in­ter­roge, comme Jarzy­na d’ailleurs, sur la moral­ité, le bien et le mal, comme le prou­vent leurs adap­ta­tions des romans de Dos­toïevs­ki, LES FRÈRES KARAMAZOV et L’IDIOT. D’un autre côté, nous avons pu con­stater avec sur­prise que les bar­rières cul­turelles ont presque dis­paru entre l’Est et l’Ouest. Bien sûr qu’il y a tou­jours un mur économique entre les deux Europes. Mais plus un mur cul­turel : les infor­ma­tions, la mode, la musique des jeunes cir­cu­lent absol­u­ment libre­ment, comme les biens. Ce qui n’est pas le cas pour la dif­fu­sion des spec­ta­cles de l’Est à l’Ouest. C’est de cette con­stata­tion qu’est né le pro­jet de THEOREM. 

A. T.: Com­ment expliquez-vous ces con­tra­dic­tions avec d’une part un tra­di­tion­al­isme exac­er­bé et d’autre part une grande moder­nité formelle ?

M. De C.: À mon avis, les artistes de l’Est ne sont pas révo­lu­tion­naires dans leur pen­sée poli­tique. Mais les artistes de l’Ouest le sont-ils davan­tage ? De part et d’autre, j’ai pu retrou­ver un lan­gage com­mun qui exprime un même indi­vid­u­al­isme. Mais dans les formes, je con­state qu’il n’y a pas vrai­ment beau­coup de dif­férence avec ce qui se passe ici, regar­dons par exem­ple ROBERTO ZUCCO d’Oskaras Kor­suno­vas ou LA TRAGÉDIE DE L’HOMME de Läs­zlé Hudi. D’ailleurs, j’ai voy­agé surtout dans des pays qui par leur tra­di­tion et leur his­toire sont dans une rela­tion de prox­im­ité avec l’Oc­ci­dent : la Pologne, la Hon­grie et même la Tchèquie… Ils con­nais­sent une cer­taine san­té économique et poli­tique et ont donc de l’én­ergie à con­sacr­er à leur développe­ment cul­turel. Il y a des pays que nous n’avons pas pu vis­iter. Comme l’Albanie par exem­ple. Les voy­ages que j’ai effec­tués (par prag­ma­tisme d’abord : je fais avant tout de la prospec­tion pour le Sin­gel), les ren­con­tres que j’ai faites en par­tie grâce à nos relais que sont les fon­da­tions Soros par exem­ple, me per­me­t­tent sim­ple­ment d’avoir des impres­sions, en aucun cas de théoris­er sur l’état du théâtre dans ces pays. Et c’est vrai que ces impres­sions sont par­fois con­tra­dic­toires ; ça ne fait que dix ans que le Mur est tombé, et nous sommes en pleine tran­si­tion, inca­pables de prévoir ce que ce théâtre sera demain. Nous nous occupons du théâtre, mais il est vrai, comme le soulig­nait Bernard Faivre d’Arcier lors de sa con­férence au Sin­gel en févri­er dernier que la ques­tion de l’Eu­rope cul­turelle ne peut pas être dis­so­ciée de la prob­lé­ma­tique de la démoc­ra­tie aus­si bien à l’Ouest avec l’Autriche qu’à l’Est, où la Russie mène une guerre sauvage en Tchétchénie. Les artistes se doivent aus­si de pren­dre posi­tion. Leurs dis­cours se gar­dent aujourd’hui de toute posi­tion poli­tique, espérons que cela chang­era avec Le temps. 

Pro­pos recueil­lis par Julie Bir­mant.

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