« Un metteur en scène n’est plus qu’un metteur en scène … »
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Russie

Le 19 Juin 2000
Article publié pour le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
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JE VOUDRAIS COMMENCER cet arti­cle par une remar­que triv­iale mais néan­moins essen­tielle : ces dix dernières années, le théâtre russe s’est enfin inséré dans le con­cert des nations. C’est à mon avis Le change­ment le plus impor­tant à not­er. Le théâtre russe s’est trou­vé dans une sit­u­a­tion para­doxale pen­dant de nom­breuses années. En Occi­dent, on ne l’a jamais con­sid­éré comme provin­cial ou sans intérêt ; Moscou a même sou­vent été révéré comme la Mecque. Mais c’est essen­tielle­ment à son passé que le théâtre russe a dû sa gloire per­sis­tante. Les intel­lectuels européens ne con­nais­sent que trop bien les noms de Stanislavs­ki, Mey­er­hold ou Tchékhov. Mais ceux d’Anatoly Efros ou de Geor­gy Tovstono­gov, grands met­teurs en scène des années 60 – 80, ne leur dis­ent pas grand chose. De même, la plu­part des spec­ta­teurs russ­es (et par­mi eux des étu­di­ants de théâtre) ne con­nais­sent le théâtre occi­den­tal con­tem­po­rain que par ouï-dire. Seuls quelques-uns ont eu le droit de se ren­dre à l’é­tranger ; il n’y avait pas de fes­ti­val inter­na­tion­al en Russie, et les tournées se fai­saient rares. Le théâtre est un art qui ne saurait être copié et le rideau de fer était en ce domaine plutôt un par­avent chi­nois. C’est pourquoi je con­sid­ère que la créa­tion du fes­ti­val inter­na­tion­al Tchékhov au début des années 1990 a été l’un des événe­ments majeurs dans la vie théâ­trale de la décen­nie. On a pu y voir les spec­ta­cles des Maîtres de la mise en scène d’alors : ceux de Peter Brook, Gior­gio Strehler, Peter Stein ou Otomar Kre­j­ca. En 1998, la troisième édi­tion du fes­ti­val présen­ta pour la pre­mière fois au pub­lic russe les idol­es pra­tique­ment incon­nues des Russ­es : Christoph Marthaller, Robert Wil­son, Krys­t­ian Lupa, Tadashi Suzu­ki. La Russie voulait don­ner à voir, en con­cen­tré et dans l’ordre chronologique, l’his­toire mon­di­ale du théâtre qui lui avait été inter­dite.

Mais l’on ne saurait dire que ces spec­ta­cles influ­encèrent directe­ment le théâtre russe. Ils furent même par­fois car­ré­ment rejetés. Surtout quand ils étaient conçus par des met­teurs en scène qui n’avaient pas eu le temps d’ac­quérir une aura en Russie. Lors d’une con­férence qui a eu lieu après la représen­ta­tion des TROIS SŒURS mis en scène par Marthaller, les cri­tiques se sont entêtés à deman­der au met­teur en scène quel âge avait Macha, si elle et Ver­chi­nine s’aimaient. Il était aus­si absurde de deman­der qui aimait qui dans la pièce que de chercher un clair-obscur sur une toile de Matisse. Ici, Tchékhov n’é­tait peut-être pas l’héritier de Beck­ett, mais en tout cas son con­tem­po­rain. La majorité du pub­lic russe n’a pas pu l’accepter. De même la star Robert Wil­son se heur­ta à un pub­lic hos­tile : ils trou­vèrent ses spec­ta­cles façon­nés dans une esthé­tique trop froide. Ce théâtre n’a pas non plus d’ambition cathar­tique ou moral­isatrice ; et il ne développe pas un thème très cher au pub­lic russe : celui de l’âme en peine. Mais en vérité, per­son­ne ne s’at­tendait à ce que le théâtre occi­den­tal ait une influ­ence directe sur le russe. Dans les années 1990, il a pu trou­ver sa place dans le monde européen et définir ce qu’é­taient ses spé­ci­ficités. On ne peut en par­ler sans évo­quer d’une part les édi­tions du fes­ti­val Tchékhov mais aus­si les tournées russ­es à l’é­tranger. Le pro­gramme russe du Fes­ti­val d’Av­i­gnon en 1997 a, sem­ble-t-il, joué un rôle clé à ce titre. Pour ren­dre jus­tice à ses organ­isa­teurs, les plus beaux spec­ta­cles russ­es y furent invités. Le suc­cès qu’ont pu con­naître Valeri Fokine, Kama Guinkas ou Gen­ri­et­ta Yanovsky s’ex­plique juste­ment par leurs dif­férences. Ils ne définis­sent pas le théâtre de la même manière. En France, le théâtre recou­vre des domaines aus­si opposés que le cirque ou la réc­i­ta­tion. Les met­teurs en scène occi­den­taux cherchent à mêler les gen­res et les styles : sketchs et numéros, mar­i­on­nettes et théâtre de rue. Nos met­teurs en scène en sont inca­pables. Ils ne peu­vent gér­er tant de styles, ni mélanger l’ag­i­ta­tion poli­tique, les mar­i­on­nettes, le bal­let, le cirque et le théâtre. Ce qui est une ten­dance de fond en France, n’ex­iste pas en Russie. Mais nous avons ce dont est dépourvu le théâtre français : une grande tra­di­tion de théâtre psy­chologique. On a beau­coup par­lé de sa mort et du rôle tant béné­fique que néfaste qu’il aurait joué dans l’histoire du théâtre russe. Il faut pour­tant admet­tre que le pro­gramme russe tant appré­cié par les Français a mon­tré plusieurs facettes de cette grande tra­di­tion psy­chologique :le spec­ta­cle de Kama Guinkas, K.I. DU « CRIME », CHAMBRE D’HÔTEL DANS LA VILLE DE N.N. de Valeri Fokine et son grotesque mys­tique, ou les travaux pleins de légèreté de Piotr Fomenko, réal­isés au cours d’ate­liers. LES LAMENTATIONS DE JÉRÉMIE et l’AMPHITRYON de Vas­siliev se rap­prochent beau­coup du théâtre européen et méri­tent d’être évo­qués séparé­ment. Mais, même pour ce grand met­teur en scène, la tra­di­tion psy­chologique revêt une impor­tance essen­tielle. La focal­i­sa­tion sur l’univers intérieur des per­son­nages et le jeu con­fi­den­tiel des acteurs restent jusqu’à présent des don­nées con­sti­tu­tives du théâtre russe. Ce qui explique en par­tie pourquoi nos spec­ta­cles occu­pent un espace sou­vent plus intimiste. Mais il y a aus­si une expli­ca­tion plus essen­tielle. L’attachement à l’espace intimiste qu’éprou­vent aujourd’hui les met­teurs en scène con­tem­po­rains est révéla­teur, selon moi, du rôle rad­i­cale­ment nou­veau que joue le théâtre dans la société. L’his­toire du théâtre russe a sou­vent été assim­ilée aux com­bats menés sans relâche con­tre le régime par des artistes tal­entueux. Dans son récent livre LA SUGGESTION DES CIRCONSTANCES, Ana­toli Smelian­s­ki décrit admirable­ment avec quelle sub­til­ité les met­teurs en scène défi­aient le pou­voir, éta­lant de la con­fi­ture sur un côté de la tar­tine et de la moutarde sur l’autre. À la fin des années 1980, la con­cep­tion du théâtre comme sus­cep­ti­ble d’agir sur la société, de con­tr­er les mass-médias et d’incarner la lib­erté, était encore très répan­due. Elle dis­parut soudaine­ment dans les années 90. Le théâtre ne pré­tend plus agir sur les mass­es, il est devenu le jou­et d’un pub­lic choisi, d’une caste restreinte jouant un jeu ésotérique. Beau­coup de gens en Russie — dont l’auteur précédem­ment cité — sont aujourd’hui con­sternés par la perte du statut qu’oc­cu­pait le théâtre pen­dant l’ère sovié­tique et par celle du rôle mes­sian­ique que jouaient les gens de théâtre en par­ti­c­uli­er et l’intelligentsia russe en général. Nous devri­ons à mon avis nous en réjouir. Le mes­sian­isme a dis­paru parce que le pou­voir a cessé de harcel­er les artistes ou de jouer les bien­fai­teurs, et les con­sid­ère aujourd’hui avec une com­plète indif­férence. Désor­mais un met­teur en scène est sim­ple­ment un met­teur en scène. Rien de plus. Mais rien de moins, non plus ! 

On prend la mesure du change­ment du rôle joué par le théâtre quand on regarde les dif­férences d’appréciations entre le pub­lic et la cri­tique. Il y a quinze ans, ils étaient du même avis. Dans les grands théâtres du pays (Tagan­ka, Malaya, Broy­on­na, BDT\) les étu­di­ants d’Art dra­ma­tique coudoy­aient les gens du peu­ple ; ils incar­naient l’allégorie de l’U­nion de la Cri­tique et du Peu­ple. Aujourd’hui le suc­cès pub­lic n’est plus un critère de qual­ité. C’est plutôt le con­traire qui est vrai. Quand le pub­lic aime un spec­ta­cle, la cri­tique devient réti­cente. Un fos­sé, ou plutôt un précipice, est venu sépar­er soudaine­ment leurs con­cep­tions du théâtre. Pour com­pren­dre le bon théâtre, il ne suf­fit plus désor­mais d’avoir de l’é­d­u­ca­tion, il faut désor­mais être quelque peu du méti­er. 

Le plus sur­prenant, c’est que ce change­ment rad­i­cal, n’a pra­tique­ment pas ébran­lé l’in­fra­struc­ture théâ­trale. Les théâtres de réper­toire sont iden­tiques à eux-mêmes : ils sont lourds, emploient trop de per­son­nel, et n’ont tou­jours pas le droit de licenci­er un acteur paresseux. De tels théâtres, à de rares excep­tions près, devi­en­nent des musées. On répète inlass­able­ment dans la presse et au cours de bon nom­bre de con­férences, que l’État ne doit pas financer exclu­sive­ment les théâtres de réper­toire, mais les met­tre en com­péti­tion avec les autres. Jusqu’à présent, aucune des ten­ta­tives mis­es en œuvre pour soutenir d’autres théâtres ou intro­duire la notion de com­péti­tion n’a réus­si. 

Ce sont les met­teurs en scène de la nou­velle généra­tion qui en ressen­tent les mau­vais effets. Un jeune homme n’a pra­tique­ment aucune chance de par­venir à la tête d’un théâtre de réper­toire régi par une tra­di­tion géron­tophile. C’est par­ti­c­ulière­ment vrai en ce qui con­cerne les théâtres de la cap­i­tale, détenus cha­cun par un maître recon­nu. Le pro­gramme russe du Fes­ti­val d’Av­i­gnon a claire­ment mon­tré que le paysage théâ­tral de la Russie con­tem­po­raine était dess­iné par des per­son­nal­ités cinquan­te­naires. 

Les met­teurs en scène que l’on con­sid­ère comme jeunes en Russie ont en général dix ou quinze ans de plus que leurs col­lègues des autres pays : ils ont très sou­vent déjà passé la quar­an­taine. Et même eux, n’ont que très peu de chance de diriger un théâtre à Moscou. La plu­part (Grig­o­ry Kozlov, Ana­toly Praudin, Alexan­der Gabilin, Klim) préfèrent d’ailleurs vivre à Saint Péters­bourg où le nom­bre de maîtres est plus restreint qu’à Moscou, et en con­séquence où l’op­por­tu­nité de jouer sur la scène d’un théâtre impor­tant est plus grande. Les met­teurs en scène de trente ans sont introu­vables dans le paysage théâ­tral russe. Les jeunes diplômés des écoles de théâtre regar­dent à l’Ouest en songeant à des pro­jets en parte­nar­i­at, à des bours­es. Mais rien qui y ressem­ble ne se con­cré­tise. Il est vrai que les jeunes met­teurs en scène russ­es ne sont pas doués pour les langues étrangères. Mais plus essen­tielle­ment, ils sont pro­fondé­ment liés à la tra­di­tion théâ­trale de leur patrie. Ils sont naturelle­ment enclins à mon­ter leurs clas­siques, par exem­ple. Les pièces con­tem­po­raines, occi­den­tales qui plus est, ne sont pas très demandées. Même les grandes fig­ures de l’écriture théâ­trale que sont Koltès, Botho Strauss ou Hein­er Müller ne sont pas mon­tés en Russie. Pas même dans le théâtre qui porte le nom d’É­COLE DE LA SCÈNE CONTEMPORAINE. C’est symp­to­ma­tique. Les met­teurs en scène ne com­pren­nent pas un tel réper­toire. Ils n’ont pas les clefs qui leur en ouvri­raient les portes. 

Le théâtre russe a per­du son côté mes­sian­ique mais a du mal à sur­mon­ter son isole­ment. En péné­trant dans l’espace européen, il a pris con­science de son orig­i­nal­ité, et con­tin­ue à la préserv­er. La nou­velle généra­tion saura-t-elle la per­pétuer ? Ou plutôt sur­vivrat-elle aux nou­velles don­nées inter­na­tionales ? 

Texte traduit de l’anglais par Julie Bir­mant. 

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