DANS n’importe quel album de famille, il y a toujours deux portraits qui finissent par se rapprocher l’un de l’autre, indépendamment de leur ressemblance, afin que l’on se pose la question de leur naissance. Dans tous les cas, il s’agira de deux femmes, celles qu’on n’avait pas prévues, que les sexes en action n’avaient pas comptées dans leurs mélanges et qui occupent maintenant une place étrangement évidente, presque superposée. Alors vous refermez l’album en produisant un vent qui voile la parenté légitime au profit d’une autre activité : l’écriture et la marionnette sont deux sœurs. Tout cela est tellement simple que j’en pleure. Oui, si l’on part du principe non révolutionnaire que la marionnette se tient devant la personne qui l’anime, tout comme l’écriture est posée devant soi, quelque soit le support, mur, feuille ou ordinateur (ceux qui manipulent ou écrivent dans le dos sont ici conviés à certaine discrétion), nous avons affaire à deux matières concrètes, vitrines issues du sang et de l’esprit humain, de la pure équivalence. Il y a seulement qu’à un moment donné, peut-être à la surface de la peau, lorsque dans le chemin d’exprimer son bouillon intérieur, il faut se déterminer sur le moyen le meilleur, certains choisissent ceci et d’autres cela. Le visible ou la musique, l’épais ou le plat, le geste ou le gaz. A la surface de la peau. Maintenant qu’on mette à côté une boule de tissu et un volume d’écriture et je défie quiconque d’y déceler une différence (les visionnaires sont priés de garder leurs distances). Deux sœurs, il faut se rendre à l’évidence. C’est beau la famille. Et l’une ou l’autre croisant frangine d’ainsi s’exprimer : « on ne se connaît pas déjà ?» Et les mains, dans ce travail de traduction vers ce que l’on a choisi d’explorer, sont tellement importantes, tellement, que je reste immobile un bon moment, les yeux tournés vers le fond du crâne, qui est l’église de secours (j’en pleure).
La semaine dernière, quand j’étais jeune, je ne savais pas que les larmes étaient des marionnettes, comme l’urine, la morve ou la salive, le sperme, les menstruations, la merde. Les sécrétions ne sont-elles pas les petits personnages de nos humeurs ? Au moins les métaphores ? La merde. Ne dit-on pas qu’elle est la première création de l’homme ? La première matière première ? N’est-ce pas dedans que l’on plonge instinctivement le doigt pour élaborer ses premiers hiéroglyphes d’enfant sur les murs ? Et tout de suite après, s’affranchissant des effets de surface que nous ont légués les artistes du paléolithique, se décoller de la paroi, et l’index en l’air, empâté d’un dépôt brun et parfumé que l’on s’apprête à lécher, prendre conscience d’une nouvelle proximité : à quelle distance sommes-nous de Guignol ?
Et dégustant les accélérations, que penser de celle-ci : la marionnette est la troisième dimension du sentiment. C’est-à-dire, cette notion de profondeur qui permet de passer l’émotion dans le monde du volume et de la rendre visible, quand elle n’est habituellement qu’un nuage techniquement insaisissable, sinon avec le cœur, lui-même souvent fantomatique et maladroit. Qu’un malheur survienne, qu’un bonheur, une saloperie, une étincelle, et la matière pourra s’amplifier ou se soustraire, se colorer ou se déchirer pour nous en donner lecture. Je vois la douleur, je vois le mystère, je peux toucher l’espoir ou le regret, avec les yeux, avec les doigts. Il n’y a pas un mot prononcé. Une image est créée pour exprimer une sensation, tous les mots sont à voir et le silence extrêmement actif dans la ligne écrite.
Là, je pense à un personnage (L’ENTONNOIR — Théâtre Exobus) qui perd un bras parce qu’une part de sa volonté ne concorde plus avec le monde. La métaphore passe par cette traduction concrète. Cette partie de son corps qui déserte (remplacée par une branche) raconte son détachement de la réalité. Lorsqu’il perd le deuxième bras, on comprend que le décalage grandit et lorsque tête et jambes le quittent c’est que la niche dans son esprit a rejoint la caisse où il aboutit dans la vie. Tiens, l’homme est devenu une bête. Que s’est-il passé ? Il y a encore un instant il paraissait lui-même.
Quelle est cette vitesse de décomposition ? Le monde à ses magies, l’art de disparaître. Ici le corps répercute, c’est l’écran, la jauge, et ça hurle, ça hurle. Cette fois pas de lapin dans le chapeau : le chien glisse dans l’entonnoir et l’éblouissement est noir. Dégage… Quelle que soit la forme, personnages, objets ou propositions métaphoriques, ici la parole explose parce que tout a une possibilité de vie (expansion de l’univers ?), et ce qui pourrait passer ailleurs pour un théâtre absurde est là d’une belle et absolue réalité. Une chaise peut parler, une godasse, un fleuve peut se lever, le monde silencieux est susceptible de s’animer parce que la matière a le talent de l’expression. Et simplement soulever un personnage, lui faire quitter le sol, vous impose déjà de penser que la densité du monde n’est pas invariable, qu’il existe des brèches et des parallèles, que derrière le temps qui passe des légèretés nous entourent. Où sommes-nous ? Que va-t-il se passer ? Où sommes-nous ? La poésie ici est immédiate, autoritaire ; c’est un feu, une jupe autour des hanches, c’est la matière de toutes les autres.
Si la matière-marionnette (la marionatière) invite au silence quelquefois par son évidence visuelle, et influence l’écriture dans le sens du geste et du comportement, de la situation, du raccourci (à ce propos j’ai lu quelque part que Didascalie était le nom donné à la première marionnette de sexe universitaire) (je me demande si cette information est bien réelle), elle n’est pas insensible à recevoir et porter des populations de paroles, car elle comprend intimement que la voix, qui se place devant le corps (!), est une créature dont elle peut jouir, et qui est peut-être sa propre marionnette. Ainsi, elle n’aura jamais peur de prendre le texte en bouche, quelque soit son ampleur — la peur vient d’ailleurs — elle te le relance en pleine gueule si tu veux ou te le dépose au creux des clavicules si tu veux, elle te remplit la colonne vertébrale si tu veux, il ne faut pas croire déficiente sa musculature orale — sous prétexte que le langage est invisible et peu préhensible — sa grande envie de dire comme les hommes, presque comme, pas du tout comme.
(...) LORSQU'ELLE ouvre les yeux ce matin, des enfants meurent autour d’elle. Elle se lève et des enfants meurent autour…

