Carnet de voyage. Rwanda. 17 juillet‑2 août 1998. Extraits.
Compte rendu
Danse
Théâtre
Parole d’artiste

Carnet de voyage. Rwanda. 17 juillet‑2 août 1998. Extraits.

Le 16 Avr 2001

A

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Article publié pour le numéro
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives ThéâtralesRwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
67 – 68

DIMANCHE 19 JUILLET 1998.
Pre­mière ren­con­tre avec Thar­cisse Kalisa. On remonte toute la route « Kad­hafi » (avec la mosquée en per­spec­tive) jusqu’au Col­lège Saint-André. Thar­cisse est un des rares hommes de théâtre africain à dis­pos­er d’une salle per­ma­nente ; une belle et grande salle genre parois­siale, avec un plateau de belle taille, un dis­posi­tif d’éclairage mod­este mais suff­isant, une capac­ité de pub­lic de trois cent à qua­tre cent places. On la décou­vre au bout d’un chemin, à l’intérieur même du vaste domaine du Col­lège (sept cent-cinquante étu­di­ants, mais moitié moins que ce qu’il a pu héberg­er dans le passé), joux­tant de vastes entre­pôts devant lesquels sta­tion­nent d’énormes camions trans­porteurs venus de Tan­zanie ou du Kenya (durant toute la durée de notre séjour, ils charg­eront des cen­taines de tonnes de den­rées ali­men­taires des­tinées, nous explique-t-on, à un ensem­ble de col­lèges et d’institutions religieuses du pays). Le recteur du Col­lège, le Père Jean-Chrysos­tome fait par­tie du comité d’accueil qui est d’une grande cor­dial­ité. Quant à l’accueil de Thar­cisse, il est tout sim­ple­ment princi­er, c’est un patri­arche au milieu de sa troupe ; beau­coup l’appellent « grand père », signe de respect ; il fait pass­er d’emblée un courant de puis­sante sym­pa­thie.
Dans la salle, on s’affaire, sous la con­duite de Jeanne1, col­lab­o­ra­trice directe de Thar­cisse, man­i­feste­ment cheville ouvrière de la troupe.

C’est un jour réservé aux femmes (chaque jour se suc­cè­dent aux répéti­tions des groupes d’hommes, de femmes ou de groupes mixtes qui tra­vail­lent sur des réper­toires de danse, de chant, de poèmes ou de textes dif­férents).
Le groupe de douze à quinze actri­ces est dis­parate tant en âge qu’en qual­ité. Cer­taines en sont au début de leur appren­tis­sage et don­nent à l’ensemble un aspect quelque peu ama­teur. Les physiques sont extrême­ment dif­férents (impos­si­ble d’y dis­tinguer Hutu, Tut­si ou Twa). On remar­que cepen­dant d’emblée deux jeunes filles qui por­tent leur art à un haut niveau ; or la danse qui s’effectue demande un engage­ment et une impli­ca­tion physique très aigus.
L’une de taille rel­a­tive­ment petite, au physique très solide, cheveux courts, très cré­pus, coupés stricte­ment, danse cepen­dant avec une grâce par­ti­c­ulière, une cer­taine majesté, en tout cas beau­coup de sérieux : « elle est là », tout le temps, d’une présence remar­quable, tout sem­ble « juste », fait avec soin, d’une grande beauté scénique. L’autre, plus élancée, plus élé­gante, chevelure défrisée et tra­vail­lée, joue remar­quable­ment sur la séduc­tion de la danse, les rup­tures de rythmes, d’audacieuses avancées sur l’avant-scène.
Sur les pre­miers sièges de la salle, un groupe de femmes plus âgées et d’hommes d’âge mûr sou­tient les chants, rythme des mains ou bat le tam­bour.” “On y décèle aus­si deux femmes aux voix d’une très grande qual­ité. Sou­vent, pen­dant l’exercice, Jeanne, impéri­ale, vient à l’avant indi­quer et soutenir le mou­ve­ment, le rythme, le chant.
Retour au repas d’accueil, bro­chettes de bœuf et cuiss­es d’un poulet ferme et goû­teux, cor­dial­ité ; Jean-Chrysos­tome est revenu avec une bouteille de vin de banane, fab­riqué par sa mère et réservé aux grandes occa­sions.

Puis imper­cep­ti­ble­ment, Thar­cisse sort « le grand jeu » ; « jeu » certes, mais en prise directe avec le cœur même des réal­ités qui nous préoc­cu­pent et où deux heures durant, il déploie la vraie élo­quence du coryphée, où la dis­pute n’est rhé­torique que pour mieux préserv­er le car­ac­tère aigu et acéré des attaques. Dans notre direc­tion d’abord, pour tor­dre le cou – sait-on jamais ? – au mythe des eth­nies et nous ren­voy­er, par le réc­it, aux clans anciens, aux généalo­gies con­nues, à la tra­di­tion orale et aux doc­u­ments qui décrivent les lig­nages et les anci­ennes chef­feries qui, con­sti­tuées au siè­cle dernier, per­sis­tent au-delà du pre­mier tiers de ce siè­cle, com­posées autant de Hutu que de Tut­si, d’agriculteurs et de pas­teurs ; le réc­it passe en revue les liens qui unis­saient les dif­férentes class­es de la société, les rap­ports sub­tils et com­plex­es qui organ­i­saient un équili­bre entre elles ; choses que nous avons approchées par nos recherch­es, mais mag­nifiées ici par le verbe et la nar­ra­tion.
Puis, sub­tile­ment, l’attaque se déplace de façon très pointue vers Jean-Chrysos­tome, comme représen­tant de l’Église, dont l’action mêlée à celle du colo­nial­isme a détru­it la civil­i­sa­tion exis­tante et porte toute la respon­s­abil­ité de la con­fec­tion d’une idéolo­gie raciale et géno­cidaire.
Les pre­mières attaques fusent sur l’appropriation des ter­res par l’Église (qui en pos­sède encore aujourd’hui quelque 15%), qui y a fait ériger la plu­part de ses biens par une pop­u­la­tion corvéable à mer­ci. Toute la casu­is­tique ne peut venir au sec­ours du recteur pour défendre le bien-fondé de l’utilisation actuelle de ces ter­res, qui n’ont en tout cas aucune util­ité pour les veuves et les orphe­lins du géno­cide, non plus que pour les réfugiés qui ont toutes les dif­fi­cultés à retrou­ver un lopin suff­isant à assur­er leur exis­tence. Chaque attaque à l’adresse de Jean-Chrysos­tome est cepen­dant tem­pérée par la référence à ses actes exem­plaires pen­dant le géno­cide : Thar­cisse rap­pelle qu’il est allé jusqu’à soign­er les blessés avec le vin de messe quand il n’y avait plus rien d’autre ; il a caché les rescapés et s’est caché lui-même dans le pla­fond de la salle où nous sommes pour échap­per aux machettes des mil­ices. Impos­si­ble de décrire par le menu tout le réc­it, où le géno­cide est au cen­tre, sinon point­er quelques for­mules sai­sis­santes que les études con­nues ne relèvent pas sou­vent.

« Il n’a pas fal­lu atten­dre 1990 pour voir débar­quer les Français » : les Pères blancs sont là depuis le début et ont tout instal­lé par leurs exac­tions vis-à-vis de la pop­u­la­tion. Le pre­mier acte du géno­cide a été de « manger le veau ». Lorsqu’en 1916, les 25 000 sol­dats de la Force publique con­go­laise ont pénétré au Rwan­da et se sont instal­lés à Kigali, la pop­u­la­tion était rançon­née de 300 vach­es par jour pour les nour­rir ; elles étaient abattues en un lieu qu’on appelle encore aujourd’hui l’Abattoir ; et pour les officiers blancs, on sac­ri­fi­ait des veaux. Or le roi lui-même n’avait pas le droit de manger du veau ; « on ne mange pas son pro­pre enfant, son nou­veau-né ». C’était aus­si la pre­mière fois qu’on pre­nait la vache pour soi. Le roi, un chef, un pro­prié­taire de trou­peau pou­vait repren­dre une vache à quelqu’un qui avait démérité, mais c’était tou­jours pour la don­ner à quelqu’un d’autre qui l’avait méritée.
Ain­si, le réc­it du choryphée Thar­cisse déroule-t-il toute la destruc­tion de la cul­ture rwandaise pour aboutir à la con­struc­tion de l’ethnisme d’où sort le géno­cide, et où l’Église est impliquée jusqu’au cou. La hiérar­chie catholique qui organ­ise les con­férences et les col­lo­ques sur « Des prêtres s’interrogent, des prêtres s’accusent » n’obtient de Jean-Chrysos­tome qu’une mai­gre défense ; pas moyen de déter­min­er de quoi au juste les prêtres s’accusent ; on com­prend que leur préoc­cu­pa­tion est plus proche de celle d’un Guy The­u­nis qui s’interroge sur la manière de struc­tur­er « une nou­velle pas­torale »2.

Lun­di 20 juil­let 1998.
Nou­velle ren­con­tre avec Thar­cisse Kalisa.
Il revient d’une tournée dans le pays avec un groupe d’écrivains africains aux­quels, notam­ment, il fait vis­iter les sites du géno­cide. On sait com­bi­en le gou­verne­ment actuel est atten­tif à ce que la mémoire y soit préservée, notam­ment par l’édification d’ossuaires. Thar­cisse est encore boulever­sé par l’incident qu’ils ont vécu sur le site de Nyarubuye, où des pris­on­niers en uni­forme les ont pris vio­lem­ment à par­tie : « Vous êtes comme des chiens, nous avons pris la chair, main­tenant vous venez flair­er les os ».

L’atelier s’organise ; chaque jour nous ren­con­trons un groupe dif­férent : hommes, femmes, hommes et femmes mélangés. Toute la pre­mière semaine sera davan­tage con­sacrée aux dans­es et à ce qu’elles expri­ment.
Pro­gres­sive­ment, au-delà des impres­sions esthé­tiques fortes, nous essayerons d’en décoder le sens inscrit fon­da- men­tale­ment dans la société rwandaise dom­inée par la vache qui y con­stitue une valeur socio-politi­co-cul­turelle.

Dans le lan­gage, tout ce qui est noble, utile et beau est com­paré à la vache. Dans la danse, toutes les phas­es et les ter­mes qui y sont relat­ifs se rap­por­tent à la vache : nom d’un trou­peau – Ntag­ishyi­ka –, nom rap­pelant telle couleur de la vache : Ibi­hogo, Indan­ga­m­a­ga­ju (brun, brun mar­ron, etc.). Bien sûr, nom­bre d’appellations de dans­es imi­ham­i­ri­zo rap­pel­lent la guerre et les hauts faits guer­ri­ers : Inco­goz­abahizi, Indi­tir­wabahizi, Incami­hi­go, Ishya­ka… (Affaib­lis­seurs des enne­mis, l’Émulation…).
D’une manière générale, on peut dire, tout en sachant qu’on est loin d’en traduire la richesse et la com­plex­ité, que chaque danse com­prend trois phas­es dont les appel­la­tions rap­pel­lent évidem­ment la vache.
Gutan­ga Inka : « Intro­duire la vache ». C’est la phrase qui annonce la danse, vocale­ment d’abord ; un des danseurs cite d’une voix forte le nom de la danse qui
va suiv­re, puis indique les pas qui vont suiv­re ; les pas sont repris par un duo ou par un trio. Ce groupe donne ain­si le rythme, en exé­cu­tant quelques pas ini­ti­aux
de la danse annon­cée.
Kwaki­ra Inka : « Recevoir la vache ». Il s’agit de recevoir et de repren­dre les pas de la danse annon­cée ; toute la troupe des danseurs présents sur la scène reprend le motif exé­cuté par le soliste, le duo ou le trio et enchaîne avec toute la danse jusqu’à sa con­clu­sion.
Kug­wa Mu Nka : « Tomber au milieu des vach­es ».
Cette dernière par­tie est générale­ment con­sti­tuée par des pas per­cu­tants qui con­stituent le sum­mum de la danse. Cette fin tombe sou­vent avec force et de façon inat­ten­due au moment où les tam­bours et les chants se déchaî­nent.

Nous avons pu voir, au cours des semaines, la plu­part des dans­es guer­rières imih­m­i­rizio dont glob­ale­ment le réper­toire est lim­ité à cinq, et ce y com­pris la danse d’entrée sur scène qui se fait sur le rythme de l’Ikondera. Nous avons même eu droit, chose très rare, à la danse d’entrée qui se fait sur le rythme Umusam­bi ( la grue couron­née) joué sur les trompes Amakon­dera.
Ces dans­es sont : Umuth­hano ou danse d’introduction du verbe Gutuha, ren­tr­er, ren­tr­er sur scène ; Ruhame : « Force et vir­tu­osité » ; Ntag­ishyu­ka : « Nous n’avons peur de rien » ; Mure­bun­yur­we : « Regarde le et appré­cie » ; Guso­ho­ka : exhi­bi­tion en solo.
Cette dernière danse nous a notam­ment per­mis de voir la per­for­mance d’un danseur Twa, exé­cu­tant des bons prodigieux (au vu de sa petite taille) au-dessus des tam­bours.
D’autres séances de tra­vail ont été con­sacrées à l’interprétation de textes, en français et en kin­yarwan­da. D’autres encore nous ont per­mis d’entendre des chants – chants tra­di­tion­nels ou créa­tions con­tem­po­raines notam­ment sur le géno­cide ou sur le spec­ta­cle des con­séquences du géno­cide – en solo ou en groupe ; cer­tains d’une très haute qual­ité et d’une grande force d’émotion. D’autres enfin, ont été con­sacrées à la répéti­tion des textes d’intervention filmés, de ceux que nous appelons dans le spec­ta­cle « les fan­tômes élec­tron­iques ».

  1. Jeanne Kayite­si fait aujourd’hui par­tie du Choeur des Morts, ain­si que son mari, Augustin Majyam­bere. ↩︎
  2. Guy The­u­nis, LES CRISES POLITIQUES AU BURUNDI ET AU RWANDA 1993 – 1994, Édi­tions Kar­ta­la, 1995. ↩︎

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Écrit par Max Parfondry
Après des études de let­tres à l’Université de Liège, Max Par­fondry se con­sacre essen­tielle­ment au théâtre. Pro­fesseur d’Art...Plus d'info
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