L’écrire par la marionnette

L’écrire par la marionnette

Le 21 Avr 2002

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Voix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives ThéâtralesVoix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives Théâtrales
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« Par »

VOICI TOUT DE SUITE venu l’instant d’aller au dic­tio­n­naire et d’en forcer les clés par déri­va­tion, provo­ca­tion et rêver­ie, la tête en l’air et la plume à la main. Lit­tré. Par : 1°) A tra­vers. 2°) Par se dit pour exprimer les con­di­tions atmo­sphériques sous lesquelles quelque chose se fait. Ain­si, dans quelles atmo­sphères l’écrit s’empare-t-il de la mar­i­on­nette ou cette dernière de l’écrit ? 3°) En, dans, avec l’idée de mou­ve­ment dans l’espace indiqué. Quels mou­ve­ments de l’un à l’autre, de la let­tre à la main ? Quels espaces investis ? 4°) Par le tra­vers de ? Com­ment cette tra­ver­sée de part en part s’opère-t-elle ? Et puisqu’il s’agit main­tenant de part, de par à part, le chem­ine­ment est presque naturel. Lit­tré, tou­jours. Part : 1°) Par­tie, por­tion d’un tout quel­conque. Quelle part de la langue con­serve la mar­i­on­nette ? Quand la poupée appa­raît, de quels aspects se sépare-t-elle ? Je m’arrête car non seule­ment les sens de ces deux mots (par et part) sont beau­coup plus nom­breux, mais ils se prê­tent aus­si au jeu de l’analogie et de l’étymologie. Ety­mologique­ment, par prend source dans le latin per « à tra­vers, au moyen de ». Là encore, j’y trou­ve un rap­port entre les ter­mes de ma réflex­ion. En effet, si je regarde part par asso­ci­a­tion, cor­re­spon¬ dance, lien, par­en­té, rap­port, rela­tion, je relève morceau, partage, por­tion. Fran­cis Ponge affir­mait que la com­po­si­tion s’appuyait sur la for­mule suiv­ante : P.P.C. / C.T.M., par­ti pris des choses compte tenu des mots. Quel est le par­ti pris des mar­i­on­nettes compte tenu des mots ? L’enjeu, ici, n’est cepen­dant pas de jouer sur le vocab­u­laire. Il n’empêche. Il me sem­ble que l’art de la mar­i­on­nette aujourd’hui est en cor­réla­tion étroite avec l’écriture théâ­trale con­tem­po­raine. C’est ce rap­port entre quelques aspects de la rela­tion entre l’écrire et la mar­i­on­nette que je ten­terai d’examiner, sous la forme d’un prisme de points de vue réu­nis­sant et ques­tion­nant la poupée et les fac­tures scrip­turales des théâtres de notre temps.

La langue et ses syn­copes

La langue de ces théâtres est en per­pétuel déséqui¬ libre. Sur quoi est-il fondé ? Sur les défla­gra­tions de sons pro­duisant sans cesse des mod­i­fi­ca­tions de sens, sur la vari­a­tion des attaques et des ripostes réplique après réplique, sur le souci d’affirmer l’hétérogénéité de la langue actuelle con­tre celle du réper­toire, telle qu’elle est proférée et enten­due ici et main­tenant, sur la mod­u­la­tion du phrasé des textes, le ressasse­ment et les innom­brables méan­dres, rep­ta­tions, retours en arrière. Ce tra­vail insiste sur l’irrégularité des syn­tax­es con­tre la belle régu­lar­ité du par­ler stan­dard­isé de la langue de com­mu­ni­ca­tion. L’homogénéité des dis­cours liss­es social­isés subit l’attaque des par­lers hétérogènes, des fêlures, des coupures, des frac­tures, des failles des dires éclatés. À quoi s’ajoute la logique désor­don­née des rêves ou, à tout le moins, l’irruption de tra­ver­sées, de bouf­fées d’inconscient. Cela se mar­que par des lap­sus, des ric­tus, des diva­ga­tions, des sonorités inar­tic­ulées, des liaisons étirées entre le sig­nifi­ant et le sig­nifié, des jeux de mots et, par­fois, des images cauchemardesques. Dans ce caphar­naüm sym­pa­thique et opti­miste, le corps et la matière de la main mar­i­on­net­tique, engen­drés à par­tir d’associations libres de ces frag­ments et blocs de textes dis­parates et syn­copés, accu­mulés, col­lés et mon­tés, point et me point. Strind­berg, déjà, pré­face à Made­moi­selle Julie, 1888 : « L’âme de mes per­son­nages (leur car­ac­tère) est un con­glomérat de civil­i­sa­tions passées et actuelles, de bout de livres et de jour­naux, des morceaux d’hommes, des lam­beaux de vête­ments de dimanche devenus hail­lons, tout comme l’âme ellemême est un assem­blage de pièces de toute sorte ». A quoi con­duit cette mise en syn­cope et en crise de la langue et des sons par la mar­i­on­nette ?

Langue pro­pre, langue sale

Cela con­duit à faire crier, hurler, bal­bu­ti­er, bégay­er la langue. Du coup, l’écrivain comme le mar­i­on­net­tiste se con­sid­èrent et se vivent comme étrangers dans la langue où ils s’expriment, même si, pour l’auteur, c’est sa langue mater­nelle et, pour le manip­u­la­teur, sa seule façon per­son­nelle et unique de par­ler à tra­vers son corps et l’objet exhibés1. Par exem­ple, écrire de la langue française, pour ne plus par­ler le « fran­quon » (Nova­ri­na), com­mande de com­pos­er comme si le français était une langue étrangère. Cette atti­tude fon­da­men­tale revient à appren­dre sa pro­pre langue par l’étranger. Elle est proche de la pos­ture du mar­i­on­net­tiste pour qui manip­uler con­siste à pétrir et à façon­ner l’étrangeté de sa langue et de ses codes pos­si­bles, compte tenu des corps et des matières util­isées. Ces deux trans­for­ma­teurs — il faut réserv­er le nom de créa­teur à Dieu, s’il existe ! (Jean Renoir) — éprou­vent l’écoute et la pro­jec­tion d’un lan­gage inouï, non encore enten­du, pas encore aperçu. Néces­sité pour eux d’expectorer des matières sonores et visuelles qu’aucune autre bouche ou main n’ont encore dépliées, degré après degré, pli selon pli. Etranger à sa langue, com­ment l’écrivain procèdet-il ? Il ne mélange pas une autre langue à sa langue, mais taille dans sa langue (pro­pre) une langue étrangère (sale). Elle n’existait pas avant le geste ou l’exercice de l’écriture. Con­séquence : bien dire n’est pas le souci du dra­maturge. Plutôt mal dire. Le mal dire de l’auteur ren­voie au mal voir du mar­i­on­net­tiste. (Beck­ett, Mal vu, mal dit.)

Mal dire, mal voir
Cette approche du mal dit et du mal vu est mar­quée par des paroles et des gestes dis­con­ti­nus. Ils ne se dévelop­pent pas² et sont pour­tant capa­bles de nous pré­cip­iter, par l’interruption subite, l’absence de sig­ni­fi­ca­tions défini­tives, l’espacement des élé­ments textuels et visuels, dans ce mou­ve­ment inter­minable (ce flux) qui se fait en dessous de toute exis­tence. L’incessante mod­i­fi­ca­tion, le dis­con­tinu, la répéti­tion dif­férente s’affichent sous la dic­tature des sig­ni­fi­ca­tions que l’on voudrait qu’une pièce (de théâtre ou de mar­i­on­nettes) nous assène une bonne fois pour toutes. Au con­traire, par­ler inter­prète ce qui ne peut se voir. Mon­tr­er par la poupée exhibe une recherche sans objet prédéter­miné. Par­ler et mon­tr­er s’interrogent sur com­ment se tourn­er d’un élé­ment à un autre, d’un mot à un autre, d’une chose à une autre, com­ment en faire le tour, aller autour pour y trou­ver autre chose que ce que l’on sait ou que l’on voit déjà. Affaire de mou­ve­ments et d’émotions (mou­ve­ments, motions, émo­tions). Cette émo­tion du trem­blé des mots et de la fragilité des choses mon­trées implique que rien ne va de soi. De fait, com­pos­er du théâtre, fab­ri­quer de la mar­i­on­nette entraî­nent à vivre les lan­gages abstraits ou con­crets comme une angoisse et un malaise. Mais de quoi ? Du que faire ? Com­ment écrire ? Com­ment manip­uler ? Dans quelles fac­tures ? Ce mal être n’exclut cepen­dant pas le désir et la volup­té. Pourquoi ? Parce qu’agencer les signes des mots et des choses ouvre sur une crise joyeuse des lan­gages et des langues. Cette crise représente l’activation et le déchaîne­ment de la dis­con­ti­nu­ité des matéri­aux de quelque prove­nance qu’ils soient ; elle affiche la rup­ture des con­ven­tions de sens ; elle crée un événe­ment ; elle altère le phrasé, le touché, le vis­i­ble, et tranche de façon déci­sive et sig­ni­fica­tive dans les com­pro­mis de l’art dra­ma­tique et mar­i­on­net­tique ; elle con­stitue la désig­na­tion et l’exacerbation de la tran­si­tion d’un état de l’écriture (scrip­turale, visuelle) à une autre. La crise devient ain­si l’œuvre d’un douloureux et patient tra­vail du négatif (Kaf­ka : « je traite le négatif »). Cela se man­i­feste par une opéra­tion de désta­bil­i­sa­tion des codes con­venus pour s’exprimer et s’exposer. Ces divers­es manip­u­la­tions visent à favoris­er le sur­gisse­ment de la mon­stru­osité de « les langues ». Ce mon­strueux ébran­le tous les com­pro­mis soci­aux pro­pres aux dis­cours étab­lis. L’essentiel réside dans l’expérimentation. On assiste à l’avènement d’une explo­ration des lim­ites.

Mal dire, mal voir

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Écrit par Daniel Lemahieu
Daniel Lemahieu est l’auteur d’une ving­taine de pièces de théâtre dont USINAGE, DJEBELS, NAZEBROCK ou LES BAIGNEUSES. Le...Plus d'info
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#72
avril 2002

Voix d’auteurs et marionnettes

22 Avr 2002 — Humanity I love youHumanity I love you becauseHumanity I love you becauseUnited Colours of BenettonHumanity I hate youHumanity I hate…

Human­i­ty I love youHu­man­i­ty I love you because­Hu­man­i­ty I love you because­U­nit­ed Colours of Benet­ton­Hu­man­i­ty I hate youHu­man­i­ty…

Par Daniel Lemahieu
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