LORS DES ÉVÉNEMENTS DE 1989, je n’étais qu’étudiant en seconde année dans la section de mise en scène au Conservatoire de Bucarest, seule école théâtrale à l’époque. Alors, en pleine folie dictatoriale, folie qui avait atteint une sorte de fanatisme et entraîné la décomposition du pays, le choix de s’engager sur la voie de l’art, outre la décision personnelle, s’expliquait par le désir d’échapper à un monde de plus en plus incompréhensible et insupportable. Le tremblement politique et social qui a fait suite à la chute de Ceaucescu allait produire des secousses dans tous les domaines, y compris les domaines artistiques.
Au Conservatoire, tout à changé du jour au lendemain et l’horizon de la profession que j’avais choisie s’est entièrement modifié. Auparavant, le Conservatoire, bien que bénéficiaire d’une liberté réduite, préparait le futur homme de théâtre à la lutte et aux ruses. Brusquement la censure a disparu, et pour un jeune artiste qui avait grandi avec elle — mon père est metteur en scène et réalisateur — cela semblait un miracle.
Je devais me pincer pour y croire.
Au début de l’année 1990, j’étais troublé et j’essayais péniblement de me créer de nouveaux repères dans un contexte particulièrement confus : manifestations, descente des mineurs dans la capitale, changements brutaux des gouvernements. Dans ce climat d’un dynamisme incroyable au point d’en devenir presque hystérique, c’est la venue du théâtre français, qui m’a permis de me recentrer. En arrivant à Bucarest, des metteurs en scène comme Patrice Chéreau, Antoine Vitez, des acteurs comme Gérard Desarthe m’ont marqué profondément. Grâce au spectacle de Chéreau DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, j’ai eu la révélation de Koltès, et ce choc m’a amené à monter QUAI OUEST pour mon spectacle de fin d’études, alors que Koltès était encore un auteur tout à fait inconnu en Roumanie. Le spectacle affirmait la réaction violente — violence que l’on avait d’ailleurs trouvée dans le texte de Koltès lui-même — de la jeune génération qui débutait dans le théâtre roumain à un moment véritablement historique.
Dans cette année 1990 réellement inoufïe, les théâtres se sont miraculeusement ouverts aux jeunes issus du Conservatoire. J’ai pu mettre en scène au Théâtre national de Bucarest, auparavant véritable bunker ; j’ai été invité à Avignon, Vienne et Londres. J’ai reconnu dans tout ça, les signes d’une effervescence qui dépassait le théâtre, mais le dégel s’est produit soudainement et nous étions étonnés du nombre d’opportunités que nous avions désormais à notre portée : nous pouvions réellement naître — mais cet optimisme sera corrigé par la suite — d’ailleurs non seulement au théâtre mais dans le pays tout entier.
Deux ans plus tard, après un long séjour à Paris, en compagnie de Peter Brook qui m’avait convié aux répétitions de PÉLLÉAS ET MÉLISANDE, j’avais la possibilité de rester en Occident et de tenter d’entrer dans la compliquée vie théâtrale parisienne. Mais les illusions que j’entretenais alors à l’égard des changements radicaux du théâtre et de la société en Roumanie m’ont poussé à revenir. J’étais enthousiaste et gonflé à bloc. Je ne savais pas qu’entre temps, beaucoup de choses avaient changé. Les directeurs animés d’un fort esprit d’entreprise avaient été obligés de céder leur place, le budget avait diminué, aucune transformation des structures n’avait été engagée.
Peter Brook m’avait conseillé lorsque je le quittai, de créer ma propre compagnie théâtrale. La réalité roumaine était, je l’ai découvert à mes dépens, plus cruelle qu’il le pensait. D’un côté les anciennes structures persistaient, d’un autre des initiatives comme celles dont il m’avait parlé étaient presqu’irréalisables faute de soutien financier. De Paris, la Roumanie et son théâtre semblaient plus ouverts au changement qu’en réalité, cette réalité encore inchangée à laquelle je devais me confronter.
Malheureusement, dix ans plus tard, rien ne s’est modifié essentiellement sur le plan de l’organisation du paysage théâtral. Nous avons raté la chance de revitaliser le théâtre, et les artistes désabusés semblent de plus en plus s’accommoder de cet état de choses. Parfois de violents mouvements revendicatifs viennent remettre en cause ce système rigide, encore fortement marqué par l’ordre communiste. Entretemps on a appris, sous l’influence de l’Ouest, comment organiser notre mécontentement : grèves, manifestations. Les jeunes issus du Conservatoire entrent dans un monde théâtral en décomposition, dépourvu d’horizon et de moyens. Nous avons besoin d’une tempête à même d’emporter avec violence, au prix de blessures et conflits inévitables, les anciennes structures et les mentalités qui, depuis dix ans, n’ont pas cessé d’œuvrer à la dégradation, subreptice et certaine, de la force créative du théâtre roumain. Du désenchantement, seul un autre orage nous guérira.
Texte traduit du roumain par Georges Banu.

