LE MOT « paysage » est peut-être la dénomination qui convient pour désigner les activités théâtrales variées et très peu homogènes qui animent Le bassin tchèque. Car la langue nationale et la littérature ne suffisent plus pour identifier le théâtre.
Les frontières du théâtre en Bohème, comme ailleurs, sont impalpables : jamais la langue ni la littérature n’auront suffi à les étabir, ni même les frontières géographiques. La frontière du théâtre passe ailleurs, au-dessus des langues et des États. Nous avons en vérité la même esthétique théâtrale, le même langage, la même vision que tous ceux qui vivent dans le bassin et les montagnes d’Europe centrale et orientale. Quelles différences essentielles pourraient surgir entre les productions théâtrales de Bohème et celles d’une région voisine ? Des différences de dialectes, certes. Mais encore ?
Le paysage théâtral tchèque a partie liée avec un plus vaste territoire qui s’étend depuis la région des vampires carpatiques jusqu’à celle des loups-garous sudètes. Les changements climatiques qui s’y produisent, lents et tout à fait inaperçus, affectent également tout le paysage théâtral de ce territoire. Ces changements sont-ils positifs ou négatifs ? Je n’ose me prononcer. Disons qu’ils sont réels et inévitables.
Le théâtre traditionnel, « de pierre », comme on dit chez nous, ce théâtre posthourgeois se désagrège peu à peu. Leurs failles sont souvent remplies par l’eau trouble des spectacles commerciaux, mais parfois aussi par une eau de roche, toute claire et fraîche. L’évolution positive la plus évidente est sans doute celle qui se Lit dans la sphère indépendante du théâtre-danse. Cette nouvelle forme, se répand avec une vitesse étonnante. Ni les normes officielles, ni les coutumes, ni l’impératif économique ne viennent les freiner. La danse ne connaît pas de barrières linguistiques, elle n’en franchit que plus aisément le seuil de l’Europe. Ce qui La rend encore plus attirante auprès des jeunes.
Son langage international et sa liberté en fait le genre le plus souple, le plus apte à s’adapter aux changements qui affectent l’Europe tout entière. Les plaques tectoniques des anciens genres entrent en violente collision. Elle en sort enrichie, maîtresse d’un nouveau continent où les préjudices culturels ou sociaux n’ont pas cours.
Par l’intermédiaire de tout récents festivals, comme Danse Prague, 4+4 jours en mouvement ou celui de Lenka Flory, grâce aussi à de nouveaux lieux comme le théâtre Archa, et leurs liens avec des réseaux de programmation internationaux, les jeunes danseurs et chorégraphes ont la possibilité d’entrer rapidement sur la scène internationale. C’est ce qui est arrivé à Ctibor Turba et à ses élèves dont le spectacle, HANGING MAN, a été coproduit avec succès par le Hebbel-Theater de Berlin. HANGING MAN est une étude « de laboratoire » autour de la figure de trois pendus. On entend le ferraillement des chaînes et des mousquetons avec lesquels les trois jeunes « performers », deux jeunes hommes dénudés et chauves et une fille aux cheveux longs s’attachent aux crochets du plafond. Ils tentent, en cette position difficile, un rapprochement sentimental, ou bien, au contraire, un éloignement désespéré, refusant l’acte arbitraire du destin qui les a rassemblés en une intimité forcée, se retrouvant alors seuls, à pendiller. On n’oublie pas cette atmosphère qui parle de survie et de roulette russe : le cliquettement des objets de métal, le demi-jour, Le noir des chaussures et des culottes de sport, les efforts désespérés ; ni cette image :la fille charge ses cheveux longs de grandes pierres et se balance, tête pendue, au dessus d’un grand tonneau rempli d’eau jusqu’au bord.
Les spectacles de « clownerie-danse » connaissent eux aussi une certaine vogue. Surtout auprès des plus jeunes choréographes issus du Conservatoire de Danse Contemporaine, le Duncan Centre, ressuscité après le changement de régime politique. Leurs spectacles mêlent théâtralité, lyrisme, et grotesque. Assiste-t-on aujourd’hui à la naissance d’une école tchèque de danse moderne ? Dix ans de liberté et de levée de censure ont permis au théâtre indépendant d’exister. C’est en son sein que se trouvent les réelles forces de renouvellement. Car il faut bien reconnaître que les théâtres publics tchèques souffrent de l’inertie qui immobilise Le pays à tous les niveaux.
Les eaux stagnantes

