Eugenio Barba La circonférence dont chaque point se croit le centre
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Eugenio Barba La circonférence dont chaque point se croit le centre

Entretien avec Brigitte Kaquet

Le 9 Jan 2001

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Jean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives ThéâtralesJean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives Théâtrales
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BRIGITTE KAQUET : Dès son orig­ine le con­cept des marges, des lim­ites, a été au cen­tre de la pra­tique et de la vie de l’Odin Teatret. Estimez-vous qu’il s’agis­sait d’une prise de posi­tion volon­taire ou d’un hasard cir­con­stan­ciel ? Ce con­cept avait-il un fonde­ment poli­tique ? Com­ment le reliez-vous à une autre idée-force de votre pra­tique théâ­trale qui est la thé­ma­tique de la résis­tance ? 

Enge­nio Bar­ba : Il n’y avait pas de marges quand j’ai com­mencé, au siè­cle dernier, en 1964. Le théâtre était un cer­cle par­fait, chaque point de la cir­con­férence était un édi­fice avec un directeur qui choi­sis­sait acteurs et textes, c’é­tait un corps de nor­mal­ité artis­tique sans boss­es, ver­rues ou inflam­ma­tions. On était un point de cette cir­con­férence ou on n’ex­is­tait pas. La var­iété et la richesse des anom­alies théâ­trales étaient encore à venir. Les pre­mières années de l’Odin Teatret en Norvège ont été un appren­tis­sage à endur­er un état d’invisibilité, d’é­vanes­cence. Au théâtre, c’est le regard d’autrui qui te donne une iden­tité, une sig­ni­fi­ca­tion et une valeur. Pen­dant longtemps toutes nos forces étaient engagées à rester en vie dans ce con­texte qui te con­damnait à mort. Les con­di­tions nous ont obligé à « résis­ter ». 

Avec le temps, le terme « résis­ter » a pris pour moi des sig­ni­fi­ca­tions dif­férentes : résis­ter aux ten­ta­tions du suc­cès, lut­ter con­tre la répéti­tion, douter de ce que dis­ent mes par­ti­sans et dis­ci­ples, surtout dire non à l’e­sprit du temps. Aujourd’hui, après 37 ans, « résis­ter » sig­ni­fie pour moi être le plus proche pos­si­ble des rêves et naïvetés de ce jeune homme de 28 ans qui fon­da l’‘Odin Teatret. C’est une île de lib­erté que j’ai bâtie avec mes cama­rades, c’est peut-être cela que sig­ni­fie être aux marges. 

B. K.: Com­ment ce tra­vail sur les lim­ites s’est-il dévelop­pé dans l’évolution de l’Odin Teatret, dans le spec­ta­cle, dans la vie ? Quelles en ont été les caus­es, les influ­ences ? Y‑a-t’il eu une évo­lu­tion des formes ? 

E. B.: Au début je voulais faire le théâtre par­fait de la cir­con­férence, mais je n’ai pas eu de chance. L’Odin s’est dévelop­pé dans une sit­u­a­tion d’ignorance, comme auto­di­dacte, brisant les con­traintes et con­stru­isant notre habi­tat par­ti­c­uli­er qui car­ac­térise aujourd’hui notre iden­tité. Nous n’avions pas d’édifice théâ­tral, sen­sé, pen­sion­snous, être le seul lieu où représen­ter des pièces. Nous avons util­isé les gym­nas­es des écoles. Aujourd’hui c’est nor­mal, mais en 1964 nous avons été les pre­miers à faire cela. Les mesures habituelles de 10 m sur 15 m d’un gym­nase sont dev­enues celles de notre « espace scénique » jusqu’à aujourd’hui. La dis­po­si­tion des spec­ta­teurs les uns vis-à-vis des autres, comme deux rivages d’un fleuve dans lequel s’é­coule le spec­ta­cle, nous a oblig­és à éla­bor­er un jeu, une présence de l’ac­teur entouré sans arrêt et de très près par les spec­ta­teurs. Ce dis­posi­tif scénique per­met des actions simul­tanées et empêche de domin­er la total­ité de l’e­space scénique. Le spec­ta­teur est obligé de déplac­er son regard et de faire son pro­pre mon­tage. Cette sys­té­ma­ti­sa­tion dans l’espace et la rela­tion avec les acteurs plonge le spec­ta­teur dans une con­di­tion de dépayse­ment et de stim­u­la­tion con­tin­uelle pour s’ori­en­ter. Comme tout débu­tant et auto­di­dacte, notre obses­sion était d’ap­pren­dre. La référence idéale était le théâtre de Gro­tows­ki que nous avons essayé d’imiter avec toutes nos éner­gies. Nous avions une vorac­ité gar­gantuesque, nous nous jetions sur tout : bal­let clas­sique, acro­ba­tique, études de Stanislavs­ki, ryth­mique, danse mod­erne, les con­seils de Dullin sur l’im­pro­vi­sa­tion — peut-être le meilleur texte sur ce sujet. Tout ce qui pou­vait frap­per notre curiosité et notre imag­i­na­tion était incor­poré dans notre proces­sus d’ap­pren­tis­sage que nous appel­lions train­ing et fai­sait l’objet d’ex­er­ci­ces. Après trois/quatre ans nous avons réus­si à dépass­er l’imitation d’autres pra­tiques, et à être capa­bles d’in­ven­ter nos pro­pres exer­ci­ces. Ça a été fon­da­men­tal, car un exer­ci­ce est une manière de penser avec tout le corps. Cela a con­sti­tué un tour­nant dans notre com­préhen­sion de l’art de l’acteur, de la rela­tion entre exer­ci­ces et proces­sus créatif pour un spec­ta­cle, pour décel­er l’in­for­ma­tion essen­tielle dans la forme stéréo­typée de l’ex­er­ci­ce. 

Les théâtres clas­siques d’Asie ont apporté beau­coup à mon creuset de met­teur en scène. Au début je les con­nais­sais par la lec­ture. J’ai eu la pos­si­bil­ité de les étudi­er en pro­fondeur après 1980, avec l’activité de l’‘ISTA, the Inter­na­tion­al School of The­atre Anthro­pol­o­gy. À ce moment, après 15 ans, mes acteurs avaient un tel bagage de savoir tech­nique qu’en réal­ité ce sont eux qui m’ont aidé à saisir les fonde­ments des tech­niques asi­a­tiques. Mais grâce à l’ISTA j’ai pu ren­dre objec­tive mon expéri­ence avec l’Odin Teatret sur la « présence » scénique et sur la pré­ex­pres­siv­ité. 

Une influ­ence très forte a été celle du théâtre lati­no-améri­cain. Plusieurs de ses per­son­nal­ités, anonymes ou con­nues, m’ont frap­pé par leur endurance au milieu de sit­u­a­tions ter­ri­bles, par­fois trag­iques. La qual­ité humaine de ces acteurs, met­teurs en scène et intel­lectuels me touchait beau­coup et leur ami­tié a eu beau­coup de sens pour moi. De là ce besoin de retourn­er avec l’Odin dans leur con­ti­nent. 

B. K.: Com­ment la thé­ma­tique de la résis­tance s’est-elle nouée, tis­sée à votre pra­tique ? Aujour­d’hui ces lignes de force vous appa­rais­sent-elles essen­tielles ? Pourquoi ?

PARADE MED FIGURER de l’Odin Teatret avec Iben Nagel Ramussen, Tom Fjordefalk; Italie 1975. Photo Tony D’Urso.
PARADE MED FIGURER de l’Odin Teatret avec Iben Nagel Ramussen, Tom Fjorde­falk ; Ital­ie 1975. Pho­to Tony D’Urso.

E. B.: Per­son­ne ne peut vivre sans don­ner une jus­ti­fi­ca­tion et un sens à ses actes. Je pou­vais bien être de gauche, cela ne m’aidait pas dans mes pre­miers pas pro­fes­sion­nels, per­son­ne ne me pre­nait en con­sid­éra­tion, surtout les « révo­lu­tion­naires » qui trou­vaient obscène notre lim­i­ta­tion du nom­bre de spec­ta­teurs, et for­mal­iste et éli­taire l’enchevêtrement dra­maturgique de nos spec­ta­cles. J’ai dû vite me redéfinir le terme « poli­tique ». Cela n’avait rien à voir avec l’idéolo­gie, mais avec la « polis », la ville et Le con­texte dans lequel on œuvre. Poli­tique sig­ni­fie pren­dre posi­tion vis-à-vis de l’e­sprit du temps, des raison­nements « judi­cieux », des normes dom­i­nantes, qu’elles soient de gauche, du cen­tre ou de droite. 

Par exem­ple l’Odin n’est pas resté dans une cap­i­tale, mais s’est déplacé dans une ville de province où il a réus­si à se faire accepter et à exercer une influ­ence sur les poli­tiques et la pop­u­la­tion locale en dépit de son « étrangeté » artis­tique et de ses mem­bres étrangers. L’Odin peut faire des spec­ta­cles pour un pub­lic « pop­u­laire » de cen­taines de per­son­nes. Mais le noy­au de son iden­tité est caché dans ses mis­es-en-espace soigneuses d’une céré­monie « démoc­ra­tique » pour 40, 50, max­i­mum 100 spec­ta­teurs, garan­tis­sant, à cause de la prox­im­ité, le max­i­mum d’impact sen­soriel à cha­cun d’eux. Nous nous sommes acharnés — et c’est très dur — à préserv­er un ensem­ble per­ma­nent, un groupe, qui développe les affinités artis­tiques de ses com­posants, mais surtout stim­ule leur indi­vid­u­al­isme. Le même salaire, les mêmes droits et surtout la même dis­ci­pline. Nous croyons que le théâtre n’est pas seule­ment l’ex­ploit artis­tique d’un spec­ta­cle orig­i­nal, mais représente une micro-cul­ture, un milieu qui bâtit des rela­tions durables et dens­es de sens avec sa ville, ses spec­ta­teurs dans dif­férents pays et même avec des gens qui ne nous ont jamais con­nus. 

Nous avons pra­tiqué cela avec une ténac­ité due à notre naïveté. D’autre part nous n’avions aucune alter­na­tive. L’Odin Teatret était notre radeau, une épave pré­caire ou une drôle de fré­gate qui a réus­si à nav­iguer en dépit des tem­pêtes et des ports qui lui refu­saient l’escale. 

Julia Varley dans MR. PEANUT, Chili 1988, Odin Teatret. Photo Tony D'Urso.
Julia Var­ley dans MR. PEANUT, Chili 1988, Odin Teatret. Pho­to Tony D’Ur­so.

B. K.: Par­al­lèle­ment à une volon­té de frac­ture, de frag­men­ta­tion, de dépasse­ment, se dévelop­pent égale­ment les mélanges, les formes métis­sées, les intru­sions d’élé­ments d’autres cul­tures. Com­ment ces deux pôles entrent-ils en inter­ac­tion ?Y‑a-t’il volon­té con­sciente ? Dans quels spec­ta­cles, quelles expéri­ences, cet aspect est-il le plus per­cep­ti­ble ? Quelle en a été l’évolution ? 

E. B.: On trou­ve les pre­miers symp­tômes de cette évo­lu­tion dans LA MAISON DU PÈRE, créé en 1972, un spec­ta­cle sur la biogra­phie du jeune Dos­toïevs­ki. À cause des dif­férentes nation­al­ités des acteurs, nous avons pour la pre­mière fois con­stru­it une dra­maturgie sonore indépen­dante de toute sig­ni­fi­ca­tion séman­tique. La langue était un russe inven­té par les acteurs, avec des chan­sons, dans­es, un enivre­ment de vie et une ten­sion destruc­trice qui, à notre éton­nement, boulever­saient beau­coup de spec­ta­teurs sans qu’ils puis­sent en expli­quer rationnelle­ment les raisons. Nous nous sommes ren­du compte matérielle­ment que la force du théâtre con­sis­tait non seule­ment dans le mon­tage des signes sym­bol­iques de la com­mu­ni­ca­tion mais surtout dans l’im­pact des sig­naux biologiques des actions des acteurs.

Le sec­ond tour­nant a été le séjour de six mois en 1974 à Carpig­nano, un vil­lage de l’I­tal­ie du Sud. Là nous avons pra­tiqué le spec­ta­cle de rue : représen­ta­tions de clowns, inter­ven­tions brèves et dra­ma­tiques dans un patelin, sur une route de cam­pagne ou dans une périphérie urbaine. Nous avons inven­té le « troc », le spec­ta­cle de la réciproc­ité, une céré­monie d’échange de man­i­fes­ta­tions cul­turelles : l’‘Odin présen­tait ses parades et ses scènes et la pop­u­la­tion qui nous accueil­lait répondait à son tour avec l’ex­pres­sion de sa cul­ture : chan­sons, dans­es, biogra­phies des vieil­lards. 

B. K.: Dans son rap­port au pub­lic, lOdin Teatret a tra­vail­lé sur les marges, les lim­ites, en recher­chant de nou­velles formes d’in­ter­ac­tion, d’échanges : théâtre du troc, représen­ta­tions dans des lieux atyp­iques, etc. Quelle impor­tance accordez-vous, aujourd’hui, à cette démarche ? Quels en ont été les moments et formes les plus impor­tants ? 

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