La question de la question de la Vérité
Entretien
Théâtre
Parole d’artiste

La question de la question de la Vérité

Le 10 Avr 2001
L’ANNONCE FAITE À MARIE.
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L’ANNONCE FAITE À MARIE.
L’ANNONCE FAITE À MARIE.
Article publié pour le numéro
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives ThéâtralesRwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
67 – 68
« La question de la question de la vérité», expose la thématique des années 1990-1996, période à peine esquissée dans l’article précédent. C’est à ce moment que deux acteurs du Groupov, Francine Landrain et François Sikivie écrivent et réalisent deux spectacles : LULU-LOVE-LIVE (écrit en résidence à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon) et BROLL. Parallèlement, Jacques Delcuvellerie entreprend le triptyque « Vérité », retour temporaire au répertoire, qui va de L’ANNONCE FAITE À MARIE de Paul Claudel à LA MÈRE de Brecht en passant par TRASH (A LONELY PRAYER) de Marie-France Collard et Jacques Delcuvellerie. Ce texte est une réflexion proposée en introduction au programme de LA MÈRE ; on y décèle ce qui va conduire directement ensuite à RWANDA 94.

AU FOND, c’était tou­jours la même prob­lé­ma­tique qu’en 1980, mais au lieu de vivre et de créer une sorte « d’esthétique des Restes », je voulais essay­er de me tenir en face des auteurs d’un temps où une forte con­cep­tion du monde était en dia­logue, chez eux, avec leur créa­tiv­ité.
C’était le tra­vail que je m’étais don­né pour un temps, c’est-à-dire quelques années seule­ment, autour d’un trip­tyque, une entre­prise à trois volets autour de la « ques­tion-de-la-vérité » : la con­fronta­tion à des auteurs qui assumaient l’existence d’une vérité et le dia­logue de leur œuvre avec cette con­cep­tion. Ce qui est revenu, finale­ment, à faire un trip­tyque sur la ques­tion de la souf­france humaine.
Parce que, quand j’essaie de voir et d’expliquer rapi­de­ment et sans doute trop som­maire­ment, trop bru­tale­ment, ce qu’il y a de com­mun entre les trois volets du trip­tyque, c’est-à-dire L’ANNONCE FAITE À MARIE de Paul Claudel, TRASH (A LONELY PRAYER) de Marie-France Col­lard et LA MÈRE de Bertolt Brecht, s’il y a quelque chose qui les définit d’une manière rapi­de mais non pas réduc­trice, c’est la ten­ta­tive d’une réponse à la ques­tion de la souf­france humaine.
Et sans doute étions nous naïfs de ne pas nous être aperçus que c’était ça, au fond, la ques­tion de la vérité.

La vie humaine est perçue avant tout comme une souf­france par la plu­part des êtres, dans tous les âges de l’humanité. Pas exclu­sive­ment certes, mais d’abord elle est peine, d’abord elle est souf­france (en tous cas c’est comme ça dès l’exclusion du jardin d’Éden dans notre civil­i­sa­tion). Elle est perçue égale­ment comme cela dans le boud­dhisme, par exem­ple.
Chez Claudel, il y a une réponse chré­ti­enne : la souf­france a un sens tran­scen­dant.
C’est évidem­ment une réponse très dif­férente de ce que les chré­tiens en général assu­ment aujourd’hui, en tous cas les catholiques des pays rich­es. Mais enfin, dans la Bible, la souf­france résulte claire­ment de notre péché. Elle est une con­séquence d’un acte qui lie l’humanité entière dans une faute qu’elle a com­mise envers Dieu.
Néan­moins, elle est égale­ment aus­si une chance de con­tact priv­ilégié avec Dieu puisque les souf­frances de cha­cun, ce qu’on a cou­tume d’appeler tra­di­tion­nelle­ment son chemin de croix, peut, si c’est vécu chré­ti­en­nement, nous lier au sac­ri­fice même du Christ et par­ticiper à la rédemp­tion de l’humanité. Donc elle n’est pas seule­ment châ­ti­ment, mais égale­ment occa­sion de salut. Et ceci est val­able, non seule­ment pour l’individu dans « son chemin de croix per­son­nel » (et de la même manière dont il assume les souf­frances de l’existence comme un sac­ri­fice et une offrande à Dieu), mais aus­si pour l’histoire col­lec­tive de l’humanité dans son rap­port au Créa­teur.
C’était, jusqu’il y a peu, val­able dans le chris­tian­isme – qui ne s’y risque plus – et c’est évidem­ment tout à fait val­able dans le judaïsme : les événe­ments de l’histoire elle-même sont une par­tie du plan divin, en tous cas de l’économie glob­ale des rap­ports Dieu-Homme.

Dans la Bible, l’exode, la lutte con­tre les Égyp­tiens, les dépor­ta­tions à Baby­lone, etc., tout cela a non seule­ment une réal­ité his­torique mais égale­ment un sens spir­ituel, un sens sym­bol­ique. Une exégèse religieuse de l’histoire fai­sait jadis par­tie inté­grante de la vision catholique. Étant bien enten­du que pour un véri­ta­ble croy­ant ce ne sont pas pure­ment des sym­bol­es : ce sont des événe­ments qui ont réelle­ment eu lieu.
Par exem­ple, Claudel, dans L’ANNONCE FAITE À MARIE, donne un sens non seule­ment à la souf­france de Vio­laine frap­pée de la lèpre, un sens à la souf­france de Mara qui perd son enfant, un sens à ce qu’il soit ressus­cité, à ce que Vio­laine meure, tuée par sa sœur, tout cela n’étant que des événe­ments infimes dans l’histoire de ce siè­cle, mais, de sur­croît, Claudel présente cette mort, ces souf­frances de la petite Vio­laine comme une espèce de con­tri­bu­tion mys­térieuse à l’histoire de Jeanne d’Arc, c’est-à-dire la fin pro­gres­sive du schisme en Occi­dent, le rétab­lisse­ment du roi de France et son sacre, qui entraîn­era la fin de la divi­sion du roy­aume de France. Claudel fait ain­si par­ticiper explicite­ment Vio­laine, par sa petite vie et son sac­ri­fice obscur, à quelque chose qui est un événe­ment his­torique sur lequel Dieu a un regard et une volon­té.

Il y a dans la réponse intégriste/intégrale de Claudel, une vision du catholi­cisme qui pré­tend pou­voir ren­dre compte de tous les événe­ments de la vie humaine et de la col­lec­tiv­ité comme ayant un sens dans la rela­tion fon­da­men­tale de la créa­tion avec Dieu, de la créa­ture avec son créa­teur.
D’une cer­taine manière, cette vision du monde religieuse est aujourd’hui beau­coup moins total­isante dans la pra­tique et dans la vision du monde catholique occi­den­tal gavé. Mais cela existe encore très fort dans le Tiers-monde ou dans la foi pop­u­laire islamique. Ain­si, même s’il est assez dif­fi­cile d’admettre que Dieu tolère (ou provoque) de grandes souf­frances, de grands maux, qu’ils soient indi­vidu­els (comme de per­dre un enfant tout jeune) ou col­lec­tifs (dépor­ta­tions, mas­sacres), il est quand même ras­sur­ant de se dire que cela a un sens et une final­ité.

De sur­croît, on peut encore et tou­jours prier, et même faire quelque chose pour son prochain. On peut aus­si iden­ti­fi­er sa foi à un com­bat pour la jus­tice, etc. Pour Claudel, tout est part du plan divin.
Christophe Colomb, par exem­ple, c’est la décou­verte du Nou­veau Monde ; donc, enfin, le globe ter­restre devient une seule boule sur laque­lle le catholi­cisme va pou­voir se répan­dre et uni­fi­er entière­ment la créa­tion dans la vérité. « Allez enseign­er toutes les nations ! », etc. L’évangile fran­chit une nou­velle étape, un champ nou­veau lui est ouvert : uni­fi­er toute l’humanité.

Avec Brecht et la pen­sée matéri­al­iste, dialec­tique et his­torique, nous sommes aux antipodes. La souf­france n’a pas plus de sens tran­scen­dant que l’univers lui-même.
La souf­france a des orig­ines matérielles, celles des phénomènes naturels que nous pou­vons étudi­er, con­naître, et des caus­es humaines égale­ment con­naiss­ables. Dans la con­nais­sance de ces caus­es nous pou­vons engager la lutte pour chang­er notre rap­port à la réal­ité, pour trans­former celle-ci et, dans cette lutte, l’homme lui-même se trans­forme, se crée : « Le des­tin de l’homme, c’est l’homme » (Brecht, LA MÈRE). L’homme pro­duit sa lib­erté dans la recon­nais­sance de ses déter­mi­na­tions et dans la lutte pour trans­former son rap­port à elles. C’est le sujet de LA MÈRE.

LA MÈRE.
Photo Lou Hérion.
LA MÈRE. Pho­to Lou Héri­on.

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