Son corps instable et encore fumant

Son corps instable et encore fumant

Le 4 Avr 2002

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Voix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives ThéâtralesVoix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives Théâtrales
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DANS n’importe quel album de famille, il y a tou­jours deux por­traits qui finis­sent par se rap­procher l’un de l’autre, indépen­dam­ment de leur ressem­blance, afin que l’on se pose la ques­tion de leur nais­sance. Dans tous les cas, il s’agira de deux femmes, celles qu’on n’avait pas prévues, que les sex­es en action n’avaient pas comp­tées dans leurs mélanges et qui occu­pent main­tenant une place étrange­ment évi­dente, presque super­posée. Alors vous refer­mez l’album en pro­duisant un vent qui voile la par­en­té légitime au prof­it d’une autre activ­ité : l’écriture et la mar­i­on­nette sont deux sœurs. Tout cela est telle­ment sim­ple que j’en pleure. Oui, si l’on part du principe non révo­lu­tion­naire que la mar­i­on­nette se tient devant la per­son­ne qui l’anime, tout comme l’écriture est posée devant soi, quelque soit le sup­port, mur, feuille ou ordi­na­teur (ceux qui manip­u­lent ou écrivent dans le dos sont ici con­viés à cer­taine dis­cré­tion), nous avons affaire à deux matières con­crètes, vit­rines issues du sang et de l’esprit humain, de la pure équiv­a­lence. Il y a seule­ment qu’à un moment don­né, peut-être à la sur­face de la peau, lorsque dans le chemin d’exprimer son bouil­lon intérieur, il faut se déter­min­er sur le moyen le meilleur, cer­tains choi­sis­sent ceci et d’autres cela. Le vis­i­ble ou la musique, l’épais ou le plat, le geste ou le gaz. A la sur­face de la peau. Main­tenant qu’on mette à côté une boule de tis­su et un vol­ume d’écriture et je défie quiconque d’y décel­er une dif­férence (les vision­naires sont priés de garder leurs dis­tances). Deux sœurs, il faut se ren­dre à l’évidence. C’est beau la famille. Et l’une ou l’autre croisant frangine d’ainsi s’exprimer : « on ne se con­naît pas déjà ?» Et les mains, dans ce tra­vail de tra­duc­tion vers ce que l’on a choisi d’explorer, sont telle­ment impor­tantes, telle­ment, que je reste immo­bile un bon moment, les yeux tournés vers le fond du crâne, qui est l’église de sec­ours (j’en pleure).
La semaine dernière, quand j’étais jeune, je ne savais pas que les larmes étaient des mar­i­on­nettes, comme l’urine, la morve ou la salive, le sperme, les men­stru­a­tions, la merde. Les sécré­tions ne sont-elles pas les petits per­son­nages de nos humeurs ? Au moins les métaphores ? La merde. Ne dit-on pas qu’elle est la pre­mière créa­tion de l’homme ? La pre­mière matière pre­mière ? N’est-ce pas dedans que l’on plonge instinc­tive­ment le doigt pour éla­bor­er ses pre­miers hiéro­glyphes d’enfant sur les murs ? Et tout de suite après, s’affranchissant des effets de sur­face que nous ont légués les artistes du paléolithique, se décoller de la paroi, et l’index en l’air, empâté d’un dépôt brun et par­fumé que l’on s’apprête à léch­er, pren­dre con­science d’une nou­velle prox­im­ité : à quelle dis­tance sommes-nous de Guig­nol ?
Et dégus­tant les accéléra­tions, que penser de celle-ci : la mar­i­on­nette est la troisième dimen­sion du sen­ti­ment. C’est-à-dire, cette notion de pro­fondeur qui per­met de pass­er l’émotion dans le monde du vol­ume et de la ren­dre vis­i­ble, quand elle n’est habituelle­ment qu’un nuage tech­nique­ment insai­siss­able, sinon avec le cœur, lui-même sou­vent fan­toma­tique et mal­adroit. Qu’un mal­heur survi­enne, qu’un bon­heur, une saloperie, une étin­celle, et la matière pour­ra s’amplifier ou se sous­traire, se col­or­er ou se déchir­er pour nous en don­ner lec­ture. Je vois la douleur, je vois le mys­tère, je peux touch­er l’espoir ou le regret, avec les yeux, avec les doigts. Il n’y a pas un mot pronon­cé. Une image est créée pour exprimer une sen­sa­tion, tous les mots sont à voir et le silence extrême­ment act­if dans la ligne écrite.
Là, je pense à un per­son­nage (L’ENTONNOIR — Théâtre Exobus) qui perd un bras parce qu’une part de sa volon­té ne con­corde plus avec le monde. La métaphore passe par cette tra­duc­tion con­crète. Cette par­tie de son corps qui déserte (rem­placée par une branche) racon­te son détache­ment de la réal­ité. Lorsqu’il perd le deux­ième bras, on com­prend que le décalage grandit et lorsque tête et jambes le quit­tent c’est que la niche dans son esprit a rejoint la caisse où il aboutit dans la vie. Tiens, l’homme est devenu une bête. Que s’est-il passé ? Il y a encore un instant il parais­sait lui-même.
Quelle est cette vitesse de décom­po­si­tion ? Le monde à ses magies, l’art de dis­paraître. Ici le corps réper­cute, c’est l’écran, la jauge, et ça hurle, ça hurle. Cette fois pas de lapin dans le cha­peau : le chien glisse dans l’entonnoir et l’éblouissement est noir. Dégage… Quelle que soit la forme, per­son­nages, objets ou propo­si­tions métaphoriques, ici la parole explose parce que tout a une pos­si­bil­ité de vie (expan­sion de l’univers ?), et ce qui pour­rait pass­er ailleurs pour un théâtre absurde est là d’une belle et absolue réal­ité. Une chaise peut par­ler, une godasse, un fleuve peut se lever, le monde silen­cieux est sus­cep­ti­ble de s’animer parce que la matière a le tal­ent de l’expression. Et sim­ple­ment soulever un per­son­nage, lui faire quit­ter le sol, vous impose déjà de penser que la den­sité du monde n’est pas invari­able, qu’il existe des brèch­es et des par­al­lèles, que der­rière le temps qui passe des légèretés nous entourent. Où sommes-nous ? Que va-t-il se pass­er ? Où sommes-nous ? La poésie ici est immé­di­ate, autori­taire ; c’est un feu, une jupe autour des hanch­es, c’est la matière de toutes les autres.
Si la matière-mar­i­on­nette (la mar­i­on­atière) invite au silence quelque­fois par son évi­dence visuelle, et influ­ence l’écriture dans le sens du geste et du com­porte­ment, de la sit­u­a­tion, du rac­cour­ci (à ce pro­pos j’ai lu quelque part que Didas­calie était le nom don­né à la pre­mière mar­i­on­nette de sexe uni­ver­si­taire) (je me demande si cette infor­ma­tion est bien réelle), elle n’est pas insen­si­ble à recevoir et porter des pop­u­la­tions de paroles, car elle com­prend intime­ment que la voix, qui se place devant le corps (!), est une créa­ture dont elle peut jouir, et qui est peut-être sa pro­pre mar­i­on­nette. Ain­si, elle n’aura jamais peur de pren­dre le texte en bouche, quelque soit son ampleur — la peur vient d’ailleurs — elle te le relance en pleine gueule si tu veux ou te le dépose au creux des clav­icules si tu veux, elle te rem­plit la colonne vertébrale si tu veux, il ne faut pas croire défi­ciente sa mus­cu­la­ture orale — sous pré­texte que le lan­gage est invis­i­ble et peu préhen­si­ble — sa grande envie de dire comme les hommes, presque comme, pas du tout comme.

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Écrit par Jean Cagnard
Né en 1955 à Colombelles (Cal­va­dos), Jean Cagnard est l’auteur d’un recueil de nou­velles, L’Hémisphère d’en face, (édi­tions...Plus d'info
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#72
avril 2002

Voix d’auteurs et marionnettes

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