QUAND LE RIDEAU DE FER s’est levé, il y a maintenant dix ans, le théâtre d’Europe de l’Est s’est retrouvé dans la position d’une actrice vieillissante qui découvre soudainement qu’elle ne peut plus jouer les rôles de Juliette et d’‘Ophélie, et ce qui est pire, que plus personne ne veut d’elle pour le moment.
Quand le rideau de fer s’est levé, le théâtre s’est plus ou moins retrouvé dépouillé de ses privilèges. Il était soudain devenu mal aimé parce que la rue s’était emplie d’un seul coup d’une foule qui clamait tout haut ce que le théâtre avait dit jusqu’alors à mots couverts. Il a suffi de très peu de temps pour que la rue, les parlements, la télévision et la radio qui diffusaient les informations locales ne volent la vedette au théâtre. Mais en plus ils lui volèrent son public : le lien de conspiration qui unissait la scène et les spectateurs s’est alors rompu et dès lors Le théâtre a dû assumer la perte irrémédiable de son rôle exclusif sur la scène de la vie quotidienne.
Le rideau de fer s’est levé, mais les magnifiques lieux de spectacles et les compagnies talentueuses qui les habitaient étaient toujours là ; la tradition profondément enracinée d’aller au théâtre ne s’était pas évanouie en une nuit. Le théâtre d’Europe de l’Est se devait de définir son nouveau rôle.
Au début, cela est apparu comme un défi impossible : le public ne savait plus que faire de son ancien amant et de son côté le théâtre ne faisait pas le poids à côté du formidable spectacle qui se jouait au delà de ses murs. Il n’a pu que prendre part à l’euphorie politique : les faiseurs de théâtre descendirent dans la rue, menèrent des manifestations, firent de la politique et entrèrent au gouvernement.
Puis la vie reprit son cours — ou peut s’en faut —, mais le public ne rejoignit pas le chemin des salles. Il y avait une toute nouvelle raison à cela, en plus de la dépréciation du théâtre : c’était la crise économique. Les prix étaient montés en flèche, les gens jouaient leur première manche avec l’économie de marché et leur budget de loisir était proche de zéro.
Le théâtre aurait aussi à affronter la crise, mais plus tard. À ce stade, il vivait lui aussi un revers de fortune mais d’une autre sorte : non seulement il avait perdu son importance, mais il avait aussi perdu son prestige passé. Les directeurs de théâtre ont ressenti cruellement la perte de cet atout éphémère. Eux qui avaient été au sommet de la hiérarchie sociale se sont tout d’un coup retrouvés au plus bas de l’échelle.
Les théâtres ont tenté de trouver d’autres voies pour se rendre à nouveau nécessaires. D’abord, ils essayèrent d’attirer le public dans les salles avec un répertoire de boulevard inédit. La riche expérience occidentale dans ce domaine ainsi que la « virginité » de l’Est semblaient une double garantie de succès. Mais le succès escompté n’arriva pas : le mot « commercial » était et demeure un vilain mot dans le monde de l’art de l’Europe de l’Est.
Le second pari concernait un autre fruit défendu : le théâtre de l’absurde. Les pièces de Ionesco, Beckett, et d’autres auteurs de la même veine, ont inondé les scènes d’Europe de l’Est. Pendant un court moment, aller au théâtre, c’était comme voyager dans le temps vers les années 1950 – 60. C’était comme une gigantesque rétrospective internationale du théâtre de l’absurde, qui avait lieu sur la moitié d’un continent, avec une seule grande différence :la plupart de ces pièces se voyaient créées à l’Est pour la première fois.
La renaissance du théâtre de l’absurde a marqué le début d’une nouvelle ère dans le théâtre de ces années post-totalitaires : la période d’une « euphorie » professionnelle ; les metteurs en scène jouissaient d’une liberté nouvelle dans le choix du répertoire, toutes les pièces bannies se retrouvaient sous les projecteurs, les metteurs en scène exilés retournaient dans leur pays. Et, plus important, à peu près au milieu de cette période, au terme de deux années de salles vides, on a vu le public revenir dans les théâtres. Bien qu’il soit en compétition avec un grand nombre de divertissements inconnus jusqu’alors — la télévision par câble, la vidéo — Le théâtre demeurait le loisir le moins cher, et avait donc la préférence du public.
Le théâtre récompensait son public nouvellement acquis pat un choix surabondant en termes de répertoire comme de style. L’art célébrait sa liberté dans une explosion de créativité et d’expérimentation. Les metteurs en scène s’attiraient l’admiration inconditionnelle de leur public en pratiquant un théâtre d’apprentis sorciers : ils mélangeaient le théâtre, la danse, la marionnette, le clip vidéo, les projections de films, la musique live. Le spectacle de théâtre jouissait de sa souveraineté retrouvée, et le public découvrait les plaisirs variés d’un théâtre qui n’est plus d’abord politique.
Un nouveau jeu avait fait son apparition dans la ville : les théâtres privés. Ils rassemblaient une somme de jeunes talents, d’enthousiasmes et d’esprits entreprenants et naissaient les uns après les autres apportant de nouvelles nuances au paysage théâtral d’Europe de l’Est. La plupart d’entre eux sombrèrent dans l’oubli aussi vite qu’ils avaient vu le jour, et ce pour des raisons essentiellement économiques. C’est que les lois favorisant le sponsoring culturel n’avaient pas encore été promulguées par les nouveaux gouvernements (et ne le sont toujours pas dans certains pays) et qu’aucune aide ne leur était allouée par l’État. Néanmoins certains théâtres privés survécurent et devinrent même progressivement des modèles pour les compagnies nationales. La formule magique pour expliquer leur passage de l’état de survie à celui de la grande prospérité était simple, il suffisait de répéter un même mot : zèle, zèle, zèle.
Mais il n’y avait pas que dans les chéâtres privés que les artistes travaillaient dans des conditions extrêmement difficiles tout en produisant des miracles. Les théâtres d’État faisaient de même. Malgré la réduction drastique des subventions et des budgets dévorés par l’inflation galopante, ils n’en continuèrent pas moins à créer des spectacles de grande qualité. L’excès de zèle généralisé explique le paradoxe : il s’est produit un gigantesque boom théâtral au beau milieu d’une sévère crise économique.
Mais la photo n’était pas aussi rose du point de vue artistique. C’est que dans toute cette région du monde, presque plus personne n’écrivait pour le théâtre. Les seules pièces produites évoquaient les problèmes a jour et perdaient leur actualité en très peu de temps.
Les raisons de cette carence de nouvelles pièces sont nombreuses. La première est celle de l’accélération du rythme de la vie quotidienne. Les décennies précédentes semblaient avoir figé le temps en une routine sempiternelle. Et tout d’un coup le statu quo explosa en chaos instable : le temps volait tout simplement. Seul le style journalistique arrivait à rendre compte de tous ces changements. Les auteurs de théâtre n’arrivaient pas à suivre : il faut du temps pour assimiler les événements. La seconde raison est que les metteurs en scène avaient soif de monter le répertoire longtemps tabou du théâtre international. La demande de pièces nationales nouvelles se faisait donc rare. Troisièmement, il était plus facile pour les jeunes metteurs en scène ambitieux de se faire un nom en montant des classiques d’une façon provoquante. Cette dernière raison est toujours d’actualité et explique dans une large mesure l’absence de jeunes auteurs au début des années 1990. De plus, l’État ne contraignait plus les théâtres de répertoire à un quota de pièces nationales et, en conséquence, allégea ses subventions sensées soutenir l’écriture dramatique. Les festivals de théâtre nationaux qui avaient toujours donné une impulsion majeure dans ce domaine en firent de même.
Le théâtre devait également faire face à un phénomène dangereux : celui de la mythification hâtive de certains jeunes metteurs en scène à tendance expérimentale sur le seul fondement de leur premier ou deuxième spectacle. Ce qui n’était pas sans compromettre à courte échéance l’avenir de ces jeunes idoles survalorisées. Mais plus grave, ce phénomène était sur le point d’endommager la fragile relation qui s’était établie entre le théâtre et son public en détournant des salles certains spectateurs nouvellement acquis comme l’avaient fait dans les années 60, les critiques dithyrambiques à l’égard des expérimentations théâtrales de l’époque.
Le théâtre de l’Est rencontre également des difficultés structurelles. Jusqu’au début des années 90, il reposait sur trois piliers principaux : Les théâtre de répertoire, les compagnies permanentes et le subventionnement intégral de l’État. Désormais le troisième de ces piliers est en pleine reconstruction (pour ne pas dire déconstruction ou décomposition) ce qui oblige à repenser le statut des deux autres. Après l’abandon du public dans les premiers temps, puis la longue famine de théâtre local, la réforme de structure est la troisième épreuve que Le théâtre d’Europe de l’Est a dû surmonter. Contrairement aux deux autres, cette troisième n’a rien à faire avec les notions abstraites que sont les questions esthétiques, le prestige et la relation scène-salle. Elle touche des choses aussi concrètes et douloureuses que la question du licenciement. De nombreux théâtres ont dû donner congé à leur compagnie permanente ou du moins en réduire considérablement les effectifs. Ce qui induit que de nombreuses personnes ont dû dire adieu non seulement à la sécurité de leur emploi, mais aussi à celle de leur salaire réduit, dans la plupart des cas, au minimum vital. En un mot, le théâtre, comme les autres sphères de la société, s’est vu initié aux bases de l’économie libre-échangiste.
Cette phase de réformes structurelles a permis de révéler une similitude dans le processus à l’œuvre dans les différents pays d’Europe de l’Est. Avant la levée du rideau de fer, le reste du monde voyait le théâtre de l’Est comme un bloc monolithique. C’était une déformation du regard. Or bizarrement ou plutôt assez naturellement, quand ces pays se mirent à rechercher une façon de créer, de retrouver ou de réaffirmer leur identité, ils suivirent une voie assez semblable. Ce n’est qu’au milieu du processus de réforme que ces voies ont commencé à diverger. Car chaque pays avait adopté une vitesse de changement tant économique que législatif qui lui était propre.
Il a fallu relativement peu de temps à la Hongrie ou à la République tchèque par exemple pour développer un réseau théâtral à la fois national et alternatif, pour réalimenter le théâtre local et même ouvrir de nouveaux théâtres.
Dans d’autres pays, comme la Bulgarie par exemple, la profondeur de la crise économique et de la crise des valeurs corrélative, a grevé le théâtre : on a fermé certains théâtres (dont de très prestigieux), d’autres ont dû, pour survivre, louer une partie de leurs locaux à des restaurants ou même à des salles de jeu. Et pire que tout : privés de liquidités, à la limite de la pauvreté, et témoins des lois impitoyables de l’argent facile, les directeurs de théâtres ont peu à peu perdu leur enthousiasme. Et en retour Le théâtre commença à perdre son statut d’oasis dans la réalité en crise pour ne devenir que le simple miroir du vide économique et culturel. La vague de spectacles tchékhoviens qui déferla alors sur les scènes témoigne bien de cette humeur morose et résignée. La vie des gens de théâtres commençait à ressembler à l’attente sans fin d’un Godot porteur de réformes structurelles enfin valables.
Cette situation a inspiré de nouvelles pièces du théâtre de l’absurde. Peut-être prouvent-elles que l’on a touché le fond de l’impasse et constituent-elles la base d’un renouveau théâtral dans les pays les plus touchés par la crise.
Enfin pour revenir à notre métaphore initiale de l’actrice célèbre qui vieillit, je dirais que dans certains pays, elle a réussi à se réinventer des rôles qui lui conviennent, tandis que dans d’autres, elle est toujours en crise d’identité. Mais dans les deux cas, elle voudrait réussir à retrouver le rôle principal qu’elle a toujours joué tant sur le plan culturel, social que national, non seulement pour permettre au public d’assumer son passé et ses traumatismes, mais aussi pour inventer avec lui un monde où il ferait mieux vivre.
Texte traduit de l’anglais par Julie Birmant.

