ALTERNATIVES THÉÂTRALES : Pourquoi avez-vous décidé de quitter la Tchécoslovaquie en 1988 précisément ?
Lenka Flory : En Tchécoslovaquie, je n’ai jamais étudié la danse, mais je l’ai pratiquée depuis l’enfance dans une compagnie d’amateurs, la Chambre Dance Studio. Cette compagnie était plutôt reconnue dans le pays. Il faut savoir qu’il n’y avait pas à proprement parler d’école de danse contemporaine : au Conservatoire, on étudie le ballet classique uniquement et, à l’Académie des Arts Musicaux, les cours pratiques de danse contemporaine sont rares. Mais, enfermée en Tchécoslovaquie, je ne pouvais pas me rendre compte que d’autres choses existaient. Aussi, jusqu’à mes vingt ans, je n’ai jamais ressenti de manque. Nous n’avions rien qui puisse nous donner une idée de l’Ouest. Il suffit de dire que j’ai vu mon premier film de Walt Disney avec ma fille, il y a trois ans seulement.
Tout ce qui entrait dans le pays était soigneusement trié : les gens, les spectacles, les concerts, les films, livres, cassettes, etc. Ma curiosité est née d’un coup, lors de ma première rencontre avec l’Allemagne de l’Ouest. J’ai alors saisi au vol l’opportunité qui s’offrait à moi d’aller y vivre. J’y ai vécu trois ans, dans la petite ville de Nuremberg (600 000 habitants). J’ai travaillé dans quelques studios privés et — ce qui était inconcevable en Tchécoslovaquie — j’ai gagné ma vie en dansant. Puis j’ai été engagée dans le Czurda Tanztheater. C’était une compagnie typique du Tanztheater allemand mais qui, dans cette région de l’Allemagne, avait son importance. Non pas qu’elle soit célèbre, elle était seulement plus sérieuse que les autres. Par chance, la chorégraphe Jutta Czurda qui dirigeait cette compagnie avait besoin de remplacer au pied levé une danseuse pour deux spectacles. Il se trouve qu’elle m’avait vue danser une semaine auparavant. Elle s’est souvenue de moi. Ses spectacles ont un peu tourné. J’ai aussi pris part à la nouvelle création du Czurda Tanztheater intitulée HYMNEN. Et puis un jour Wim Vandekeybus, venu jouer un spectacle à Nuremberg, a organisé au dernier moment une audition que j’ai présentée et réussie. Il m’a ensuite demandé de venir rejoindre sa compagnie six mois plus tard à Bruxelles. J’y suis restée deux ans.
A. T.: Que recherchiez-vous en Europe de l’Ouest, en Allemagne, en Belgique ?
L. F.: En venant vivre à l’Ouest, je voulais simplement vivre avec plus d’information, savoir ce qui se passait vraiment. Et puis c’était aussi une question d’ambition : je voulais tout simplement progresser. Arrivée en Allemagne, j’ai réellement éprouvé un choc ; et un autre aux États-Unis que j’ai découverts peu après en touriste lors d’un périple de trois mois. J’ai pu alors prendre la mesure de ma naïveté. Tout était différent. C’est toujours quand on arrive dans un nouvel endroit que l’on mesure l’abîme qui le sépare de l’endroit où l’on vivait précédemment : de Prague à Nuremberg, de Nuremberg à Bruxelles !
C’est difficile de se départir de sa naïveté, mais je ne peux m’empêcher de ressentir de la colère à l’égard de tous ces jeunes Tchèques qui ne sont pas poussés par le désir d’aller voir ailleurs, ni avides de découvrir comment on vit à l’étranger. Ils s’y rendent parfois en vacances, mais ne cherchent pas à rencontrer ceux qui y vivent, ils se contentent souvent de regarder les couchers de soleil sur la mer.
A. T.: Pourquoi dans ces conditions êtes-vous revenue vivre à Prague ?
L. F.: Après avoir vécu cinq ans à l’étranger, je ne désirais pas le moins du monde revenir à Prague. Sans contrat, je n’avais plus le droit de rester en Belgique. Je ne savais où aller. C’est à ce moment qu’on m’a proposé de venir enseigner au Duncan Centre Conservatory nouvellement créé à Prague. J’ai saisi cette opportunité tout en me faisant la promesse intime de ne pas y rester vissée à jamais, d’un jour repartir. Ce que je viens d’ailleurs de faire : Simone et moi vivons désormais en Italie.
A. T.: Quelles rencontres décisives avez-vous faites dans le monde la danse ?
L. F.: Le genre de danse que je faisais en Allemagne ressemblait beaucoup à ce que j’avais déjà fait à Prague. La différence était qu’en Allemagne je pouvais pour la première fois vivre de la danse. C’est avec Wim Vandekeybus que ma conception de la danse et ma façon de danser se sont complètement transformées. J’étais à Nuremberg quand j’ai vu pour la première fois le travail de la compagnie Ultima Vez avec LES PORTEUSES DE MAUVAISES NOUVELLES. Le spectacle m’a ravie, son énergie excitante et son humour aussi. Le spectacle avait du sens et procurait du plaisir. Voilà qui était complètement nouveau pour moi.
A. T.: Avez-vous subi d’autres influences ?
L. F.: Il n’y a qu’un très petit nombre de spectacles chorégraphiques que j’apprécie réellement. Les spectacles qui me plaisent sont ceux qui expriment d’abord leur honnêteté et leur humanité. Voir un travail qui reste personnel, ouvert et honnête, me rend très heureuse. L’essentiel pour moi est de rechercher les moyens d’exprimer ce que l’on ressent intimement. Les artistes qui m’intéressent ne sont pas ceux qui créent une chorégraphie pour être considérés comme chorégraphes, mais ceux qui en éprouvent le besoin profond. Je ne suis pas de ceux qui cherchent avant tout à acquérir une image en collectionnant les spectacles.
A. T.: Dans quel état d’esprit êtes-vous retournée à Prague ?

