La version « Didascalies » d’UN FAUST accomplit le théâtre critique*
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La version « Didascalies » d’UN FAUST accomplit le théâtre critique*

Le 23 Jan 2001
Patrick Descamps et Carmela Locantore dans UN FAUST, mise en scène Marc Liebens. Photo Danièle Pierre.
Patrick Descamps et Carmela Locantore dans UN FAUST, mise en scène Marc Liebens. Photo Danièle Pierre.
Patrick Descamps et Carmela Locantore dans UN FAUST, mise en scène Marc Liebens. Photo Danièle Pierre.
Patrick Descamps et Carmela Locantore dans UN FAUST, mise en scène Marc Liebens. Photo Danièle Pierre.
Article publié pour le numéro
Jean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives ThéâtralesJean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives Théâtrales
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*La présente étude pro­longe une inter­ven­tion faite à l’Université de Mul­house en octo­bre 1999 dans le cadre d’un col­loque con­sacré au « Dia­ble en Bel­gique » organ­isé par Éric Lys. 

AU SEIN du par­cours théâ­tral de Jean Lou­vet, UN FAUST occupe une posi­tion de balise déter­mi­nant un avant et un après. Pour la pre­mière fois, l’auteur s’y attaque à un mythe — qui plus est, à un des grands mythes de la tra­di­tion occi­den­tale issue de la Renais­sance —. Il le fait en out­re à une époque que l’on con­sid­ér­era un jour comme une charnière dans l’histoire de la généra­tion lit­téraire qui met un terme, en Bel­gique, à l’hégé­monie néo-clas­sique de l’après-guerre : 1985. 

Sit­u­a­tion de la pièce dans le panora­ma théâ­tral de l’époque

Les com­bats liés à la prise en compte de l’histoire et au refus de la déné­ga­tion de l’origine comme de l’i­den­tité (bel­gi­tude — man­i­feste wal­lon.) ont eu lieu — même s’ils sont loin d’avoir pro­duit tous leurs effets. Le pas­sage de l’État uni­taire à l’É­tat fédéral, com­bat auquel Lou­vet se voue alors depuis plus de vingt ans, est devenu irréversible. Le terme de la tran­si­tion signe en revanche la fin de la grande émul­sion lyrique des dix années écoulées et le retour en force d’une forme de quadrillage cul­turel qui atteste les pro­fondes péren­nités du mode de fonc­tion­nement poli­tique du pays au-delà du théâtre d’om­bres qui en agite sou­vent le devant de la scène. 

Au-delà et à l’intérieur de la Bel­gique se ressen­tent égale­ment, bien sûr, les effets du néo-libéral­isme tri­om­phant et de ce que l’on ne nomme pas encore la mon­di­al­i­sa­tion. Lou­vet est par­ti­c­ulière­ment sen­si­ble à leurs effets sur les men­tal­ités et les com­porte­ments des sujets. L’ou­vrage de Gilles Lipovet­sky paru en 1984, L’ÈRE DU VIDE — il est sous-titré ESSAIS SUR L’INDIVIDUALISME CONTEMPORAIN — le frappe tout par­ti­c­ulière­ment. 

La com­mande que Marc Liebens et Michèle Fabi­en passent à cette époque à l’auteur de L’HOMME QUI AVAIT LE SOLEIL DANS SA POCHE inter­vient donc dans un con­texte stratégique à plusieurs égards. Ce con­texte, le car­ac­térise une forme de cré­pus­cu­lar­isme1 par rap­port aux espérances, aux com­bats et aux idéolo­gies qui ont dom­iné les deux précé­dentes décen­nies. En ce qui con­cerne les deux com­man­di­taires, — pour eux aus­si, l’époque est déci­sive puisqu’il y va du nou­veau théâtre qu’ils incar­nent —, les enjeux sont tout aus­si essen­tiels. Il s’agit non seule­ment de con­fron­ter l’auteur wal­lon, dont ils n’ont cessé de démon­tr­er l’im­por­tance2, à un mythe qui dépasse ses ter­res d’origine, mais aus­si de creuser encore un peu plus leur con­vic­tion que la meilleure façon d’abor­der à ce moment l’histoire —et l’histoire de leur pays — est de réha­biliter le mythe3 d’une façon cri­tique, dialec­tique, mod­erne. 

Pub­lié dans la col­lec­tion « Didas­calies », dont Michèle Fabi­en est l’instigatrice, la pièce est dédiée à Marc Liebens qui a créé UN FAUST, en mai 1985, dans le théâtre de la rue de la Caserne qu’oc­cupe alors à Brux­elles l’Ensem­ble Théâ­tral Mobile4. Le livre s’achève par des remer­ciements à Jean-Marie Piemme, « qui m’a aidé à met­tre au point cette ver­sion du texte ». Le texte de 1986, qui servi­ra de base à cette étude, rassem­ble donc exem­plaire­ment un quatuor dont il fau­dra un jour écrire l’histoire. Quatuor décisif en matière d’his­toire du théâtre dans les trente dernières années du siè­cle ; de fig­ures belges fran­coph­o­nes de l’intellectuel(le) engagé(e); et de rap­port au poli­tique, au social, à l’historique et au cul­turel en Wal­lonie et à Brux­elles.

Dialec­tique et his­torique, l’im­por­tance de Philé­mon et Bau­cis 

Lou­vet s’in­spire bien sûr de Goethe, par­ti­c­ulière­ment du Pre­mier Faust. Il emprunte au sec­ond les per­son­nages de Philé­mon et Bau­cis aux­quels il accorde une place stratégique. Ceux-ci con­stituent en effet la scan­sion du texte. Ils for­ment un véri­ta­ble con­tre­point aux aven­tures de Faust avec Mar­guerite d’une part, avec Méphis­to de l’autre. 

En eux — à tra­vers eux —, l’auteur incar­ne non seule­ment les gens ordi­naires que drainent et cham­boulent les grands aléas de l’histoire du siè­cle mais entend inscrire une forme de con­ti­nu­ité avec son œuvre antérieure, ancrée dans l’histoire de la classe ouvrière wal­lonne. Les pro­pos et les sil­hou­ettes de ce cou­ple ne font-ils pas écho au cou­ple parental de CONVERSATION EN WALLONIE ou à Gabrielle et Léonce dans L’HOMME QUI AVAIT LE SOLEIL DANS SA POCHE ? ci, ce cou­ple âgé, qui s’est occupé d’en­fants issus de lits dif­férents, est, à l’in­star du jardin qui l’entoure — con­tre­point de celui de Mar­guerite —, un récep­ta­cle de sou­venirs face à un monde et à des per­son­nages qui essaient de vivre sans mémoire. Il témoigne égale­ment du heurt de cette sen­si­bil­ité avec la vio­lence aveu­gle du monde mod­erne. Il dia­logue enfin avec Faust, que les deux vieil­lards con­nais­sent depuis son enfance. Bau­cis le con­sid­ère comme son « enfant du vent ». Il n’est pas né d’elle. Faust est donc une sorte d’en­fant trou­vé et adop­té. Ses par­ents adop­tifs5 con­stituent dès lors, à la fois sa mau­vaise con­science, et l’incarnation de réminis­cences qui ont per­du pour lui toute per­ti­nence. 

Cha­cune6 des qua­tre7 scènes qui les con­cer­nent mas­sive­ment sont titrées « Maison­nette dans un jardin » et suiv­ies d’un chiffre romain alors que les autres séquences pos­sè­dent unique­ment leur titre8

L’u­til­i­sa­tion du diminu­tif « ette » n’est pas Le fruit du hasard. Il ren­voie à l’espace de la mai­son ouvrière wal­lonne, et à une forme d’humilité et d’ac­cord avec le monde. Elle con­sonne, en out­re, avec le titre même de l’œuvre qui fait précéder le nom du héros prométhéen de la tra­di­tion occi­den­tale d’un arti­cle indéfi­ni. Celui-ci ren­voie aus­si bien au fait que le Faust de Lou­vet n’en est qu’un par­mi d’autres, qu’à sa focal­i­sa­tion autour d’un per­son­nage guet­té par — et con­fron­té à — l’anonymat qui accom­pa­gne les formes de réi­fi­ca­tion des sociétés de con­som­ma­tion dites avancées au sein desquelles cette fig­ure fausti­enne, plus proche de l’intellectuel mod­erne au terme de son ère que du savant alchimiste de jadis, appa­raît comme un hapax, d’ailleurs jugé intolérable par le sys­tème. Pour les acteurs malé­fiques de la pièce, l’en­jeu con­siste pré­cisé­ment à éradi­quer l’anomalie de cette sur­vivance cri­tique et à ramen­er l’«incongru » dans le bercail de la con­som­ma­tion, de la séduc­tion et de la dilu­tion de soi ; de l’il­lu­sion de l’image et du virtuel. 

Le rôle struc­turel des qua­tre scènes qui met­tent en jeu Philé­mon et Bau­cis, comme leur pro­gres­sion, per­me­t­tent de dialec­tis­er le par­cours nou­veau de Faust inven­té par Lou­vet ; de lui fournir un con­tre­point cri­tique d’une part, de mesur­er la grav­ité des enjeux dont son par­cours est l’emblème, d’autre part. Car les deux vieux témoins du monde ouvri­er se voient eux aus­si cernés de plus en plus par la vio­lence et l’atomisation des sujets hap­pés par un néolibéral­isme dont on ne mesure pour­tant pas encore, en 1985, toute l’emprise sur Le corps et les imag­i­naires. 

Faust, « l’enfant qui n’ap­parte­nait à per­son­ne » (p. 32) est attaché à Bau­cis qui adore cet « enfant du bord du vent » dont elle a reçu plus d’amour que des enfants qu’elle a élevés. C’est en sa com­pag­nie qu’à l’heure des hautes neiges, et après avoir croisé les yeux noirs de la sor­cière du vil­lage, elle a décou­vert le « pre­mier tank améri­cain » de la Libéra­tion. Son arrivée, si elle met un terme à la troisième guerre qu’elle a con­nue, entrou­vre une ère que d’aucuns ont pu qual­i­fi­er de fin de l’histoire — celle qui met, en tous les cas, un terme aux songes et aux valeurs sur lesquels se sont jadis con­stru­its, et Faust, et Les idéaux d’émancipation venus du XIXᵉ siè­cle. Faust répond d’ailleurs très lucide­ment à cette mère de sub­sti­tu­tion qu’est Bau­cis : « Je ne peux plus rien faire de toi. Ni de tes sou­venirs. Rien ». 

Dans la sec­onde scène, qui con­fronte Faust et Bau­cis dans la maison­nette, la vieille femme rap­pelle ses heurts et mal­heurs avec les enfants des divers Lits qu’elle a éduqués ; ils ne lui ont don­né aucune ten­dresse et se sont mécon­duits. À deux repris­es, Faust com­mente, lui, lyrique­ment, le corps ancien des pau­vres — ceux qui four­nis­saient la chair à canon, comp­taient les pièces d’un franc et les grains de chapelet — et Les corps de l’aliénation con­tem­po­raine : « corps ponctuel, corps sans retards, sans mal­adie. Corps dedans très loin qui ne fait plus sur­face. Corps volé, acheté, ven­du, sans peau (…). Corps de cheveux qui n’ont jamais été des cheveux, corps qui net­toie, qui fab­rique, sans fard ou trop de fard, corps d’usage » (p. 45). Con­sciente de l’im­passe his­torique (« le pau­vre sera plus pau­vre, le riche sera plus riche »), Bau­cis reporte — et fan­tasme — sur Faust adulte toute sa ten­dresse. À quoi celui-ci répond par l’énon­cé de son impuis­sance à l’é­gard de ses sou­venirs et d’elle-même. Ce que Philé­mon, qui entre alors en scène, pro­longe en affir­mant : « Tout ce que tu racon­teras, on n’en fera jamais que des his­toires » (p. 46). 

La douz­ième scène se déroule à nou­veau dans la maison­nette. Elle voit Philé­mon pro­longer le por­trait de Faust et pré­cis­er la dialec­tique dans laque­lle se trou­vent pris les acteurs. Philé­mon rap­pelle aus­si, avec les détails con­crets chers à Lou­vet, la mis­ère qui était la leur au moment où s’est présen­té l’en­fant Faust. Il fut fasciné par ses yeux, crut les intéri­oris­er à l’é­gal d’un ser­ment impériss­able (p. 55), et ne cesse, depuis, de les exor­biter « sur l’hor­reur du monde ». Pour­suiv­ant sa brève rétro­spec­tion de leur his­toire, Philé­mon rétorque, à une allu­sion louangeuse de sa femme, que le pro­lé­tari­at a pris peu à peu « des allures de maître » et que « pen­dant ce temps, le maître a pris notre âme » (p. 55). Puis, s’adres­sant à Faust et remet­tant pro­fondé­ment en cause le mythe tra­di­tion­nel, Philé­mon assène que ce n’est pas Méphis­to qui a pris l’âme de Faust mais que c’est lui, l’intellectuel por­teur des espérances de trans­for­ma­tion et de libéra­tion qui est devenu « le dia­ble noir » (p. 55). / Par goût du pou­voir. / Faust nuance cette dernière asser­tion de Philé­mon en avançant que ce dont il a peur, c’est de lui-même. 

Un dia­ble induit et frag­ilisé 

Quel est donc ce Faust de Lou­vet ?Et à quel Méphis­to a‑t-il affaire ? 

On notera tout d’abord l’ex­tra­or­di­naire con­nivence qui existe entre ce dernier et Dieu. Un Dieu qui s’éloigne bien sûr des formes du Dieu chré­tien cru­ci­fié qui a jeté l’anathème aux marchands du Tem­ple pour ressem­bler au PDG de la multi­na­tionale mon­di­ale que ce texte décrit bien avant que le terme « mon­di­al­i­sa­tion » soit apparu sur toutes les lèvres occi­den­tales. 

Lorsque Mar­guerite ren­con­tre Méphis­to, dans la troisième scène inti­t­ulée « sans doute la plaine du monde mod­erne, là où l’image des choses importe plus que la chose elle-même », l’héroïne affirme qu’elle est lasse de vol­er. Elle ne trou­ve d’ailleurs plus que des babi­oles dont un objet, incon­nu à ses yeux, décou­vert « au bord de la route, dans une petite mai­son de Dieu ». Il s’agit d’un cru­ci­fix que « Méphis­to prend et cache der­rière son dos » sans émet­tre le moin­dre com­men­taire. La scène finale, elle, voit Méphis­to annon­cer à Dieu que « le Dieu d’amour se meurt entre des blocs d’hommes armés de ter­reur ». Dés­abusé, Dieu répond que tout cela résulte de la volon­té des hommes d’avoir voulu « façon­ner la terre à leur image » — « Résul­tat ? Un demi-mil­liard de télé­phones crépite chaque jour pour savoir que tout va mal ». Et Dieu de se deman­der s’il ne faudrait pas créer une autre terre. À quoi Méphis­to répond par l’évo­ca­tion de Titan, — planète sur laque­lle se trou­ve toute la « chimie organique qui précé­dait la vie » (p. 76). 

Dans un tel texte, rien de com­pa­ra­ble, donc, entre Méphis­to et les dia­bles qui hantent le fan­tas­tique belge. Rien à voir non plus avec Le très méta­physique maître des Enfers. Ni même avec le Mal absolu que dénonçaient Mal­raux aus­si bien que Bernanos, et qui revêtit les formes his­toriques que l’on sait au mitan du XXᵉ siè­cle. L’époque actuelle est bien plus sournoise. Quelque peu ambigu, notam­ment sur Le plan sex­uel, Le parte­naire de Faust et de Mar­guerite appar­tient, dans la pièce de Lou­vet, à l’u­nivers de la banal­i­sa­tion du mal et de l’hor­reur. C’est lui qui sub­stitue l’image à la chose ; lui qui pousse à la séduc­tion mais pas à l’amour ; lui qui rap­pelle que les avancées de la sci­ence ont mis à mal l’an­tique oppo­si­tion entre bien et mal sur laque­lle fonc­tion­nait encore le grand mythe de Faust. Dans la pièce de Lou­vet, Faust lui-même ne manque pas de met­tre en cause le rôle tra­di­tion­nel de Méphis­to : « A‑t-on besoin du dia­ble aujourd’hui pour rester jeune ? Tant de moyens sont à notre dis­po­si­tion. » (p. 22) 

L’am­biva­lence et l’in­cer­ti­tude de ce Méphis­to se révè­lent dès les pre­mières scènes d’une pièce dans laque­lle un Dieu relifté et cynique mène le bal. Adressé à son acolyte et com­parse, Méphis­to, son mono­logue ini­tial décrit l’état de vio­lence et de déchéance du monde con­tem­po­rain qu’in­car­neront et com­menteront Philé­mon et Bau­cis à la fin de la pièce. Il rap­pelle en out­re la muta­tion spir­ituelle à l’œuvre dans cet univers dont le can­cer est le symp­tôme ; où il ne s’agit plus d’aimer le prochain comme soi-même mais de s’aimer soi-même à tra­vers son corps et de réduire l’autre en déri­sion. Dans ce monde sans espérance, il s’im­pose de réduire celui qui, même s’il doute sou­vent, « croit encore en un monde meilleur avec et par les hommes » (p. 13): Faust. Cet homme, qui voit s’ef­fon­dr­er les savoirs aux­quels il se con­fi­ait (« psy­ch­analyse, soci­olo­gie, marx­isme » — p. 15), se demande s’il ne devrait pas se livr­er corps et âme à l’ap­pel du print­emps. 

Ouverte par de telles con­sid­éra­tions, la sec­onde scène voit en out­re Faust enten­dre, dans l’air de févri­er, un bruit qui devient musique : le car­naval. C’est de lui qu’émer­gent Philé­mon et Bau­cis. Ceux-ci tan­cent le héros qui vient de pronon­cer des phras­es dignes de Méphis­to. 

Ils lui rap­pel­lent les espérances qu’ils ont mis­es en lui et « le sérieux du car­naval » où les hommes « faits pour vivre ensem­ble » (p. 17) se soulèvent et se réu­nis­sent. C’est dans ce con­texte, cher à une cer­taine tra­di­tion belge jamais démen­tie depuis deux siè­cles, que sur­git Méphis­to. Par un effet d’illusion et de fan­tas­tique pro­pre à ce type de rit­uel, il rem­place le chien que tenait Faust ; danse avec celui-ci ; et prononce une phrase cap­i­tale pour la com­préhen­sion de la pièce de Lou­vet : « Je vous sig­nale que le décor est tou­jours là, et qu’il nous faut jouer la tragédie de l’intellectuel mod­erne. » (p. 17)

Instru­ment de l’imaginaire déser­ti­fant, Méphis­to autotélise aus­si la théâ­tral­ité

Ce faisant, Méphis­to appa­raît dès le départ, non seule­ment comme le bras séculi­er du Tout-Puis­sant con­tem­po­rain, mais comme l’in­stru­ment de l’imag­i­naire. Cet imag­i­naire omniprésent, accom­pa­gne non seule­ment le désert-monde dont par­le UN FAUST mais le rend pos­si­ble. La pièce le désigne par ailleurs explicite­ment dans le titre de sa troisième séquence, celle qui suit immé­di­ate­ment cette déc­la­ra­tion. Elle a pour titre, on s’en sou­vient : « Sans doute dans la plaine du monde mod­erne, là où l’image des choses importe plus que la chose même » (p. 19. C’est moi qui souligne). Et le beau sire d’avouer que le bien qu’il pro­cure aux hommes, bien plus forte­ment que ne le peu­vent les idéaux de Faust, il le « tire de leur mal » (p. 19). 

À ce monde malade, qui s’en­nuie et pré­pare son pro­pre anéan­tisse­ment, et pour lequel la mort elle-même est spec­ta­cle, Méphis­to ne peut bien sûr répon­dre que par des jeux de dou­ble, prélude à une fab­uleuse méta­physique de la dis­pari­tion. Celle-ci con­cerne aus­si bien l’histoire que le sujet. Faust n’en est-il pas réduit à fuir « le vieux monde où Faust était Faust » (p. 21)? Et à pren­dre pour Mar­guerite celle qui s’ap­pelle sans doute Hélène ? Il est vrai que, même le print­emps auquel Faust aspire, Méphis­to l’a décrit comme « un rideau de théâtre qui descend sur la ville » (p. 66). 

Bien enrac­iné dans l’époque con­tem­po­raine qui obsède Lou­vet, bien typé au sein de l’espace occi­den­tal, « Il va sans dire que Faust est européen ; donc vous flot­tez entre deux opin­ions » (p. 20), Faust n’en est pas moins, comme son com­parse Méphis­to, un per­son­nage de théâtre. Or, par­al­lèle­ment à ses jeux et à ses pro­pos, ambi­gus mais tou­jours sig­ni­fi­cat­ifs de la société du spec­ta­cle, Méphis­to a, dès le départ, ren­voyé le texte à son référent théâ­tral. La danse des dou­bles qu’il effectue avec Faust se déroule non seule­ment un jour de car­naval mais débouche sur la tirade annonçant que le décor pour jouer la tragédie de l’intellectuel mod­erne demeure inchangé. Tout au long des séquences, ces allu­sions ne cesseront de se réitér­er. Lors de la pre­mière ren­con­tre entre Faust et Mar­guerite — elle se passe dans le cab­i­net de tra­vail du doc­teur Faust —, Faust annonce d’une part la fin des grands cycles naturels qui ryth­maient la vie de l’homme au prof­it du temps mécanique et, d’autre part, le fait — coa­les­cent —, qu’il n’y a plus ni départ ni sépa­ra­tion puisque « la pre­mière scène est tournée et déjà j’en revois le film cent fois dans l’écran secret de mes yeux » (p. 27). 

À la scène suiv­ante, celle où Mar­guerite, per­due dans la foule, est suiv­ie par l’e­sprit malin — le titre dit « un » esprit malin —, Méphis­to, qui vient d’ap­pren­dre la cat­a­stro­phe (Mar­guerite aime Faust), se reporte à la « didas­calie » pudique qui stip­ule que « Méphis­to, dis­crète­ment, en bord de scène, se livre à une pra­tique onaniste dans son large man­teau noir » (p. 29)… Asso­ci­a­tion de pen­sée cohérente au demeu­rant, et que le texte ne manque pas de relever. La tirade se pour­suit en effet par le fait qu’«il n’y a rien à gag­n­er pour Méphis­to dans les machiner­ies du sexe » ; que « l’en­jeu n’est pas là his­torique­ment » ; et qu’«il préfère d’ailleurs que le même large man­teau noir se referme sur une flam­bée d’imaginaire, qui s’use, avouons-le » (p. 29). 

Et Le texte de Lou­vet de met­tre en con­nex­ion pra­tiques sex­uelles soli­taires et pri­mat de l’imag­i­naire avec Le tri­om­phe de la civil­i­sa­tion améri­caine après la Libéra­tion. « Par un joli mois de mai, un homme jeune, de forte taille, se mas­tur­bait allè­gre­ment sur un tas de détri­tus des armées améri­caines fraîche­ment débar­quées. En ces temps-là, le geste fut qual­i­fié d’immoral, d’au­tant que des yeux d’enfant avaient pu voir cette scène insen­sée ». Grâce aux scènes avec Bau­cis, nous savons que cet enfant n’est autre que Faust. 

La ten­sion demeure toute­fois vive entre désir de vie et représen­ta­tion du même pour combler le manque. Dans la scène où Faust se trou­ve comme trans­fguré dans le jardin de Mar­guerite et annonce qu’ils vont à la fois « être et faire », Faust, après avoir vilipendé le corps sans plaisir issu des couliss­es du pou­voir, s’écrie :
« J’ai enfin oublié mon rôle. Annulez la représen­ta­tion.
Faust reste hors théâtre, près du pro­jecteur glacé, comme s’il n’avait plus à dire ce qu’il doit dire. Comme si ce qu’il dis­ait cachait ce qu’il veut dire. Comme s’il par­lait avec l’envie de se taire » (p. 59). 

Tout le sys­tème est alors sur le point de se détra­quer puisque Mar­guerite est dev­enue éper­du­ment amoureuse de Faust. Elle l’an­nonce même à Méphis­to qui ne peut que con­stater la beauté et la clarté qui en découlent. C’est alors que survient à nou­veau le ren­voi au lan­gage et au fait théâ­tral. Mar­guerite s’écrie en effet : « Mais je suis per­due. Je joue dans je ne sais trop quoi, une tragédie peut-être » (p. 69). 

Puis, alors que la pièce s’achemine vers son terme et voit réap­pa­raître un Dieu, grosso modo ravi et con­fi­ant, con­va­in­cu que Faust erre désor­mais, à l’in­star de Qui­chotte, par­mi les moulins à vent et ne peut que s’en remet­tre à Lui, Méphis­to se per­met de nuancer la con­vic­tion divine en reprenant des ter­mes issus du monde du théâtre9 : « Ce n’est pas tout à fait ce que tu crois. Il attend, la bouche près du soupi­rail. Il attend dans le trou du souf­fleur, inqui­et » (p. 75). Il est vrai que Méphis­to, auquel Dieu demande de revenir sur terre, la qual­i­fie de « vieux décor étrange que les hommes tra­versent en vitesse, un œil devant, un œil der­rière » (p.75). Et qu’après avoir rap­pelé que « le dieu d’amour » s’y « meurt entre des blocs d’hommes armés de ter­reur », et s’être demandé si les hommes ne sont pas en train de rédi­ger le dernier Tes­ta­ment, Méphis­to con­seille à Dieu d’y aller faire une petite tournée afin de décou­vrir que l’un comme l’autre n’y sont plus que « de vieux per­son­nages de théâtre » (p. 76). 

Reprise et démar­quage du mythe orig­i­naire 

Par ces divers­es allu­sions — insis­tantes —, Lou­vet s’in­scrit dans les formes de réflex­ion sur — et de remise en jeu cri­tique du — le rôle, les formes et Le statut du théâtre con­tem­po­rain qui hantent égale­ment Liebens, Piemme, et Fabi­en. Cette dernière avait d’ailleurs noté, dès 1984, dans sa post­face à la réédi­tion de deux pièces de Jean Lou­vet dans la col­lec­tion Espace-Nord, que, si l’écrivain n’avait de cesse de tra­vailler sur des formes théâ­trales (théâtre du quo­ti­di­en ; théâtre his­torique ; romanesque au théâtre …), il ne repro­dui­sait pas pour autant ces formes. En quoi d’ailleurs, elle pou­vait aus­si écrire, lorsqu’elle fai­sait allu­sion au Faust en gésine, que Lou­vet s’y « laisse impres­sion­ner par Goethe » mais « au sens pho­tographique du terme ». UN FAUST con­stitue donc explicite­ment une réécri­t­ure con­tem­po­raine du grand mythe goethéen dont il mon­tre l’épuise­ment et, qua­si­ment, l’impassibilité. Ni Faust ni Méphis­to ne cor­re­spon­dent dès lors aux pro­fils qui sont les leurs dans le texte-matrice. Le pre­mier n’a qua­si­ment plus la force du songe ; et le sec­ond, s’il rem­plit tou­jours son office, le fait sans vrai désir, de façon qua­si­ment dés­abusée.

Lou­vet ne tombe jamais pour autant, ni dans le nihilisme, ni dans l’abjection. Entre Dieu et Méphis­to, entre Faust et Méphis­to, entre Faust et Mar­guerite ou entre Faust et Bau­cis, ce jeu des tirades est suff­isam­ment com­plexe pour laiss­er per­ler les lueurs d’espoir et d’indécision néces­saires. Et cela, au sein d’une trame ne pou­vant que repren­dre, au sein d’une ère qui n’a pas encore accouché du futur, pour l’épuiser et la rap­pel­er à la fois, une de ces formes mythiques au tra­vers desquelles s’est proférée et fan­tas­mée une civil­i­sa­tion. 

Lou­vet dit bien la morosité entre chien et loup de cette époque qui lui ôte une part des réserves où pui­saient ses forces mais qui ne parvient pas à lui ôter toute ten­dresse. Pronon­cée par un Dieu que sub­mer­gent tout d’un coup un doute et une nos­tal­gie, l’avant-dernière tirade reprend aus­si, dans cette langue blanche et douce­ment vibrante qui est le pro­pre de Lou­vet, et la syn­thèse sociale de la pièce, et l’u­nivers déréal­isé de l’ensemble de son théâtre. « Le soir tombe. Un homme se promène avec son chien , un très grand chien presque aus­si grand que l’homme. Les vieux se hâtent sur la place déserte. Les femmes ont ten­dance à se regrouper entre elles ; les hommes ont ten­dance à se regrouper entre eux. Les voleurs entrent dans leur voiture froide. Peut-être, Méphis­to, faudrait-il créer une autre terre ? » (p. 76). C’est alors que, par un exact jeu de bas­cule, Méphis­to appa­raît comme divine­ment dia­bolique en faisant allu­sion à « Titan, le plus gros satel­lite de Sat­urne ». La réal­i­sa­tion de sa prophétie sig­niferait de toute façon, elle aus­si, sa fin comme per­son­nage et comme mythe. 

Ces décalages par rap­port aux don­nées fon­cières des per­son­nages orig­i­naires, Lou­vet les opère à l’é­gard de tous et de toutes. De la sorte, il fait émerg­er une prob­lé­ma­tique spé­ci­fique — qui se décode bien sûr d’au­tant mieux que l’on pos­sède le fond de con­nais­sances cul­turelles brassées par l’écrivain. À cet égard, le rap­port que la pièce tisse entre Faust et Mar­guerite est essen­tiel. Par­ti­c­ulière­ment révéla­tri­ces, les dernières scènes qui précè­dent Le dia­logue entre Dieu et Méphis­to — reliques en somme d’un passé sym­bol­ique, comme le sont par ailleurs Philé­mon et Bau­cis de la classe ouvrière —. Les deux com­pères de l’ancienne éter­nité — sont en fait inter­pel­lés par deux sujets con­trastés, certes per­dants mais en qui vibre l’e­spérance d’une forme de rap­port au monde, à l’autre et à soi, qui soit aus­si dif­férente de celle du monde dont vient le mythe que de celui des Titans auquel finit par se résoudre le Méphis­to de la ver­sion « Didas­calies » de la pièce. Si l’un brasse encore des don­nées de l’ancien monde, l’autre — la jeune femme — n’en con­naît goutte. 

Un homme reprob­lé­ma­tisé.
Une femme sor­tie de la déréal­i­sa­tion 

La scène qui précède le grand déra­page de Philé­mon se passe au sein de ce qui est, pour Lou­vet, le micro­cosme du bon­heur : le jardin. S’il n’est pas Le jardin pau­vre et bucol­ique auquel se réfèrent Philé­mon et Bau­cis — encore que, le texte y ren­voie implicite­ment, et cette fois par la bouche de Mar­guerite (— « le jardin en pente, celui qu’on n’a jamais oublié, jardin de vieille femme, bonne démesuré­ment sous le soleil qui des­sine d’un cray­on droit une planète pour enfant seul » — p. 60) —, le jardin de Mar­guerite — Faust y arrive « comme trans­fguré » (p. 58) — n’est pas non plus le pro­duit des fac­tices délices, promis­es et pro­mues par Méphis­to, mais celui de La révéla­tion à soi et à l’autre des deux parte­naires. Et cela, même si leur des­tin ne débouche pas sur un hap­py end. L’amour s’est en effet révélé dans une splen­deur et une force qui déjouent tous les cal­culs de Méphis­to. Faust affirme d’ailleurs la néces­sité de « retrou­ver le grand monde » (p. 67) tan­dis que Mar­guerite somme Méphis­to de lui ramen­er Faust. 

Celui-ci est arrivé en son jardin avec des paroles qui ren­voient au néant la sci­ence comme la séduc­tion, l’apparaître comme l’op­pres­sion. « Je viens pour la pre­mière fois. / Je dépose à tes pieds le par­don de tous les crimes com­mis sur toi en mon nom. // Je dépose les armes de mon corps pacifñé, / corps — métal et dents ser­rées. // Je n’imag­ine tien et n’ai rien à prou­ver. / Non, nous n’allons pas faire. Nous allons être. // Nous allons être et faire. /Il naî­tra de nous quelque chose comme / un enfant avant d’être un enfant » (p. 58). 

Et de dépos­er aus­si bien la pos­ture du savant que de l’intellectuel au pied de cette femme qui ne dis­pose d’au­cun élé­ment de savoir pro­pre à percevoir l’univers de Faust : « Je ne sais pas qui tu es. Je ne suis pas ce que tu es. // Je ne serai pas toi, tu ne seras pas moi. // Je te prête ce que tu n’as pas et dépose entre tes bras ce que je voudrais être après tant de siè­cles » (p. 58). Exem­plaires et sans emphase, ces paroles précè­dent celles où la métaphore du théâtre comme illu­sion se super­pose aux strates déjà mis­es en exer­gue : « le théâtre de l’homme-maître avec ses ombres-femmes, ses corps­mar­i­on­nettes où Les répliques cin­g­lent comme des insultes » (p. 59). Faust peut alors s’écrier qu’il demeure hors-théâtre et con­fess­er que « ce qu’il dis­ait cachait ce qu’il veut dire » (p. 59). 

À tra­vers son Faust, Lou­vet donne ain­si con­gé aus­si bien aux images cade­nassées de l’intellectuel que de la viril­ité pro­lé­tari­enne. Mieux, il recon­naît dans leurs pos­tures ce qui découle de la per­ma­nence et de l’emprise crois­sante des struc­tures de pou­voir. À tra­vers cette Mar­guerite qui com­pare leur amour à une « île d’au­cune cat­te » qu’elle arpente « à coups de chevelure et de langue de bête » (p. 59), Lou­vet ouvre en out­re la porte à une image nou­velle de la femme. Mar­guerite, que Méphis­to croy­ait être sa créa­ture, recon­naît que Faust lui a « don­né plus de ten­dresse qu’au­cun autre être humain jamais ». Elle le rap­proche de la « vieille femme pau­vre de (s)on enfance, qui a pris le temps de peign­er (s)es cheveux et d’y met­tre un ruban, là ». Et elle annonce qu’elle va lui don­ner « tout l’amour que l’on peut don­ner à quelqu’un et que, s’il la quitte, elle se tue » (p. 60). 

« Devant les portes de la ville », Méphis­to en est donc pour ses frais. Cette femme n’estime-t-elle pas que Faust est une des rares per­son­nes « qui exis­tent » (p. 69)? Elle regrette toute­fois de ne pas lui avoir envoyé les nom­breuses let­tres qu’elle lui a écrites, et dont le spec­ta­teur a par­tielle­ment con­nais­sance. Relatif, l’échec tient donc aus­si à une absence de com­mu­ni­ca­tion ver­bale. 

Marcel Delval dans UN FAUST, mise en scène Marc Liebens. Photo Danièle Pierre.
Mar­cel Del­val dans UN FAUST, mise en scène Marc Liebens. Pho­to Danièle Pierre.

Les scènes qui se situent entre celle qui mon­tre l’enfermement de Philé­mon et Bau­cis dans la vio­lence et celle où l’on décou­vre un dia­logue entre Dieu et son aide (Méphis­to) sont donc loin d’être béates. Deux titres qual­i­fient Faust d’«inquiet à nou­veau » (p. 66) et de « hagard » (p. 72). Dans la pre­mière séquence, le per­son­nage, qui paraît embray­er sur la vio­lence intéri­or­isée par Philé­mon, en la dénonçant, met en cause le monde au tra­vers de — et avec — une forte inter­ro­ga­tion de la théâ­tral­ité, de la représen­ta­tion. Dans la ver­sion représen­tée à la créa­tion, la pièce ne s’achève toute­fois pas sur cette forme de ques­tion­nement et de posi­tion­nement. En ce sens, le départ de Méphis­to dans la ver­sion éditée en 1997, qui laisse entrevoir la forte vérité de Mar­guerite, est net­te­ment moins ambigu et incer­tain his­torique­ment que le finale de la ver­sion pub­liée en 1985. Méphis­to ne s’y efface pas. Il ne laisse pas le champ à un univers régénéré mais ouvre la porte à l’énigme d’une terre nou­velle (hypothèse tenue par Dieu) ou du cauchemar titanesque dans lequel le dia­ble se liquéferait lui-même en azote. 

Un texte inscrit 

UN FAUST, qui inscrit par ailleurs claire­ment la rup­ture d’univers engen­drée par le sec­ond con­flit mon­di­al, appa­raît ain­si comme une pièce pro­fondé­ment enrac­inée dans la démarche du théâtre cri­tique qui voit le jour en Bel­gique fran­coph­o­ne dans le courant des années sep­tante et se dresse, à sa façon, con­tre la propen­sion à la deshis­toire par­ti­c­ulière­ment car­ac­téris­tique de ce champ lit­téraire après la Libéra­tion. 

En réélab­o­rant le grand mythe goethéen, Lou­vet réus­sit en out­re à super­pos­er ces trois strates, d’une part avec celle de la perte des repères de la classe ouvrière wal­lonne après 1960, et, d’autre part, avec celle du dépo­si­tion­nement des intel­lectuels après 1980. La ver­sion « Didas­calies » accom­plit par­ti­c­ulière­ment ce ver­sant du par­cours de Lou­vet. Elle donne une par­ti­tion théâ­trale qui con­stitue un des grands textes fran­coph­o­nes de la Bel­gique de l’après-guerre. 

À sa façon, il con­firme ain­si le lab­o­ra­toire sin­guli­er et révéla­teur que con­stitue la Bel­gique dans l’espace européen. Très évidem­ment, le dia­ble n’y peut plus appa­raître dans une quel­conque uni­voc­ité. Sa désagré­ga­tion, rel­a­tive mais nette, chez Lou­vet — sa banal­i­sa­tion aus­si — ouvre en revanche à une per­cep­tion accrue de la déréal­i­sa­tion con­tem­po­raine. Lou­vet n’y répond ni par une solu­tion mythique grat­i­fi­ante ni par Le nihilisme ou le dés­espoir. Il laisse ouvertes deux voies. Avec des accents dif­férents selon les ver­sions pub­liées à une dizaine d’an­nées de dis­tance. 

  1. J’ai repéré les occur­rences imag­i­naires de ce phénomène dans les titres de livres d’écrivains fran­coph­o­nes de Bel­gique de la décen­nie 80 in H.J. Lope (éd.). L’ÉCRIVAIN BELGE DEVANT L’HISTOIRE. Stu­di­en und Doku­mente zur geschichte der Roman­is­chen Lit­er­a­turen 25. Peter Lang, Frank­furt am Main, 1993, pp. 149 – 472.  ↩︎
  2. Marc Liebens en est alors à sa qua­trième mise en scène d’une pièce de Lou­vet, lequel fait par­tie de l’aventure emblé­ma­tique et augu­rale du Théâtre du Parvis. La bib­li­ogra­phie de Michèle Fabi­en sur l’écrivain est abon­dante et incon­tourn­able.  ↩︎
  3. Michèle Fabi­en a elle-même entamé ce par­cours en 1981 avec JOCASTE, pièce dans laque­lle la mère d’Œdipe par­le enfin. J’ai analysé ce phénomène, et sa con­jonc­tion avec le mou­ve­ment des femmes et celui de la Bel­gi­tude, dans À L’HEURE DE LA BELGITUDE, JOCASTE PARLE. L’INVENTION DE MICHÈLE FABIEN in B. Chikhi (éd.). Passerelles fran­coph­o­nes 1. Stras­bourg, Vives Let­tres n° 10, pp. 55 – 92.  ↩︎
  4. C’est là, au terme de la pre­mière d’UN FAUST, que Jean Lou­vet reçoit le prix tri­en­nal de lit­téra­ture dra­ma­tique. Dans ces salles, Hein­er Müller avait tenu des sémi­naires dans les années qui précè­dent.  ↩︎
  5. On se trou­ve donc ici, comme c’est sou­vent le cas dans Le cor­pus belge depuis De Coster, devant des généalo­gies lacu­naires et/ou des par­en­tèles sub­sti­tu­tives.  ↩︎
  6. La ver­sion prin­ceps a été, quant à elle, pub­liée en 1997 dans la col­lec­tion Espace Nord (n° 116) des édi­tions Labor. Le texte pub­lié dans « Didas­calies » est assez dif­férent. Il ne reprend pas, notam­ment, les deux dernières scènes de cette ver­sion. Proche de la ver­sion représen­tée, il s’en écarte toute­fois quelque peu. Le fait est courant chez Lou­vet, en tous les cas pour les pièces mis­es en scène par les maîtres du théâtre cri­tique (Liebens, Sireuil…).  ↩︎
  7. La ver­sion prin­ceps, elle, est faite de 21 scènes numérotées, mais non titrées. Elle s’achève par une scène où Philé­mon et Bau­cis inter­vi­en­nent, ain­si que Mar­guerite, Faust et Méphis­to alors que la ver­sion « Didas­calies » s’achève par un dia­logue entre Dieu et Méphis­to.  ↩︎
  8. En fait, Philé­mon et Bau­cis inter­vi­en­nent cinq fois puisque leur cou­ple sur­git dès la deux­ième séquence — celle qui présente Faust, à l’occasion du car­naval —. Défi­nis comme des « pro­lé­taires », ils esquis­sent, dans leur brève appari­tion, le rôle d’écho dis­tan­cié et dis­tan­ci­a­teur qui est le leur ; de pro­fondeur du champ, en somme. Ils ren­voient d’une part, à l’u­nivers struc­turé de la demeure ouvrière wal­lonne dans laque­lle Lou­vet est né qui se retrou­ve dans cha­cune de ses pièces et, d’autre part, vu l’âge des per­son­nages, à un état du monde en voie de dis­pari­tion où, fût-ce dans la pau­vreté, exis­taient des valeurs d’hu­man­ité et de rap­port cos­mique au monde.  ↩︎
  9. La métaphore du « souf­fleur inqui­et » est par ailleurs choisie comme titre générique du vol­ume 20 – 21 d’« Alter­na­tives théâ­trales » qui rassem­ble les essais sur le théâtre de Jean-Marie Piemme, dra­maturge auquel Lou­vet adresse explicite­ment ses remer­ciements au terme de l’édi­tion « Didas­calies » d’UN FAUST. LE SOUFFLEUR INQUIET s’achève par un texte, BLESSURES, con­sacré à une autre pièce de Jean Lou­vet L’HOMME QUI AVAIT LE SOLEIL DANS SA POCHE.  ↩︎
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Écrit par Marc Quaghebeur
Marc Quaghe­beur est enseignant, écrivain (LES CARMES DU SAULCHOIR, Toulouse, L’Éther Vague) et cri­tique (BALISES POUR L’HISTOIRE DES...Plus d'info
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Jean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives Théâtrales
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