Célébrer Louvet ?
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Célébrer Louvet ?

Le 31 Jan 2001
Article publié pour le numéro
Jean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives ThéâtralesJean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives Théâtrales
69
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DE JEAN LOUVET, il y a ce qu’on dit, ce qu’on écrit. Il y a ce qu’il dit. Lou­vet par­le, Lou­vet est par­lé. Mais ces voix son­nent, à les enten­dre de près, comme un écho défor­mé. Proche de l’archétype de l’écrivain engagé, Lou­vet est por­teur d’un dis­cours, d’une vision de la société dans laque­lle il vit. Auteur d’une œuvre, le voici au Con­seil nation­al d’art dra­ma­tique, tit­u­laire d’une Chaire de poé­tique à l’Université Catholique de Lou­vain, prési­dent de la Société des Auteurs Dra­ma­tiques, inter­locu­teur du Prix Nobel de Lit­téra­ture, Gao Xingjian, révéla­teur de la con­science ouvrière à l’usage des jeunes généra­tions … Guère de débat croisant art et poli­tique où il ne soit sol­lic­ité, pas de réflex­ion sur l’i­den­tité wal­lonne sans sa par­tic­i­pa­tion. Lou­vet ressem­ble à un porte-parole, l’écrivain incon­tourn­able d’une com­mu­nauté qui le con­tourne cepen­dant quelque peu. 

Lou­vet par­le et est par­lé. Loin des pro­tag­o­nistes brechtiens, un per­son­nage se crée, un type plutôt nat­u­ral­iste, le pro­duit d’une classe, d’un milieu social. Étrange­ment, au fil du temps, une sorte de métadis­cours s’est élaboré qui, peu ou prou, ne dit que l’im­por­tance de Lou­vet. Célébr­er Lou­vet, comme le sig­nifi­ant pro­téi­forme d’un signe qui ne ren­ver­rait à rien d’autre. Une atti­tude qui génère une plus-val­ue sym­bol­ique ou qui fait l’économie du sens, l’économie de la con­fronta­tion. 

Mais, de Lou­vet, il y a ce qu’on ne dit guère : pourquoi, mis à part L’AN I en 1963, jamais de pièce au Théâtre Nation­al de Bel­gique, pourquoi seule­ment deux pièces au Varia, pourquoi, forte d’une telle célébra­tion, cette œuvre n’est-elle pas davan­tage présente sur les « grandes » scènes ? Célébré, Lou­vet reste mal­gré tout décen­tré. Très tôt, il est édité en France (aux édi­tions du Seuil), il ren­con­tre des fig­ures du théâtre inter­na­tion­al comme Hélène Weigel ou Bernard Dort, tra­vaille avec les per­son­nal­ités du Jeune Théâtre en Bel­gique (Marc Liebens, Philippe Sireuil, Michèle Fabi­en, Jean-Marie Piemme)… Dans le même temps, il ancre sa com­pag­nie de théâtre-action à La Lou­vière, s’en­gage sur le Man­i­feste pour une cul­ture wal­lonne, écrit sur com­mande (notam­ment de la Région Wal­lonne et de l’Institut Jules Destrée pour LE COUP DE SEMONCE). Lou­vet adhéra au Par­ti Social­iste Belge, s’en fit exclure, s’engagea dans le Par­ti Wal­lon des Tra­vailleurs, fut can­di­dat aux élec­tions lég­isla­tives, res­ta délégué syn­di­cal tout en cri­ti­quant les struc­tures, s’ap­procha du trot­skisme, s’en écar­ta… Il prend la parole dans Tou­di (revue dirigée par son ami José Fontaine), dans Les Cahiers Marx­istes, dans le Bul­letin de la Fon­da­tion André Renard… Pour affirmer et revendi­quer une iden­tité wal­lonne, pour forcer sa recon­nais­sance puis, sa con­nais­sance. 

Avec la fédéral­i­sa­tion de la Bel­gique, le dis­cours évolue. Si une des reven­di­ca­tions se trou­ve sat­is­faite par l’in­stau­ra­tion des régions, l’en­tité représen­tée par la Com­mu­nauté française con­stitue, aux yeux de Lou­vet, un nou­veau frein à l’é­man­ci­pa­tion wal­lonne : « Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est un acte fon­da­teur entre la Région wal­lonne et la Région brux­el­loise, qu’elles se met­tent d’ac­cord pour revoir la Com­mu­nauté française. Après cet acte poli­tique, chaque région ver­ra ce qui lui revient, de quoi elle a besoin, et elles pour­ront décider quelles sont leurs ressem­blances, qu’il faut affirmer, et quelles dif­férences il faut mar­quer. Revoir la Com­mu­nauté, ce n’est pas s’affaiblir vis-à-vis du mou­ve­ment fla­mand comme dis­ent cer­tains. C’est, au con­traire, devenir beau­coup plus forts vis-à-vis de nous-mêmes, en com­mençant par se con­naître soi-même. Jusqu’à présent, le sai­sisse­ment de ce que nous sommes n’a pas eu lieu. Les Wal­lons n’ont pas opéré cette muta­tion néces­saire au niveau de l’enseignement, de l’histoire, de la cul­ture, des médias. »1

Une prise de parole directe et directe­ment poli­tique qui ren­con­tre une veine région­al­iste très cir­con­specte quant à la Flan­dre. La réso­nance sym­bol­ique de l’œuvre a‑t-elle souf­fert, dans cer­tains lieux, des pris­es de parole de son auteur ? Ce n’est pas impens­able tant il est vrai que revoir le partage du « gâteau cul­turel » entre la Wal­lonie et Brux­elles redis­tribuerait for­cé­ment des cartes … 

L’œu­vre, toute­fois, ne devient pas tri­bune poli­tique. Art du col­lec­tif, art de l’immédiateté, de la simul­tanéité de la prise de parole et de sa récep­tion, le théâtre, para­doxale­ment, intéresse Lou­vet par le biais du regard. Voir et être vu s’apparentent, dans l’u­nivers lou­ve­tien, à une attes­ta­tion d’ex­is­tence. 

Con­quérir le droit au regard devient un enjeu social voire his­torique. Car ce com­bat est aus­si une ten­ta­tive pour s’in­scrire dans le temps.2

Ain­si, LE SABRE DE TOLÈDE met en scène un acte du regard tou­jours un peu voisin du voyeurisme. Inspirée d’un livre de pho­togra­phies sur les loge­ments soci­aux, la pièce décline, en une série de tableaux, dif­férentes pos­tures du regard. De la séance de dia­pos­i­tives en famille aux pho­togra­phies d’intérieurs en pas­sant par le réc­it de faits divers, une forme d’imaginaire social prend sa source dans un jeu de points de vue. Pho­tos de voy­ages, de com­mu­nion, traces du passé, clichés inévita­bles, le texte souligne le statut très cod­i­fié de l’image dans cer­taines couch­es sociales. Le façon­nement du regard aus­si. Un regard qui veut capter, figer dans Le temps et l’espace, y fix­er ce qui, tou­jours, s’en échappe ou ne sem­ble pas y avoir de place. Comme si le corps pro­lé­tarisé n’avait pas de rap­port immé­di­at à lui-même, l’image (du pho­tographe ou de l’auteur) le fait advenir. En dif­féré. De ce décalage résulte tou­jours une perte, une désil­lu­sion, la mélan­col­ie du théâtre de Jean Lou­vet. Car l’effet nat­u­ral­iste de la pho­togra­phie est un leurre, il tend à faire croire que ce que nous voyons là — ces vis­ages, ces intérieurs — est de toute éter­nité, immuable, uni­versel. 

En réponse, inter­vient alors le dis­cours. Les mots de Lou­vet créent une dis­tance qui vient per­turber l’il­lu­sion mimé­tique. Loin du com­men­taire, le texte sans cesse souligne, accentue les clichés du monde ouvri­er. Il crée ain­si un imag­i­naire cri­tique où se trou­ve mis en ques­tion le car­ac­tère car­i­cat­ur­al des usages de cette classe sociale et Le tra­vail de réi­fi­ca­tion qui s’opère à son égard. Non, vous ne me dérangez pas : vide, latence, béance, disponi­bil­ité à ce qui vient, absence à soi-même, attes­ta­tion de l’infinie supéri­or­ité de l’autre, celui qui est ailleurs et qui existe. Norme et con­trôle intéri­or­isés, aucune révolte n’est pos­si­ble : On a fait son devoir. Par son car­ac­tère heurté, syn­copé, le dis­cours brise net l’év­i­dence pour laiss­er sur­gir la vio­lence. Vio­lence faite, subie : tout qui s’amenuise, s’efface et ne sait pas qu’il l’accepte. Là où le regard échoue à révéler l’ex­is­tence des zones d’ombre du social sinon sous la forme de clichés, l’écri­t­ure insuf­fle le mou­ve­ment, décou­vre les proces­sus. L’homme éludé, gom­mé, prend alors corps en plusieurs dimen­sions. Car, au delà de la décon­struc­tion d’in­nom­brables formes d’aliénations — dont la ten­ta­tion de la bour­geoisie qui hante le pro­lé­tari­at ou le ter­ror­isme de la sci­ence — il reste inéluctable­ment une part d’utopie dans le théâtre de Lou­vet.

  1. Extrait d’une inter­view de Jean Lou­vet, parue dans le jour­nal Le Matin, le 4 sep­tem­bre 1998. ↩︎
  2. Inédit que nous pub­lions dans ce numéro. ↩︎
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Écrit par Nancy Delhalle
Nan­cy Del­halle est pro­fesseure à l’Université de Liège où elle dirige le Cen­tre d’Etudes et de Recherch­es sur...Plus d'info
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