De la marionnette… dans les mises en scène de Claude Régy
Marionnettes
Portrait

De la marionnette… dans les mises en scène de Claude Régy

Le 19 Nov 2000

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Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
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Les spec­ta­cles de Claude Régy sont con­nus pour leur austérité et peu­vent sem­bler par­fois dif­fi­ciles d’accès : tons de voix très bas, lumi­nosité ténue, textes à la trame nar­ra­tive qua­si inex­is­tante ou totale­ment éclatée, jeu de comé­di­ens mesuré, ralen­ti, épuré… Et pour­tant, lorsqu’on pénètre l’univers inac­ces­si­ble – parce qu’aux antipodes de nos habi­tudes de per­cep­tion à l’occidentale – c’est pour une ver­tig­ineuse, et peut-être tyran­nique, descente au cœur de la représen­ta­tion.

Représen­ta­tion qui tient, dans l’originalité de ses codes, tant au niveau du jeu des comé­di­ens que dans le traite­ment de l’espace, à ce que l’on pour­rait appel­er – néol­o­gisme d’universitaire ! – un lan­gage « mar­i­on­net­tique ». Il par­ticipe large­ment à la fas­ci­na­tion exer­cée par ces spec­ta­cles, car­ac­térisés par un arti­fice exac­er­bé, irri­tant ou envoû­tant. Comme par hasard, Claude Régy a été l’un des pre­miers, en France, à recon­sid­ér­er l’œuvre de Maeter­linck, et à la reval­oris­er comme à la source des écri­t­ures dra­ma­tiques con­tem­po­raines. Or, les drames de l’auteur qu’il choisit de met­tre en scène sont deux des trois « pièces pour mar­i­on­nettes » – INTÉRIEUR, LA MORT DE TINTAGILES, ALLADINE ET PALOMIDES. Les raisons sub­ver­sives de cette appel­la­tion « pour mar­i­on­nettes » vont trou­ver dans les expéri­men­ta­tions menées par Régy, tout au long de sa car­rière, des solu­tions à la présence con­testée de l’homme sur la scène. Ce qui est demandé à l’acteur, c’est d’adopter un sys­tème d’interprétation com­pa­ra­ble, dans son décalage et sa maîtrise, à celui des mar­i­on­nettes…

Claude Régy évoque sa pre­mière véri­ta­ble ren­con­tre avec le théâtre de mar­i­on­nettes, lors d’une représen­ta­tion de bun­raku, don­née à l’Odéon dans le cadre du Théâtre des Nations, en 1968. La décou­verte en France des spec­ta­cles de nô, kabu­ki, gagaku, et bun­raku fut pour nom­bre de prati­ciens (Dullin, Claudel, Bar­rault et bien d’autres…) une véri­ta­ble révéla­tion.

Aux prémices de sa car­rière de met­teur en scène, Régy décou­vre d’abord le nô : le plateau en tant qu’espace sacré, puri­fié avant chaque représen­ta­tion ; les acteurs réputés sur­gir du roy­aume des morts, appari­tions matéri­al­isées sur une passerelle reliant les deux mon­des aux espaces-temps dis­tincts, la vie et la mort. Ces con­sid­éra­tions sont à des lieues de la pen­sée occi­den­tale, et dans le spec­ta­cle de nô les temps se mêlent, dans un seul et même courant, boulever­sant nos codes de représen­ta­tion tra­di­tion­nels. Le bun­raku con­stitue un choc plus grand encore : de grandes mar­i­on­nettes, près d’un mètre de haut, très prég­nantes (géantes dans son sou­venir!) manip­ulées à vue par trois hommes à la présence affir­mée mais inté­grée à la représen­ta­tion. Ce que retient le met­teur en scène, c’est la dis­so­ci­a­tion des élé­ments scéniques (objet et corps, per­son­nage et parole – don­née par un réc­i­tant, représen­ta­tion et musique – issue de l’orchestre) pour cepen­dant une réu­nion homogène dans une œuvre à l’expressivité démul­ti­pliée.

C’est une expéri­ence au même titre que les spec­ta­cles de Brecht qu’il décou­vre à la même époque, voire dès les pre­miers fes­ti­vals inter­na­tionaux de théâtre, au Sarah Bernardt. Dans des aspi­ra­tions et idéaux de rup­ture avec les codes nat­u­ralo-réal­istes, la venue de ces troupes étrangères a fourni un sys­tème de références pour le coup renou­velé, mais dif­férem­ment inter­prété par les met­teurs en scène de la nou­velle généra­tion.

Par­al­lèle­ment à ces expéri­ences « pra­tiques », Claude Régy ren­con­tre les grands écrits théoriques. Ceux de Craig et d’Appia bien sûr, et pour le pre­mier le fameux texte : L’ACTEUR ET LA SUR-MARIONNETTE. On y revient. Il exprime le rejet du jeu con­ven­tion­nel et des tra­vers du comé­di­en, caboti­nage, égo­cen­trisme, gra­tu­ité des effets. Ce sont encore les mêmes aspi­ra­tions anti-nat­u­ral­istes mais aus­si celles d’un art aux élé­ments réu­nifiés.

En prenant con­nais­sance de l’œuvre de Maeter­linck et de ses par­tis pris, Régy y voit le même type de révo­lu­tion avortée que celle, lyrique, entamée par Wag­n­er. Maeter­linck a écrit des choses de l’invisible et des mou­ve­ments de la con­science ; il évoque l’ombre, la lumière, les élé­ments impal­pa­bles, abstraits et ses drames furent pour­tant, de son vivant, mis en scène d’une manière on ne peut plus terre-à-terre et matéri­al­iste.

Nou­velle révéla­tion pour Régy, nou­veau croise­ment de sen­si­bil­ités. Il trou­ve chez le poète belge « une ombre prop­ice », une ombre qui fait voir et enten­dre plus, qui laisse sup­pos­er les choses comme éma­na­tions des per­son­nages. Que le poète des­tine ses pièces aux mar­i­on­nettes, cela finit de piquer une curiosité déjà encline à ce type de ques­tion­nements …

Ce que Craig ou Maeter­linck avaient perçu dans la mar­i­on­nette, pas vrai­ment dans ses formes tra­di­tion­nelles ou folk­loriques mais ce qui en avait été rap­porté d’Asie, sur un plan théorique, Régy et quelques autres, à la veille des années soix­ante-dix, vont pou­voir le véri­fi­er sur la scène. Le bun­raku (comme le nô ou le kabu­ki) con­stituera dès lors une influ­ence latente, par­tic­i­pant à l’aboutissement – au vingtième siè­cle – du dédou­ble­ment et de la réar­tic­u­la­tion du lan­gage dra­ma­tique et scénique.

Dans INTÉRIEUR, le pre­mier texte de Maeter­linck que Régy va met­tre en scène en 1985, au TGP, l’auteur décrit la famille, perçue par la fenêtre au tra­vers des rideaux… La trans­po­si­tion sur scène va con­sid­ér­er l’ensemble du plateau comme la pièce où évolu­ent ces per­son­nages, le cadre de scène devenant une fenêtre aux dimen­sions sur­réal­istes. En revanche, les deux « réc­i­tants » qui com­menteront les événe­ments de façon par­al­lèle, se trou­vent rejetés côté pub­lic, dans l’ombre de la longue bande con­sti­tuée par le prosce­ni­um. Pen­dant les vingt pre­mières min­utes de pro­logue, les inter­prètes de la famille évolu­ent sur la scène, vaquant à des occu­pa­tions incer­taines, sans qu’une seule parole soit dite, dans le silence et l’ignorance de leur his­toire. Un long plan-séquence en somme, sans texte, où la présence seule de ces per­son­nages, pour le coup mys­térieux, se révèle fasci­nante. Quand, ensuite, après cette longue péri­ode silen­cieuse, la parole est prise, on ne l’entend plus de la même façon. D’autre part, durant tout le spec­ta­cle, ces per­son­nages de la famille restent des per­son­nages muets, qui miment, mais de façon non lit­térale, une his­toire racon­tée par deux fig­ures finale­ment extérieures au drame, dans des espaces-temps dif­férents. Ils ont le mutisme, jusque dans leur expres­siv­ité, de mar­i­on­nettes.

La dis­tinc­tion des corps dans l’espace et du texte, pour une mise en rela­tion étudiée à rebours (en dehors de tout réal­isme), est un procédé spé­ci­fique au bun­raku et dont le met­teur en scène se sou­vient comme d’une car­ac­téris­tique remar­quable. De même que la décom­po­si­tion du mou­ve­ment, en gestes très économes, très lents, très longs, y est étudiée en vue de pro­duire d’autres sig­ni­fi­ca­tions que le geste réal­iste. Référence latente, on la retrou­ve en fil­igrane dans l’approche bien par­ti­c­ulière du met­teur en scène.

Plus de dix ans plus tard, en 1996, retour au poète belge avec LA MORT DE TINTAGILES. Tou­jours sans utilis­er la moin­dre mar­i­on­nette, Régy avance dans la recherche de ces nou­veaux codes de représen­ta­tion qui han­taient Maeter­linck – tout comme Craig d’ailleurs.

Il va réalis­er avec l’aide du scéno­graphe Daniel Jean­neteau et de l’éclairagiste Dominique Bruguière, un tra­vail en pro­fondeur sur l’ombre et la lumière. La per­cep­tion des comé­di­ens tend, par l’utilisation des ombres, à celle d’une forme de plus en plus mar­i­on­net­tique.

L’équipe reprend le principe de rideau métallique blanc en fond de scène, déjà util­isé dans JEANNE D’ARC AU BÛCHER (Opéra Bastille, 92). Les réflex­ions de lumière qu’il per­met créent des ombres très fortes devant sur le plateau. Il y avait à nou­veau un pre­mier plan, au niveau du prosce­ni­um, con­sti­tué d’une longue passerelle (18 mètres de large) sur laque­lle se pro­fi­laient les sil­hou­ettes dont le réfléchisse­ment du rideau blanc lat­té mar­brait le vis­age comme un masque étrange. À con­tre-jour, les inter­prètes com­po­saient des fig­ures plates avec un léger relief, comme une aura indéfiniss­able. L’ombre, fig­ure détournée de l’homme, s’associe ici à la décom­po­si­tion du mou­ve­ment et à la pos­ture, arti­fice d’un bras légère­ment replié, atti­tude enrayant l’imitation d’un soi-dis­ant naturel.

Dans ces deux mis­es en scène, la réma­nence des images est aus­si liée à la présence très pré­cise du cadre… images prég­nantes parce qu’extrêmement cadrées, comme le castelet tend à le faire pour la mar­i­on­nette, en vue d’adapter un plateau aux dimen­sions par­fois non appro­priées et d’intensifier l’espace de représen­ta­tion. Encore une fois, ce sont là des con­sid­éra­tions qui préoc­cu­pent beau­coup Claude Régy : la place impor­tante de la scéno­gra­phie dans ses spec­ta­cles, la manip­u­la­tion du lieu qu’elle engage à chaque fois et l’espace spec­ta­to­riel qu’elle met en place, le prou­vent.

Maeter­linck dénonçait dans le théâtre le para­doxe d’une dou­ble représen­ta­tion, celle du drame et celle de la scène, qui s’annuleraient, par incom­pat­i­bil­ité de l’abstraction de l’une avec le con­cret de l’autre. C’est en cela que la présence de l’homme serait impos­si­ble, trop puis­sante de vie pour servir le sym­bole. Régy pro­pose pour­tant – en trai­tant le comé­di­en comme la mar­i­on­nette, et cela n’a rien de péjo­ratif – le détour de l’artifice, sans le face-à-face bru­tal de la représen­ta­tion (lit­téral­ité de la trans­po­si­tion).

On a pu voir cette sai­son dans les deux pièces créées à Nan­terre-Amandiers, le tra­vail du met­teur en scène s’orienter de plus en plus vers un traite­ment très étudié de l’ombre, dans un espace par ailleurs extrême­ment défi­ni (l’ombre ne gomme pas d’éventuelles imper­fec­tions!). L’éclairage devient aus­si sub­til que dans les plus com­plex­es des formes de théâtre noir (dont Philippe Gen­ty nous a offert de savoureuses expéri­men­ta­tions). Dans DES COUTEAUX DANS LES POULES, de l’auteur David Har­row­er, les comé­di­ens sont comme dépos­sédés de leurs ombres pro­pres et de leurs ombres portées, pour devenir eux-mêmes fig­ures d’ombre.
L’écart repéré par Claude Régy dans le théâtre de mar­i­on­nettes, entre l’objet, le manip­u­la­teur et le texte, ou à un autre niveau, entre l’inanimé, le vivant et la fic­tion, cet écart est poussé très avant dans ses mis­es en scène, qui boule­versent de fait, par­fois douloureuse­ment, nos habi­tudes de per­cep­tion. La scéno­gra­phie du prochain spec­ta­cle MELANCHOLIA THÉÂTRE, ren­con­tre abrupte d’un espace de lumière et d’un espace d’ombre, entre déséquili­bre et har­monie, con­firmera sans doute encore cette ori­en­ta­tion.

À la ques­tion d’une util­i­sa­tion plus con­crète, dans l’avenir, de la mar­i­on­nette comme instru­ment dra­ma­tique, le met­teur en scène répond à la néga­tive. C’est un art qui néces­site un appren­tis­sage spé­ci­fique qu’il n’a pas suivi. Mais il voit dans la lib­erté de ses codes (trans­pos­ables comme on l’a vu au niveau du jeu et du traite­ment des corps dans l’espace) une véri­ta­ble façon de faire évoluer le lan­gage de la scène.

Cela tendrait à prou­ver qu’au delà de l’objet, de l’outil, de la chose con­crète, la mar­i­on­nette con­stitue peut-être, avant tout, un lan­gage.

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Écrit par Chantal Guinebault
Chan­tal Guinebault pré­pare une thèse sur la scéno­gra­phie con­tem­po­raine. Elle est chargée de cours aux Fac­ultés de Rennes...Plus d'info
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