L’extrait du texte de Matéi Visniec est présenté tel qu’il est joué par la compagnie Papierthéâtre. Il a subi des coupes internes.
Le PASSANT PRESSÉ : Quelle horreur !
Le gardien d’immeuble : Un monstre.
La vieille femme au panier : Bon Dieu, mais qu’est-ce que c’est que ça ?
L’homme au saxophone : On dirait un chien.
Le vieil homme à la canne : Un chien ça ?
L’homme au saxophone : De toute façon, il a une tête de chien.
Le petit garçon : Maman, viens voir.
Le chauffeur de taxi : J’ai jamais vu une créature pareille.
Le gardien d’immeuble : Moi, je trouve qu’il a plutôt une tête de cerf que de chien.
L’homme au saxophone : Mais les yeux, ce sont des yeux de chien. Ça c’est sûr.
La femme en bleu : Oh là là, quel gorille !
Le gardien d’immeuble : Madame, ça n’a rien à voir avec un gorille.
La vieille femme au panier : Mais Bon Dieu, qui l’a écrasé comme ça ?
Le vieil homme à la canne : Une voiture noire.
Le gardien d’immeuble : Ah non, c’était un camion frigorifique.
L’aveugle au téléscope : En fait, il est tombé du ciel.
Le chauffeur de taxi : Du ciel, ça ?
L’aveugle au téléscope : Oui, il volait et soudain il est tombé devant la voiture.
La femme en bleu : Impossible.
Le vieil homme à la canne : Et de toute façon, je ne crois pas que ce soit une tête de cerf. C’est plutôt une tête de sanglier.
La femme en bleu : Un sanglier en ville ?
Le passant pressé : Tout est possible aujourd’hui.
La vieille femme au panier : Dites, vous n’avez pas l’impression qu’il bouge encore ?
Le jeune à lunettes : Non, madame, il est mort.
Le gardien d’immeuble : Moi, j’ai l’impression qu’il est mort, mais qu’il nous regarde encore.
Le chauffeur de taxi : Regardez ses lèvres ! Il respire, c’est sûr.
L’homme au miroir : On dirait des lèvres humaines.
L’homme au saxophone : Il est moitié chien, moitié sanglier.
Le passant pressé : Moi, je pense plutôt à un sphinx.
Le vieil homme à la canne : Pourquoi ? Parce qu’il est noir ?
La femme en bleu : Il n’est pas tout à fait noir. Il a aussi des tâches blanches sur les côtés.
Le jeune à lunettes : Il en a des rouges aussi.
Le chauffeur de taxi : Ça, c’est le sang.
L’homme au saxophone : Il a été carrément écrabouillé.
Le gardien d’immeuble : Il l’a fait exprès.
La femme en bleu : Ah bon !
L’aveugle au téléscope : Oui, il volait en plein ciel et tout d’un coup il s’est laissé tombé.
Le passant pressé : Peut-être qu’il s’en est évadé.
L’homme au saxophone : Mais alors, c’est un ange. Un ange avec des sabots de cheval.
Le vieil homme à la canne : Non, la crinière est celle d’un cheval, les sabots sont plutôt ceux d’une chèvre.
La femme en bleu : Moi, j’ai l’impression qu’il a les larmes aux yeux.
Le petit garçon : Maman, viens vite !
Le policier : C’est quoi ça ?
L’homme au saxophone : C’est un fou qui l’a écrasé.
Le gardien d’immeuble : J’ai tout vu.
Le vieil homme à la canne : C’était une voiture noire.
Le policier : Mais ça existe, un truc pareil ?
Le jeune à lunettes : Apparemment non.
Le policier : Mais qu’est-ce qu’il foutait par là ?
L’aveugle au téléscope : (à part soi). Il volait.
Le jeune à lunettes : Il traînait sans doute dans les rues.
Le policier : Qui a vu cet animal vivant ?
L’homme au saxophone : Personne.
La femme en bleu : Il a pleuré avant de mourir.
Le passant pressé : C’est inadmissible ! Des bêtes comme ça, en toute liberté dans les rues.
L’homme au miroir : Elle aurait pu nous dévorer tous.
L’homme au saxophone : Ce qui m’inquiète beaucoup, ce sont les cornes.
Le policier : Et vous êtes sûr qu’il est bien mort ?
La femme en bleu : Moi, j’ai l’impression qu’il a cligné des yeux tout à l’heure.
Le policier : Est-ce qu’il a mugi, bramé ou rugi avant de mourir ?
L’aveugle au téléscope : Moi, j’ai même entendu quelques mots.
Le policier : Et qu’est-ce qu’il a dit ?
L’aveugle au téléscope : Je crois qu’il a murmuré…
Tous : Quoi ? Quoi ? Quoi ?
L’aveugle au téléscope : …Pardonnez-moi…
Théâtre décomposé ou L’homme-poubelle, L’Harmattan, Paris, 1996.

