Résistances obstinées et préjugés persistants
Entretien

Résistances obstinées et préjugés persistants

Nele Hertling et Hannah Hurzig

Le 1 Juin 2000

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
64
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

HANNAH HURZIG : J’ai com­mencé à voy­ager en Europe de l’Est il y a env­i­ron dix ans, au moment de la chute du Mur. Alors que toi, tu t’y rends depuis le milieu des années 60. Y’a‑t-il un spec­ta­cle en par­ti­c­uli­er dont tu te sou­vi­ennes ? 

Nele Hertling : Attends que je réfléchisse… C’é­tait bien après, CERCEAU de Vas­siliev.
Nous avons vu des mis­es en scène pas­sion­nantes dans les stu­dio-théâtres des gross­es maisons ; la plu­part du temps sans en com­pren­dre le texte, car nous étions à Moscou à moitié illé­gale­ment, et donc sans garde du corps, sans escorte offi­cielle. C’est pourquoi mes pre­mières impres­sions de la Russie sont muettes, mais pleines d’im­ages. Je pour­rais décrire pré­cisé­ment les espaces et Les pièces que j’ai vus, dont je ne me sou­viens pas du titre. 

H. H.: On a sou­vent soutenu que les artistes de l’Est d’a­vant la chute du Mur, ont quit­té leurs anciens lieux à cause de l’argent. (…) 

N. H.: Cela ne s’ap­plique pas à tous les artistes. Car cer­tains, en par­tant de leur pays, sont par­venus à sor­tir de la pro­fonde dépres­sion dans laque­lle lim­mo­bil­isme de leur pays les avait plongés. Je me sou­viens d’un groupe d’artistes tchèques for­mi­da­bles qui ont quit­té leur pays après le print­emps de Prague, non pas parce que l’Ouest était telle­ment dif­férent ou mieux, mais sim­ple­ment pour se libér­er de leurs inhi­bi­tions et pou­voir exprimer ce qu’ils avaient en eux.
J’ai vu très tôt à Prague des spec­ta­cles d’une sin­gu­lar­ité éton­nante. Je pense en par­ti­c­uli­er à un groupe de jeunes mimes con­tem­po­rains qui s’ap­pelait « Alfred Jar­ry » : leur spec­ta­cle était sans paroles, joué par des mimes et des clowns d’une grande habileté comme Cti­bor Tur­ba et Boris Hyb­n­er. J’é­tais com­plète­ment fascinée. Leur spec­ta­cle avait une per­ti­nence poli­tique et esthé­tique que je n’ai tout sim­ple­ment jamais vue à l’Ouest. Nous l’avons invité ici, et il a tout autant impres­sion­né le pub­lic berli­nois. Il expri­mait une noirceur que nous n’avons jamais con­nue et en même il y avait une telle pré­ci­sion dans la gestuelle des artistes, une telle adéqua­tion entre ce qu’ils voulaient et ce qu’ils pou­vaient faire, ils avaient atteint une telle maîtrise tech­nique. Ce spec­ta­cle m’a pro­fondé­ment mar­quée : il mêlait la per­ti­nence et la noirceur, sans être com­plète­ment dés­espéré. 

H. H.: Mes pre­mières images de l’Est, je les dois à Tadeusz Kan­tor qui avait qua­si­ment fait de l’I­tal­ie sa patrie et qui y tra­vail­lait. Quand j’y repense aujourd’hui, je m’aperçois qu’il por­tait sur l’Est un regard quelque peu nos­tal­gique, qui invi­tait à la peur et à la mys­ti­fi­ca­tion. Bien sûr il y avait aus­si dans ses spec­ta­cles la noirceur et cette incroy­able intel­li­gence du dés­espoir dont tu par­les. Mais on avait l’im­pres­sion floue que son regard était un peu embué par le cliché. Ce qui a vite dis­paru ; depuis la chute du Mur, l’Est s’est trou­vé con­stam­ment démys­tifé : le mur et les voiles sont tombés en même temps. Cela a immé­di­ate­ment entraîné une chute d’in­térêt auprès du pub­lic occi­den­tal pour tous les spec­ta­cles venus de l’Est. 

N. H.: On croit tou­jours pou­voir tout si bien com­pren­dre et con­naître tous les dessous. On ne sait en vérité pra­tique­ment rien sur l’Est, on s’en aperçoit quand on en par­le avec les artistes : on ne con­naît que vague­ment les cir­con­stances aux­quelles ils font allu­sion.
Il faut dire aus­si que le regard que porte Berlin sur les spec­ta­cles de l’Est a tou­jours été autre que celui d’autres villes européennes ou même d’autres villes d’Alle­magne. À Berlin, il a tou­jours été et est tou­jours très forte­ment lié à sa pro­pre his­toire. En effet, l’Est, cette région, cette cul­ture com­men­cent à moins de cent kilo­mètres de nous. Ce qui a influé sur notre regard. Pour les Français par exem­ple, c’est à nou­veau très dif­férent. Leur intérêt pour l’Est s’est trou­vé établi bien plus tôt à cause de leurs rela­tions cul­turelles priv­ilégiées avec la Russie et la Pologne. Il y a tou­jours eu comme un sen­ti­ment d’ap­par­te­nance, qui leur est pro­pre. Cette mys­tique de l’Est est tou­jours un peu là. Chez nous au con­traire, la rela­tion s’est nouée dans l’histoire récente. Les décep­tions causées par les retrou­vailles dans les deux direc­tions, sont extrêmes. 

H. H.: Y a‑t-il en Alle­magne un met­teur en scène venu de l’Est qui soit devenu une sorte de star, un artiste réelle­ment com­pris et suivi avec atten­tion comme peut l’être Nekros­sius en Ital­ie ? 

N. H.: Non, même pas Tadeusz Kan­tor qui s’en est peut-être Le plus approché. Je crois que cela s’ex­plique en par­tie par la struc­tura­tion tout à fait par­ti­c­ulière du théâtre de réper­toire en Alle­magne. Si les yeux des décideurs qui pour­raient faire venir les artistes dans leur théâtre restent mal­gré tout fer­més au théâtre de l’Est, c’est parce que la ges­tion de leur ensem­ble ne leur laisse pra­tique­ment aucune pos­si­bil­ité d’in­viter des spec­ta­cles ou d’in­té­gr­er des met­teurs en scène extérieurs. Quand Kan­tor est venu pour la pre­mière fois en Alle­magne, on a pu voir son spec­ta­cle seule­ment ici et dans un autre fes­ti­val ; il n’a donc été vu que par un pub­lic très restreint. En Ital­ie ou en France, l’ou­ver­ture du sys­tème théâ­tral lui per­met de s’adapter plus facile­ment à l’exceptionnel. Mais je ne donne là qu’une expli­ca­tion externe. 

H. H.: Les fes­ti­vals sont les lieux qui se doivent d’accueillir ces spec­ta­cles. Ils se sont dévelop­pés dans toute l’Europe pour devenir un marché des nou­velles formes et sont reliés par un réseau où se com­mu­nique instan­ta­némént ce qu’il faut dire à tel moment. L’in­for­ma­tion se fait en simul­tané. Ce mode de fonc­tion­nement ne donne plus la pri­or­ité à ce que dit un artiste où un spec­ta­cle ; ce qui compte, c’est que sa vision de la réal­ité s’ex­prime en une forme qui cor­re­sponde à celle du moment. Ce qui sig­ni­fie que si l’Est est sor­ti de nos théâtres pour une rai­son struc­turelle, il est sor­ti de nos fes­ti­vals pour une ques­tion de forme. 

N. H.: Mais ce que je con­tin­ue à croire, c’est qu’une pre­mière impres­sion s’ap­pro­fon­dit, s’affermit dans une cer­taine con­ti­nu­ité, qui est par­fois faite de propo­si­tions très dis­parates. Même si, comme nous pou­vons nous le per­me­t­tre, — et c’est une épreuve dif­fi­cile pour les artistes — ils présen­tent une étape de tra­vail devant seule­ment cinquante per­son­nes. Il revient à ces cinquante pre­miers spec­ta­teurs de dire s’ils désirent en voir plus ; quand ça ne fonc­tionne pas, c’est toute une aven­ture qui s’ar­rête, qui dis­paraît. Je crois que nous incombe une respon­s­abil­ité presque trop lourde à assumer, qui con­siste à décider de ce que l’on présente ou pas devant le pub­lic berli­nois qui n’est presque plus curieux de rien. Il est très impor­tant, je crois, de chercher à sus­citer de telles ren­con­tres autour des pro­jets car elles éveil­lent l’in­térêt pour un autre ver­sant que celui de la com­préhen­sion. Je ne saurais dire exacte­ment d’où vient la fas­ci­na­tion que j’éprou­ve en voy­ant les spec­ta­cles de Fab­re ou de Lauw­ers, le sen­ti­ment que de nou­velles flammes se sont allumées…

H. H.: Elle vient de la vitesse lap­idaire de la représen­ta­tion, de ce que pour une fois, il y avait des gens sur scène qui se tai­saient afin de ne jouer que pour le spec­ta­teur. 

N. H.: Je pense que là est Le prob­lème :les pro­jets qui nous vien­nent des pays de l’Est n’ont pas tous cette rapid­ité lap­idaire. Les plus jeunes chez nous ne l’ont pas non plus. C’est pourquoi je crois que les chances de réus­site aug­mentent pour un artiste dès qu’il parvient à bris­er ces bar­rières de préjugés et de dés­in­térêt selon lesquelles « tout ce qui vient de l’Est est ennuyeux ». 

H. H.: C’est vrai. Avec la vogue de l’esthé­tique belge des années 1980, tout ce qui déton­ait s’est vu privé de droit de cité. Tout évolue, les préjugés gran­dis­sent, dis­parais­sent puis se recon­stru­isent. En ce moment, il me sem­ble que ce que l’on reproche le plus aux pro­duc­tions de l’Est, c’est leur côté folk­lorique. Ce qui a pour con­séquence de chas­s­er de la scène tout ce qui a trait à la pas­sion, qu’elle soit feinte ou ressen­tie ; mais aus­si cer­taine­ment tout ce qui a trait au sen­ti­ment, de même que tout ce qui a affaire avec la Suisse doit renon­cer à représen­ter le tra­vail. Il m’est arrivé de me heurter con­tre ces préjugés en invi­tant par exem­ple les spec­ta­cles de Catali­na Buzoianu, car sa recherche formelle sur le passé roumain, qu’elle con­cerne la mode, une cer­taine façon de par­ler, de représen­ter les choses sur scène, ou qu’elle tra­vaille sur le col­lec­tif, le mythique ou Le mer­veilleux, était tou­jours perçue comme folk­lorique, et ne s’appréhendait sur aucun autre mode. Je me suis ren­due compte que le folk­lore ren­con­trait une résis­tance plus grande que toute autre forme de théâtre mys­tique ou orgiaque.
La Volks­Bühne de Berlin est emblé­ma­tique de l’Est ; elle a pour­tant réus­si à sur­mon­ter son « Folk­lore », à le recy­cler et à le ramen­er dans le présent.  

N. H.: Oui, c’est vrai. En voy­ant le spec­ta­cle de Vies­turs Kairiss récem­ment venu de Riga pour quelques représen­ta­tions à Berlin, je me suis ren­due compte que si per­son­ne n’avait su qu’il venait de Let­tonie, mais qu’il était un jeune met­teur en scène qui se pro­dui­sait main­tenant pour la pre­mière fois à la Schaubühne devant le pub­lic habituel de la Schaubühne, les réac­tions auraient été tout autres. L’ab­sence de préjugés négat­ifs du pub­lic de la Schaubühne est totale envers les jeunes met­teurs en scène ; ils ont au con­traire un a pri­ori favor­able, com­pa­ra­ble à celui dont ont pu jouir il y a cinq ans les spec­ta­cles venus de Flan­dre ou aujourd’hui de Lon­dres et dont ne jouis­sent absol­u­ment pas les artistes venus de l’Est. Et c’est à mon avis à ce prob­lème que nous nous heur­tons tou­jours, quand j’en­tends dire à pro­pos du spec­ta­cle de la com­pag­nie Sfu­ma­to par exem­ple qu’il est mys­tique et impéné­tra­ble. On ne peut pas lut­ter con­tre un tel état d’e­sprit.
Il n’y a en somme que très peu de gens ouverts, qui n’ont pas déjà pré-ordon­né toute chose dans leur tête. 

H. H.: Il est vrai qu’on ne par­donne pas à l’Est d’avoir accédé à notre marché et de ne plus pou­voir canalis­er sa marge de manœu­vre. Et on ne lui par­donne pas non plus de ne pas être resté incom­préhen­si­ble, d’avoir per­du ce charme-là, d’avoir créé des voies de com­préhen­sion qui ren­voient égale­ment une image de leurs tra­di­tions. 

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Entretien
Partager
auteur
Co-écrit par Hannah Hurzig
Han­nah Hurzig est cri­tique de théâtre.Plus d'info
auteur
et Nele Hertling
Nele Hertling dirige le Hebbel-The­ater à Berlin et est mem­bre de THEOREM.Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
#64
mai 2025

L’Est désorienté

1 Juin 2000 — ALTERNATIVES THÉÂTRALES: Vous dirigez la programmation du spectacle vivant au Singel à Anvers. Pourriez-vous rappeler comment s’est manifesté votre intérêt…

ALTERNATIVES THÉÂTRALES : Vous dirigez la pro­gram­ma­tion du spec­ta­cle vivant au Sin­gel à Anvers. Pour­riez-vous rap­pel­er com­ment s’est man­i­festé…

Par Alternatives théâtrales
Précédent
1 Juin 2000 — Le théâtre peut beaucoup là où du moins il y a suffisamment de vie.Bertolt Brecht1 Le numéro 12-13 de la…

Le théâtre peut beau­coup là où du moins il y a suff­isam­ment de vie.Bertolt Brecht1 Le numéro 12 – 13 de la revue Cahiers de l’Est, dirigée par Dumitru Tsépéneag, a été con­sacré aux théâtres de l’autre…

Par Georges Banu
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total