Le théâtre des oreilles (extraits)
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Le théâtre des oreilles (extraits)

Le 27 Avr 2002
Article publié pour le numéro
Voix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives ThéâtralesVoix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives Théâtrales
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J’ÉCRIS pour faire un vivant avec un mort, par rebond, lap­sus, main qui fourche, langue qui gauche, oreille qui bute, j’écris par les oreilles, par rebond sur un déchet, tou­jours chutant, tou­jours butant sur un reste. J’aime le faire près d’un fumi­er, au milieu des décès, non loin des morts, des restes ani­maux. Par pro­liféra­tion, par lap­sus, par gen­drée, je crois tou­jours voir dans le mort un vivant vivre encore. C’est aux morts qu’il faut don­ner vie et non faire du vivant avec du vivant, ce qui serait trop facile… Parce que c’est d’une repro­duc­tion qu’il s’agit. Mais seul, sans sexe, sans corps. Et d’une repro­duc­tion qui ne pro­duirait rien. Pas repro­duire tout ce qu’on a devant mais repro­duire tout ce qu’on a der­rière. Voir der­rière la tête. Tout ce qui trem­ble der­rière la tête, pas le bloc fixe qui est devant. (…) Bien­tôt on n’échangera plus des idées mais des sauts aériens, des dans­es, des jets de vitesse, des foudres. Penser par foudres, dès main­tenant, voilà ce qu’il faut faire, penser plus vite, plus ramassé, à la mesure du monde qui va se pré­cip­iter.

Entrée dans le théâtre des oreilles, in Le THÉÂTRE DES paroles, P.O.L., 1984, p. 74.

Bouche, anus. Sphinc­ters. Mus­cles ronds fer­mant not’ tube. L’ouverture et la fer­me­ture de la parole. Atta­quer net (des dents, des lèvres, de la bouche mus­clée) et finir net (air coupé). Arrêter net. Mâch­er et manger le texte. Le spec­ta­teur aveu­gle doit enten­dre cro­quer et dég­lu­tir, se deman­der ce que ça mange, là-bas, sur ce plateau. Qu’est-ce qu’ils man­gent ? Ils se man­gent ? Mâch­er ou avaler. Mas­ti­ca­tion, suc­cion, dég­lu­ti­tion. Des bouts de texte doivent être mor­dus, attaqués mécham­ment par les mangeuses (lèvres, dents) ; d’autres morceaux doivent être vite gob­és, dég­lutis, engloutis, aspirés, avalés. Mange, gobe, mange, mâche, poumone sec, mâche, mas­tique, can­ni­bale ! Aïe, aïe !… Beau­coup du texte doit être lancé d’un souf­fle, sans repren­dre son souf­fle, en l’usant tout. Tout dépenser. Pas garder ses petites réserves, pas avoir peur de s’essouffler. Sem­ble que c’est comme ça qu’on trou­ve le rythme, les dif­férentes res­pi­ra­tions, en se lançant, en chute libre. Pas tout couper, tout découper en tranch­es intel­li­gentes, en tranch­es intel­li­gi­bles — comme le veut la dic­tion habituelle d’aujourd’hui où le tra­vail con­siste à découper son texte en sala­mi, à soulign­er cer­tains mots, les charg­er d’intentions (…), le jeu con­sis­tant à chercher le mot impor­tant, à soulign­er un mem­bre de phrase, pour bien mon­tr­er qu’on est un bon élève intel­li­gent — alors que, alors que, alors que, la parole forme plutôt quelque chose comme un tube d’air, un tuyau à sphinc­ters, une colonne à échap­pée irrégulière, à spasmes, à vanne, à flots coupés, à fuite, à pres­sion.

Let­tre aux acteurs, in Le THÉÂTRE DES paroles, P.O.L., 1984, p. 9.

Il avait renon­cé à toute idée d’expression, d’échange, de com­mu­ni­ca­tion, de maîtrise, d’apprentissage. Il aurait voulu dés­ap­pren­dre, ne plus par­ler la langue qui dicte, qu’on nous a dic­tée. Il ne cher­chait pas à domin­er le français, le pos­séder, mais au con­traire à l’empirer, à le men­er à sa fin. Il écrivait en français cré­pus­cu­laire. Il pen­sait per­dre la tête. Il croy­ait habiter une machine qui descend. Encore pire, tou­jours plus dessous, tou­jours plus bas, il voulait men­er son esprit, le pouss­er jusqu’à ce qu’il aille là où rien ne vaut plus. Dans un endroit sans valeur. Il croy­ait plonger, descen­dre là où on ne va pas plus loin. Il voulait men­er lui-même son esprit à sa fin, empir­er tou­jours. C’est un assas­si­nat. C’est un esprit qui se détru­it. C’est quelqu’un qui se tue en par­lant. C’est quelque chose qui va dis­paraître. C’est parce qu’il croit être du temps, par­ler avec son pro­pre temps, être le temps qui s’écoule en par­lant.

Entrée dans le théâtre des oreilles, in Le THÉÂTRE DES PAROLES, P.O.L., 1984, p. 67.

Le lan­gage n’est pas un out­il, le lan­gage est tou­jours notre corps même qui est à retra­vers­er entière­ment, et on n’écrit jamais que pour ten­ter de sor­tir vivant encore une fois de la prison humaine. La parole est résur­rec­tion­nelle. Les mots sont notre tombe, dont nous sor­tons en par­lant. Chaque mot est un drame, parce que chaque mot se tait. Le plus petit d’entre eux con­tient tout le mys­tère de par­ler. Le vrai lan­gage ne dit rien et la parole humaine est tout le con­traire d’un échange marc­hand, d’une petite pan­tomime de com­mu­ni­ca­tion où les mes­sages seraient télé­graphiés ou ven­dus. Pas de mes­sage dans la parole : la parole est pas­sage. Celui qui par­le est sur le seuil.

Chaque mot est un drame, in Le Mag­a­zine lit­téraire, n° 270, octo­bre 1989.

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