L’espace entre les langages
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L’espace entre les langages

Entretien avec Renaud Herbin, du Là Où théâtre

Le 9 Avr 2002
Article publié pour le numéro
Voix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives ThéâtralesVoix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives Théâtrales
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CLAIRE Der­ouin : Dans l’expression « écri­t­ure dra­ma­tique » où se situent pour vous l’écriture et la scène ?

Renaud Herbin : Mon tra­vail de mar­i­on­net­tiste est un tra­vail d’écriture. Il se trou­ve que j’écris avec dif­férents lan­gages scéniques en m’appuyant sur des élé­ments dont cer­tains sont effec­tive­ment écrits avec des mots. L’écriture dra­ma­tique est avant tout une his­toire de pos­ture. Que ce soit une nou­velle, un mono­logue, une série de dia­logues ou une écri­t­ure poé­tique, j’ai un texte en face de moi et la ques­tion est : com­ment je m’en sai­sis ? Le texte est un objet mort. Un dic­tio­n­naire, c’est un cimetière de mots. Ce qui rend le texte vivant, c’est la ren­con­tre avec l’interprète. Frédéric Fis­bach dit — je le cite de mémoire : « L’auteur est un inter­prète, il traduit quelque chose du monde avec des mots, le met­teur en scène traduit l’univers de l’auteur, l’acteur traduit les désirs du met­teur en scène, et le spec­ta­teur traduit l’ensemble de ce qui se passe sur scène ». C’est peut-être tout ça l’écriture dra­ma­tique. Ce qui m’intéresse dans la mar­i­on­nette au sens large, c’est l’espace qui se des­sine entre les lan­gages. La mar­i­on­nette est un terme générique pour par­ler de cette artic­u­la­tion.

C. D.: Depuis votre sor­tie de l’ESNAM à Charleville-Méz­ières et la créa­tion avec Juli­ka May­er de la Com­pag­nie Là Où Théâtre, vous avez expéri­men­té la rela­tion de la mar­i­on­nette et de l’objet à des formes d’écritures var­iées, textes d’hier et d’aujourd’hui, écrits ou non pour la scène, de Kaf­ka à nos con­tem­po­rains — je pense à Roland Fichet, Kos­si Efoui, Noëlle Renaude, Lothar Trolle que vous avez longue­ment pra­tiqués dans le cadre du pro­jet Nais­sances / Le chaos du renou­veau orchestré par Roland Fichet. Cela a‑t-il tracé des chemins spé­ci­fiques dans votre démarche de met­teur en scène et de mar­i­on­net­tiste ?

R. H.: D’abord il y a eu Kaf­ka puis Maeter­linck. Pour Un RÊVE, je n’ai rien gardé du texte de Kaf­ka. Ce n’est ni l’écriture ni la forme du texte que j’ai voulu traduire dans mon spec­ta­cle. C’est l’univers de la nou­velle, les thèmes, que j’ai voulu don­ner à voir dans un lan­gage visuel d’aujourd’hui. Pour INTÉRIEUR de Maeter­linck, on a eu à peu près la même démarche qu’avec le texte de Kaf­ka. Mais en moins rad­i­cal. On en a gardé des morceaux et la ques­tion qu’on se posait, c’était : com­ment rester fidèle au réc­it en faisant des coupes ? Bon… Mais même si on ne tra­vail­lait pas dans un rap­port fidèle aux textes, on tra­vail­lait sur des dra­matur­gies. Avec Roland Fichet, cela a été dif­férent. Quand on est arrivé à la Passerelle à Saint-Brieuc pour le pro­jet Nais­sances / Chaos du renou­veau, il nous a remis un cer­tain nom­bre de textes d’auteurs con­tem­po­rains, on a fait des propo­si­tions intu­itives et il nous a don­né son feu vert en retour. On a donc com­mencé à tra­vailler. Mais au lieu de repren­dre les textes, je les ai posés et je suis tout de suite par­ti dans ma tra­duc­tion per­son­nelle de ce que j’avais lu. J’ai rêvé des images à par­tir de ma caméra obscu­ra. En fait, j’avais la même atti­tude avec ces textes con­tem­po­rains qu’avec du Kaf­ka ! Je crois que cela intriguait Roland autant que cela l’énervait. Avec beau­coup de tact et de sub­til­ité, il m’a dit : « Renaud, c’est très beau ce que tu me mon­tres, mais ce n’est pas mon texte ». Alors, j’ai appris à enlever de la matière visuelle pour laiss­er le texte resur­gir. J’ai appris à faire vivre les mots comme vecteur d’une sen­sa­tion ou d’un pro­pos. Jusqu’à cette expéri­ence avec Roland, le texte s’était résumé pour moi à un pré­texte. Ne pas sen­tir le tra­vail sur la matière des mots dans Les pieds dans le ruis­seau, plaisir rel­e­vait de l’innocence. D’ailleurs, je n’ai pas encore com­plète­ment abouti à cette dimen­sion dans mon spec­ta­cle. J’en donne trop à voir.

C. D.: Que vous ont apporté les col­lab­o­ra­tions avec des met­teurs en scène qui ont une grande expéri­ence du traite­ment du texte tels que Frédéric Fis­bach et Robert Cantarela ?

R. H.: Je crois que j’avais une grande méfi­ance vis-à-vis du texte. Il ne fai­sait pas par­tie de mon univers. J’y étais sen­si­bil­isé mais sans plus. La ren­con­tre avec Frédéric a été déci­sive. Il m’a appris à plac­er toute ma con­cen­tra­tion dans le texte, de la ponc­tu­a­tion en pas­sant par la mise en page… Quand on a com­mencé à tra­vailler sur le texte de Noëlle Renaude, le pre­mier jour des répéti­tions, Fred a lu le texte avec cette façon de faire qu’il a, si incroy­able. Et puis, il a dit aux comé­di­ens : « les vir­gules, c’est un temps, les points c’est deux temps, vous respectez les retours à la ligne, les espaces entre les para­graphes ». Et rien qu’en respec­tant la ponc­tu­a­tion du texte on s’est ren­du compte que cela suff­i­sait à faire naître les per­son­nages. Fred a une façon de révéler un texte qui lui est vrai­ment pro­pre. Son tra­vail s’apparente à celui d’un archéo­logue. Il fait un tra­vail d’ajustement des voix avec les comé­di­ens. Les défor­ma­tions ne sont per­ti­nentes que si elles exis­tent déjà dans le texte. C’est pas­sion­nant. Dans son texte, l’auteur donne des clés, il induit une forme qu’il faut révéler. Nous sommes des gens de plateau, on cherche à inven­ter des formes qui nous sont pro­pres et l’auteur aus­si. La ren­con­tre peut être créa­tive.

C. D.: Où en êtes-vous aujourd’hui dans ce rap­port com­plexe entre le texte et l’image ?

R. H.: Cette ques­tion peut rejoin­dre la prob­lé­ma­tique de l’acteur, du scéno­graphe. Qu’est-ce qu’on donne à voir et dans quelles marges ? Quelles parts don­ner à l’abstrait et au fig­u­ratif ? Cette notion de dosage est ter­ri­ble­ment impor­tante. Cela soulève égale­ment la ques­tion de la pos­ture du spec­ta­teur. D’où regarde-t-on ? En ce qui con­cerne la mar­i­on­nette, ce qui m’intéresse c’est de tra­vailler sur l’écart, ces petits entre-deux où le texte se met à jouer avec l’image. Par exem­ple dans Dans la nuit, cette femme et moi, créé d’après Le faiseur d’histoires de Kos­si Efoui, nous sommes tou­jours dans le décalage. Même quand le texte a un rap­port d’illustration à l’image. L’écart n’est d’ailleurs jamais le même. Le texte ne se réin­jecte pas sur un principe ryth­mique réguli­er. Il croise l’image en des points de ren­con­tres. Et la con­nex­ion est plus fine parce qu’invisible.

C. D.: Votre démarche est-elle com­pat­i­ble avec celle de la com­mande d’écriture ?

R. H.: Pour moi, tra­vailler avec un auteur vivant, c’est la même chose que de tra­vailler avec un comé­di­en ou un com­pos­i­teur. Si on ne tra­vaille pas ensem­ble, cela n’a pas de sens. La com­mande d’écriture du genre — tiens, j’ai envie de tra­vailler sur tel thème, je vais deman­der à l’écrivain untel de m’écrire un texte là-dessus ! — ne tient pas pour moi. Je ne conçois la com­mande d’écriture qu’intégrée à un tra­vail d’équipe.

C. D.: J’ai l’impression que ces dernières années ont été pour vous un véri­ta­ble « appren­tis­sage » du texte con­tem­po­rain. Et fructueux qui plus est. Alors, pourquoi n’êtes-vous pas par­ti d’un texte pour votre nou­velle créa­tion Les grands pois­sons man­gent les petits (détails) ?

R. H.: Je me suis libéré de l’écriture textuelle dans ce pro­jet parce qu’il y a une grande lib­erté dans l’écriture pro­pre. Cette façon d’écrire un spec­ta­cle à par­tir d’enclencheurs, un ensem­ble de matéri­aux qui nour­ris­sent mes préoc­cu­pa­tions — textes lit­téraires, textes sci­en­tifiques, arti­cles de presse sur la biolo­gie, l’imagerie médi­cale, la représen­ta­tion du corps au Moyen-Age, l’univers pic­tur­al de Bruegel, etc. — ali­mente pour moi un for­mi­da­ble canal de con­cen­tra­tion. Il y a mille façons d’écrire un spec­ta­cle. L’essentiel étant qu’il y ait une écri­t­ure.

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Écrit par Claire Derouin
Auteur de plusieurs livres pour enfants, Claire Der­ouin col­la­bore à la revue cul­turelle de Cham­pagne-Ardenne et à celle...Plus d'info
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Voix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives Théâtrales
#72
avril 2002

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